Thinking With J-L. Nancy

« Fall if you but will, rise you must »
James Joyce, Finnegans Wake, 4.35-17.
Valentin Husson est philosophe, docteur, et chargé de cours à l’Université de Strasbourg. Il est l’auteur de nombreux articles sur le thème de l’écologie et de l’alimentation. Il a par ailleurs publié Vivre(s). Malaise dans la culture alimentaire en 2018 chez les Contemporains favoris, et en 2021 chez Diaphanes L’Écologique de l’Histoire, livre préfacé par Jean-Luc Nancy. Son prochain ouvrage, L’art des vivres, paraîtra en 2023 aux PUF. Il participe également avec Susanna Lindberg, Artemy Magun, Marita Tatari, à l’ouvrage Thinking With—Jean-Luc Nancy.
Résumé :
On essaye dans cet article de lire l’œuvre de Jean-Luc Nancy à partir du motif de l’anastasis. A chaque fois quelque chose se relève d’entre les morts : le sens se relève de la signification, le monde de l’immonde de la mondialisation, le christianisme de la fin du religieux, le corps de sa dévaluation occidental au profit de l’esprit, la communauté de l’échec du communisme étatisé et de l’individualisme forcené. Ne serait-ce pas simplement la vie, qui de manière unique, dans tous ces phénomènes, se relève de la mort, et se maintient vivant en elle ?
Se relever
Comment écrire sur celui qui fut son maître ? A tous les sens de ce mot : le maître à penser, bien sûr, celui qui nous a appris à prendre à bras le corps les questions les plus urgentes, afin de penser la chose même sans s’autoriser des autorités diverses qui souvent musèlent celui qui écrit, mais encore au sens du magister, c’est-à-dire au sens de celui qui émancipe, libère, nous apprend à n’avoir d’autre maître que nous-même. Comment écrire à propos de Jean-Luc Nancy, maintenant, du vivant de sa mort, si j’ose dire, car Nancy reste vivant pour moi, chaque jour, à chaque instant, à chaque fois que je pense et écris, non pas comme une autorité surplombante et intimidante (je crois qu’il n’aimait pas cela), mais comme une inspiration, un souffle, un allant. Comment se relever de sa disparition, alors que sa présence était pour nous si réconfortante ou consolatrice dans le désert ambiant ? Comment se relever pour penser à nouveau, et à nouveaux frais ? Comment avoir la force de se lever contre le nihilisme qui croît ? Comment avoir la force, sinon la folie, de se relever pour assurer la relève de cette pensée, ou de cette séquence philosophique française à laquelle Jean-Luc Nancy participait ?
L’anastasis : se relever de la relève hégélienne
Si le verbe « relever » vient si souvent sous mon clavier, c’est qu’il est peut-être le mot et la chose de Nancy. Le relever de Nancy n’ayant que peu avoir avec la relève de Hegel : l’un se dit en grec anastasis, quand l’autre se dit en allemand Aufhebung (Lacoue-Labarthe proposait même de traduire ce terme par le grec : catharsis). On a souvent traduit anastasis, via la tradition chrétienne, par « résurrection », Nancy, lui, l’a toujours compris comme le fait de re-susciter, de susciter à nouveau, de se relever de tout, même de la mort, de se relever vivant de celle-ci, d’être la levée vivante de la mort que nous sommes. La résurrection est ainsi « la surrection qui dresse la mort dans la mort comme une mort vivante » (1). Comme une échappée belle, comme le beau risque couru par un corps qui vit à tombeau ouvert. En ce sens, l’anastasis a bien quelque chose à voir avec cette relève hégélienne, par laquelle la vie la plus vivante est celle qui « supporte » la mort « et se maintient en elle » (2) ; reste que ce mouvement par laquelle la vie se relève ne dit pas le tout de l’Aufhebung hégélienne, en ceci que cette dernière détermine encore un procès dialectique et une téléologie où toute chose se déploie de manière déterminée dans la clôture de son propre sens et de son existence, que l’on peut justifier rétrospectivement dans sa nécessité. Muss es sein ? Es muss sein ! Chez Nancy, la relève n’est pas une thé(lé)ologie : si pour se penser, elle s’inspire de la levée du corps christique, elle n’ouvre à aucune promesse eschatologique quant à une quelconque résurrection effective des corps : la revivance commence ici et maintenant. Ressusciter est possible ici-bas, non pas comme une vie nouvelle mais comme une vie renouvelée. La relance de son allant ou de son allure tient à une vie qui est tout entièrement en-vie, entrain de vivre, pulsion d’être, jaillissement, explosivité, ex-stase. Comme il y a des morts subites, il y a « la vie subite » – selon le beau titre d’un livre de Michel Deguy, lui aussi désormais disparu.
Au reste, la relève n’est pas simplement un motif ontologique, il emporte avec lui l’ensemble de l’œuvre de Jean-Luc Nancy, tant ce mot articule les choses de sa pensée : la relève du sens d’après la signification, la relève du monde d’après l’immonde de la mondialisation, la relève du christianisme d’après la clôture de son sens, la relève du corps d’après sa dévaluation occidental au profit de l’esprit, la relève de la communauté d’après l’échec du communisme étatisé et de l’individualisme forcené (à quoi on pourrait ajouter, la relève de la liberté d’après son aliénation dans les totalitarismes du XX° siècle).
Le signifiance du sens commun sans signification
Le sens, d’abord, ce motif qui fut si mal compris, alors qu’il occupa grandement Nancy, comme une sorte d’évidence et d’arrière-fond à toute entrée dans l’existence, à toutes les façons de se rapporter à soi comme existant ou autres existants. Le sens, pour lui, est la chose du monde la mieux partagée. Car le sens est avant ce qui partage les existences, et ce que les existences partagent. Cessons de philosopher, et regardons la chose même : le sens est ce qui est à chaque fois circule de manière incandescente quand les existences se touchent, par exemple, à la terrasse d’un café, que les voix se mêlent et se démêlent, que les rires éclatent, que la discussion s’échauffe lorsqu’on refait le monde attablés entre ami(e)s, lorsque l’on s’escrime pour du beurre sur des sujets sensibles, lorsque l’on prend la main de quelqu’un, lorsqu’on l’embrasse, lorsqu’on le regarde pour briser la glace, lorsqu’on glisse un mot doux dans son oreille, lorsque des mains s’effleurent dans le tram, lorsque l’on demande son chemin à quelqu’un, lorsqu’on fait l’amour à son aimé(e) ou à un(e) inconnu(e), lorsque donc, toujours déjà, l’existence s’expose, s’exhibe, et se laisse toucher par l’autre, lorsque le sens (la signifiance) circule en tous les sens (physiologiques), lorsque donc l’existence est électrisée, changée, affectée, par ce que son corps voit, sent, entend, goûte ou touche du bout des doigts. Les existences baillent signifiance – comme le disait Levinas –, et cela se fait par le langage, et à sa limite – quand les corps parlent pour nous, et quand le silence est parlant.
Et c’est ce sens-là, immanent, si l’on peut dire, qui se relève fièrement de la signification finissante. Puisque de signification, nous n’en avons plus : les grands récits se sont essoufflés, et avec eux les idéologies politiques. Qu’on imagine la vie au début du XX° siècle : la signification de celle-ci était allouée par le Parti (on était communiste, et être communiste signifiait un certain rapport à l’Histoire, à l’avenir, à la pratique politique, au militantisme), par l’Église (on allait à la messe tous les dimanches, la vie était rythmée par le calendrier liturgique, quand ce n’était pas la vie privée elle-même, jusque dans sa chambre à coucher, qui était commandée par les commandements divins : mariage, enfants, mort), par le travail (qu’il soit libre, aliéné, ou domestique, le travail tanne les peaux, et forge le caractère à défaut d’épanouir, il est l’honneur des hommes et des femmes – l’horizon indépassable de leur vie), par la Nation ou la Patrie (l’on part encore volontairement au front afin de mourir pour la Patrie, et pour que le sang impur de l’ennemi abreuve nos sillons – comme dit l’hymne français). Mais une fois que l’essentiel de ces régimes de signification est tombé en désuétude, que reste-t-il ? Le sens, pardi !, ce qui expose les existences dans la convivialité (que les arts de la table occupent le devant de la scène médiatique désormais n’y est pas pour rien : c’est le sens qui y circule à tous les sens, et en tous les sens).
Cette question du sens charrie, chez Nancy, celle du monde, en ceci que le monde est sens et que le sens est monde. La structure mondaine de nos existences est tissée comme un réseau de signifiance, où choses comme existants font réciproquement sens. Nous sommes touchés par le monde, en tous les sens, à tous les sens ; par nos sens physiologiques, toujours en éveil, mais encore par le partage du sens que le langage, dans ses formes intersubjectives, organise. Reste que cette circulation est court-circuitée par l’im-monde, c’est-à-dire la globalisation marchande qui détricote la pelote signifiante de l’existence collective. La langue a été remplacée par la communication, et la sensualité de nos vies par le « sans-contact » et le distanciel. Dans quel monde vivons-nous, dès lors ?
Le monde contre l’immonde de la mondialisation
A l’instar de la signification, formant la cohérence signifiante d’une représentation commune (la Patrie, l’Église, le Parti, etc.), le monde fut depuis les Grecs considéré comme une structure unifiée, harmonieuse, ordonnée. Le kosmos des Grecs disait le bon et bel ordre des choses. Depuis, le monde a perdu la signification qui en formait l’unité : il n’est plus kosmos, harmonia mundi, mais un monde disséminé, disloqué, anarchique. Dieu formait le principe et la fin de ce monde : il en était le Créateur et le Destinateur. La mort de Dieu a émondé le monde de sa signification en le laissant à l’immonde. Le Dieu-argent a remplacé ce Dieu du monothéisme qui s’est retiré. De là que le monde indique dès lors une simple mondialisation économique, une globalisation des échanges, transformant celui-ci en village planétaire. Si planète dit bien en grec : l’astre errant, l’errance d’un caillou sans destination précise.
Règne, dès lors, la globalisation de l’im-monde, l’extension indéfini du marché, et du nihilisme l’accompagnant, où les valeurs sont dévaluées, et où le principe même d’extension du capitalisme est la dévaluation des choses et des individus. C’est pourquoi la crise économique et les soldes (le Black Friday, dit-on maintenant) sont la manière même dont le capital se déploie : premièrement en réajustant son empire dès qu’il rencontre une contradiction le menaçant, et deuxièmement par la liquidation des stocks favorisant le remplacement des anciennes marchandises par de nouvelles.
A cela Nancy oppose la création d’un monde à partir d’une praxis commune venant de rien, ne s’autorisant d’aucun principe ; création anarchique d’un sens nouveau, en deçà des idéologies ; création, partant, démocratique, en cela que la démocratie est la dimension anarchique de la politique : c’est la communauté qui s’autorise d’elle-même dans les pratiques qu’elle engage, dans les lois qu’elle choisit, et dans lesquelles elle se reconnaît. Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour peuple, ainsi que le dit la devise française, en tant que cette gouvernance ne prédestine pas une programmatique figée (on constate d’ailleurs que les programmes politiques sont avant tout des effets d’annonce, et qu’ils ne sont jamais suivis par les faits), mais une inventivité inouïe et sans modèle prédéfinie. Des expérimentations démocratiques ne cessent pas d’avoir lieu, ici ou là, des expérimentations associatives, aussi, et à chaque fois, c’est une manière de faire monde qui s’invente, une manière de faire sens, de faire du sens commun, et communément du sens (Nuit debout ou les Gilets jaunes participèrent d’une telle expérimentation – et ces exemples montrent bien l’actualité de la pensée de Jean-Luc).
Si la signification est en assomption, et d’une certaine façon toujours transcendante, le sens circule à même le monde, de manière immanente, entre les « gens », comme l’on dit. Si bien que l’action politique, désormais, ne se passera plus dans les partis, ni même dans l’État, mais dans ce qu’on appelle de manière courante « les mouvements sociaux », qui ne sont rien de plus que le mouvement du sens comme socialité, c’est-à-dire être-avec. De tels mouvements n’ont en définitive qu’une seule demande : instiller de l’inéquivalence dans l’équivalence généralisée, créer des conditions nouvelles de vie, lutter pour la reconnaissance des singularités et l’égale liberté des individus, reconnaître, par conséquent, à chacun qu’il est sans équivalent, c’est-à-dire inégalé. Ce que Nancy dit ainsi :
« « Créer le monde veut dire: immédiatement, sans délai, rouvrir chaque lutte possible pour un monde, c’est-à-dire pour ce qui doit former le contraire d’une globalité d’injustice sur fond d’équivalence générale. Mais mener cette lutte précisément au nom de ceci que ce monde sort de rien, qu’il est sans préalable et sans modèle, sans principe et sans fin donnés, et que c’est exactement cela qui forme la justice et le sens d’un monde. (3)»
Cette « création ex nihilo » ne reconduit pas ainsi, selon une provenance théologique, une mythologie de la création divine : elle dépose radicalement cette position religieuse. C’est donc le monde à l’envers ! : c’est le vivant (humain et non-humain!), et non pas Dieu, qui crée à tout instant, d’une sorte de création continuée, ce monde-ci. Ce n’est qu’à ce prix que le monde peut se relever l’immonde ; et que la mondialisation – au sens du faire-monde – peut se relever la globalisation.
La représentation du monde, en ce sens, a pendant longtemps été rapporté à une orbe crucigère. Le Christ régnait sur le monde comme son sauveur. La peinture occidentale y trouva l’inspiration pour inventer le Christ sauveur du monde – le fameux Salvador mundi. Par suite, le nihilisme aura fait une croix sur la croix christique et la mort de Dieu aura libéré l’orbe terrestre de son roi, et par là de son régime de signification, où le sens de l’existence résidait dans notre foi, et dans une doctrine du salut définie par notre incorporation au corps salvateur du Christ. Comment le christianisme peut-il donc résister à la fin de cette hégémonie ? Quel avenir pourrait-il encore ouvrir, lui qui a largement structuré la signification de notre monde depuis l’Antiquité ? C’est justement à cela que J.-L. Nancy répond en engageant une déconstruction du christianisme.
Déclosion du christianisme : se relever d’entre les morts
La déconstruction du christianisme – appelée par Nancy : déclosion – indique une manière de se relever de la théologie, et je dirais même de l’Église, qui, en tous les cas, dans le Nord de l’Europe, ne pèse plus de tout son poids sur l’existence des individus. Cette déclosion avait pour but de déclore la clôture de sens, dans lequel le christianisme était pris, « dans la mesure où le christianisme peut et doit être considéré comme une puissante confirmation de la métaphysique (…), le christianisme et avec lui tout le monothéisme ne font que conforter la clôture et la rendre plus étouffante. (4)» Clôture largement déterminée ou surdéterminée par Hegel, et sa volonté de faire concorder le destin du monde dans l’esprit chrétien auto-réalisant l’Histoire dans son déploiement. Quel sens, dès lors, le christianisme peut-il encore délivrer ?, qu’est-ce que le christianisme peut-il encore pour nous, si celui-ci recouvre le procès de la vérité historique, comme Histoire de l’Esprit libérant l’esprit ?, quel avenir pour le christianisme si celui-ci a atteint au XIX° siècle la pointe extrême de sa parousie en mettant un point final à l’Histoire humaine, et en réalisant pleinement son sens ?, quel sens, en somme, peut avoir la religion qui a clôturé le sens ?
Tout l’effort de Nancy fut de montrer que le mouvement même du christianisme est de sans cesse se déclore, d’être animé par une transgression inhérente le portant au-delà de toutes limites. Ce mouvement de déclosion, Kant le nommait inconditionné. La raison est elle-même mue par une pulsion qui l’emmène vers plus qu’elle-même, vers un sens par-delà le sens, ou vers une transcendance contenue dans l’immanence. Au fond, pour Nancy, la christianisme est le nom de cette pulsion, de cet excès, de cet infini dans le fini, ne se laissant jamais capter et claquemurer dans une finitude toujours déjà éclatée sur ses bords par le débord d’un désir qui est plus forte qu’elle, et se dérobe à elle. Par là, il y a toujours plus d’un christianisme, et le verrouillage de la métaphysique ne peut plus tenir. Le verrou lâche et cède, et le christianisme revient nous hanter, et nous ouvrir à autre chose, un autre sens. Hors de son Eglise et de sa théologie, c’est-à-dire hors de son régime de signification connue et peut-être datée. De fond en comble, la déclosion du christianisme par lui-même laisse apparaître un fonds insu et inestimable, qui ouvre la pensée à l’impensé, c’est-à-dire à ce qu’il nous reste impérieusement à penser dans le temps de détresse qui est déjà le nôtre.
Ce « chantier à ciel ouvert (5)», que Nancy ouvre, emporte avec lui « l’infini en acte », ou « l’infini actuel (6) » que le christianisme ouvre en son cœur, et qui fait signe pour lui vers l’infinitude finie de l’existence, le fait qu’ex-ister, c’est être ouvert, dédié infiniment à plus que soi par un inconditionné qui nous pousse au-dehors de nous. Le christianisme est ainsi le prête-nom de cette existence se passant infiniment (selon le mot de Pascal que Nancy lui reprend souvent : « l’homme passe infiniment l’homme »), et que le christianisme nomme anastasis : résurrection – laquelle est pour le penseur français : levée, ou relevée d’entre les morts ou de la mort. Ce que la déclosion nous laisse entrevoir est dès lors la déclosion même de l’existence qui, bien que finie, est l’infini étendu actuel. Corps glorieux : corps se relevant de la mort pour affirmer infiniment son élan, son allure, sa foi dans son mouvement excédentaire.
Le corps glorieux
« Je suis la résurrection et la vie »(11:25), cette phrase de Jean, pourrait très bien s’entendre chez Nancy comme suit : « je suis la relevée et la vie », je suis celui qui se relève de tout, en vie, et même de la mort. Et si cela est vrai, elle ne peut se départir totalement de la place qui est faite au corps dans l’évangile johannique : car si la vie s’est faite chair, elle ne se relève que comme incarnée, corps glorieux, haut-le-corps, sursaut de l’existence vers plus qu’elle-même, vers sa transcendance horizontale, sa transimmanence.
Le corps glorieux est la vérité du corps pour Nancy. La vérité, oserais-je dire même, de son corps. Lui qui aura subi une transplantation cardiaque, dont son livre L’intrus témoigne, vivant dès lors dans un corps qui aurait dû mourir, si la technique ne l’avait pas aidé à survivre ; vivant, en somme, avec le corps d’un mort-vivant, c’est-à-dire avec le cœur d’un mort vivant en lui, ou lui ayant redonné vie. Ainsi, « l’existence n’est pas « pour » la mort », mais « « la mort » est son corps ». « Toute sa vie, le corps est aussi un corps mort, le corps d’un mort, de ce mort que je suis vivant. (7)» Et c’est cela que l’on peut nommer avec Nancy, corps glorieux, la surrection d’un corps mort, par-delà la mort ; la re-suscitation de la vie dans la mort ; le haut-le-corps d’un existant en qui la vie est suscitée subitement.
Le corps a l’existence sur les os, il est l’étendue d’une pulsion de vie, de mort, l’extension d’une pulsion de sur-vie, à tous les sens de ce mot, au sens courant de qui se maintient en vie vaille que vaille, mais encore au sens de qui affirme la vie à tout prix, c’est-à-dire à corps perdu. Le corps vit à tombeau ouvert : il est l’ouverture d’un beau risque – sur le fil du rasoir. La ligne de crête sur laquelle le corps se meut n’est pas celle partageant la vie et la mort, mais celle partageant la (re)naissance de la mort. Il n’y pas a pas de résurrection au sens strict du terme, pas d’autre vie dans ‘‘une autre vie’’ : il y a en revanche « le ‘‘redressement’’ du mort (…) comme renaissance, recommencement de la vie, régénération. (8) » La re-suscitation de la vie encore et en corps. Tout philosophème est un biographème : Nancy était un roc, un mort-vivant plus vivant que les vivants, l’incarnation de cette levée ou de cette relève d’entre les morts. De ce lever de la vie au crépuscule de chaque instant recommencé de celle-ci.
Comparution immédiate : la justice de la communauté
Si le corps s’exhibe, s’expose, comme ce corps glorieux, c’est qu’il participe d’un corps social ou politique, que Nancy nomme : communauté. S’il refuse le nom de « corps social » ou « politique », lui le penseur du corps, c’est avant toute chose car ce corps collectif forme une unité factice, totalisante, où le singulier est arasé, subsumé le plus souvent sous une signification qui étouffe le sens commun, et la communion véritable qui est comme-union, c’est-à-dire une effusion sans fusion. Le thème de la communauté arrive sous la plume de Nancy, au moment même où les expériences d’étatisation du communisme sont à bout de souffle : deuil de l’échec du communisme, où le commun était unité fusionnelle, ordonné à même destin morbide. Loin de cette morbidité, la communauté, chez Nancy, est con-vivialité. Certes, ce qui forme la communauté, pour lui, est notre commune finitude, car « rien n’est plus commun que la commune poussière où nous sommes promis (9) » , mais il n’en reste pas moins que de cette finitude procède le rapport infini de la vie à elle-même. La singularité plurielle se partage sur cette limite, tant et si bien qu’elle partage avant tout une vie commune, où la mort de chacun commande de veiller sur chaque autre. Cet être-en-commun n’est toutefois pas morose, mais « communia gaudia, (…) joies partagées (10) », dit Nancy en se référant à Lucrèce. Les vivants humains « paraissent vouloir l’union, mais ils veulent son simulacre – sinon sa simulation – par quoi se relance l’ardeur qui donne le plaisir si vif du désir dans son élan (11). » Il y a donc : comme une envie de s’exhiber. C’est-à-dire : une commune envie de sexhiber. De partager, de jouer, de provoquer, de taquiner, de piquer, d’ironiser, de rire, de discuter, car le temps est compté, et que la vie fait sens, aussi et avant tout, dans cet allant vivace qui nous pousse à aller vers l’autre, à entrer en contact avec lui (ce que le confinement a mis tragiquement au jour : le zoon politikon est, par essence, un être sociable fait pour vivre en communauté).
« La finitude comparaît, c’est-à-dire est exposée : telle est l’essence de la communauté (12) » : cette comparution, cette manière d’apparaître ensemble, doit aussi être entendu au sens de la justice – la communauté est toujours déjà une comparution devant la justice du monde, sa manière de paraître ensemble lui intime une responsabilité, une manière de répondre de l’existence de chacun, autant que de l’existence commune : sa finalité – sans fin – est de créer, ici et maintenant, un monde plus juste. La communauté est ce comparaît devant du différent, et des différents, et ces différences, ces singularités d’existence appellent justice, réajustement, justesse de la réponse, ou choix judicieux, précisément parce que dès qu’il y a du différent, il y a du différend, et ce différend est ce qui commande toute justice.
Ainsi, le sens commun, fondant par là même, le sens du commun, provient de ce que nous sommes mortels. Chose que nous comprenons très bien, ne serait-ce qu’en scrutant l’actualité récente : ce qui a organisé nos vies depuis 2019 a résidé précisément dans ce commun souci de nos vies fragiles et exposées à un virus mortel. La pandémie de la Covid-19 nous a fait sentir qu’un commun sort nous liait, à savoir notre commune finitude. Plût au ciel que celle-ci nous aide également à sortir de la catastrophe écologique dans laquelle nous nous trouvons, en comprenant que notre vie commune est menacée, non pas simplement pour nous autres humains, mais également pour les vivants non-humains. Seule la création d’un nouveau sens commun, loin du nihilisme marchand des États survivalistes hantés par leurs intérêts privés, pourra nous sauver d’une disparition prématurée de la Terre. Un tel sauvetage n’aura lieu que pour autant que nous comprenons, qu’au-delà de nos identités particulières (culturelles, nationales, etc.), le sens du monde est le sens de notre vie commune. Nous partageons en cela un même sort : celui de notre commune fin que nous pouvons communément éviter.
Ce que Nancy disait peut-être ainsi , en nous renvoyant une tâche infinie qui était également une lutte : « La communauté nous est donnée – ou nous sommes donnés et abandonnés selon la communauté : c’est un don à renouveler, à communiquer, ce n’est pas une œuvre à faire. Mais c’est une tâche, ce qui est différent – une tâche infinie au cœur de la finitude. (Une tâche et une lutte, cette lutte dont Marx eut le sens (…). (13) » Elle n’est pas une œuvre, car il ne peut y avoir d’œuvre communautaire que de mort : tout communautarisme est morbide, voire mortifère, en tant que cet être-en-commun se referme sur soi, selon une logique auto-immune, que Derrida avait analysé, dans Foi et savoir (14), où se gardant du différent, le corps politique œuvre à la mort et à sa propre mort, en excluant, rejetant, persécutant ce qui n’est pas lui. Discrimination de l’ami et de l’ennemi, de ce qui appartient organiquement à la communauté, et à son identité, et de ce qui en diffère. Ce puritanisme communautariste s’expose toujours à une épuration. Or désœuvrée, la communauté a pour tâche, au contraire, non pas de nous précipiter vers cette œuvre sacrificielle, mais de sacrifier à l’infinité de la vie, qui est « dur désir de durer »(Char).
Loin d’être un commun désaffecté, ou décharné, la communauté telle que pensée par Nancy était peut-être la communauté du « dérèglement des sens » (Rimbaud), celle du tact et du contact. Il n’est pas de trop de le rappeler à une époque où le « sans contact » a contaminé toutes nos existences : puritanisme des sites de rencontres où la séduction se fait à distance et par écrans interposés (qu’on songe à Tinder) ; société hygiénique où le gel hydroalcoolique, le check poing contre poing, les gestes barrières, remplaceront bientôt les embrassades de la franche camaraderie ; et où l’économie, elle-même, nous fait désormais cracher notre argent par des paiements « sans contact ». Bien loin de tout cela, donc, Nancy était certainement, selon les mots de Derrida dans un livre qui lui consacra, et intitulé Le toucher, Jean-Luc Nancy, « le plus grand penseur du toucher de tous les temps » (15), c’est-à-dire aussi le plus grand penseur du contact, du tact, de la franchise et de la droiture des relations humaines, là où l’existence prend toute la couleur de son sens lorsqu’elle est « touchée », comme on dit, émue, électrisée par les rencontres qu’elle fait. Par-là, l’existence est toujours déjà « expeausée » (Nancy, Corpus) à de l’autre ; jamais recroquevillée sur elle-même, jamais claquemurée dans une identité par trop destructrice lorsqu’elle se fait revendication « identitaire ». Par-là, encore, autre mot sublime de Jean-Luc Nancy, l’existence est tout entièrement « sexistence » (16): vie sexuée, c’est-à-dire destinée à être touchée (passion amoureuse, joie amicale, plaisir esthétique, enthousiasme politique, etc.), de quelle que manière que ce soit, par (de) l’autre (l’aimé(e), l’ami(e), le ou la camarade, une œuvre ou un(e) artiste, voire une découverte scientifique).
La déclosion : déconstruction et restitution
La séquence philosophique du XX° siècle fut largement déterminée par la déconstruction, dont les noms propres furent : Heidegger et Derrida. La Destruktion ou l’Abbau heideggeriens cherchaient à extraire des ruines du temps, ce qui s’était fait jour au commencement de l’Occident, en étant, tout aussitôt, recouvert et enseveli dans l’oubli. Déconstruire, ce fut ainsi, pour Heidegger, sortir de l’oubli ce qui s’était au commencement oublié, afin d’en recycler les restes de pensée, et à penser (l’être, l’alethéia, la moïra, le kreon, etc., etc.) La déconstruction derridienne cherchait, quant à elle, à rouvrir les brèches entre nos concepts traditionnels, afin de laisser luire une nouvel éclairage sur eux, ou sur leur prétendue opposition conceptuelle désormais ruinée. La déconstruction allait à la trace, aux traces restantes, à la restance – autre motif de Derrida – de la trace. A la fin de sa vie, Derrida lui-même en venait à dégager des indéconstructibles – la démocratie, la justice –, comme si la déconstruction était nécessitée, depuis toujours déjà, non par ce qui était, en droit, déconstructible, mais ce qui, de fait, ne l’était pas. Au fond, tous ces gestes de pensée avaient affaire avec des ruines, avec des restes. Avec une certaine architecture ou architectonique.
Le premier postdéconstructeur, de l’aveu même de Derrida, fut J.-L. Nancy. Son geste fut celui d’une déclosion. Il s’agissait, pour lui, de déclore la clôture métaphysique, afin de restituer la trace d’une énergie inaliénable qui s’y était réservée sans s’y essouffler. C’est à ce déverrouillage que s’employa Nancy, en vue de montrer ce que le christianisme pouvait receler comme reste glorieux. Une fois « démonté de fond en comble », le christianisme pouvait délivrer une nouvelle clarté, un impensé : une levée se relevant de la mort du religieux, et qui n’est autre que la levée – l’anastasis – de l’existence comme sens, pouvant nous libérer du nihilisme nous condamnant à l’im-monde et au non-sens.
On pourrait en ce sens dire, au-delà des motifs que l’on a ici exhumés (le sens, le monde, le corps, la communauté) afin de monter que l’anastasis était au cœur de la pensée de Nancy, que la pensée nancyéenne appartient pleinement de droit à la période déconstructive, mais s’en excepte absolument et sans aucune contradiction. Déconstruction – restitution, c’est au creux de ce dispositif que se tient son geste novateur. La déclosion est le nom de cette opération : déconstruire un édifice pour en libérer, en restituer une part inaliénable, une énergie emmagasinée, un reliquat enfoui qui peut encore irradier la pensée de tout son impensé. La restitution est la relevée de ce qui s’est essoufflé sans s’être totalement épuisé. Elle est la relève de toute relève hégélienne, en ce que son geste ne concorde pas avec un achèvement recollectant un sens clos sur lui-même, mais avec l’ouverture infinie d’une irradiation du sens en excès sur la signification verrouillée et achevée.
Reste cela à penser. Reste les restes à méditer. Avec Jean-Luc Nancy pour boussole et excavateur. La restitution se voudrait donc, avant tout, une extraction des restes, une libération et une rénovation. Réhabiliter, libérér, rénover sont donc les maîtres-mots de celle-ci. « Restituer » se devrait d’avoir trois sens :
1) il signifierait le fait de rendre les reliquats qu’il nous reste à penser ; d’extraire, donc, les indéconstructibles. Car les restes sont, de fait, des indéconstructibles, des restes inconditionnels, des absolus non-relatifs. Il s’agit, ainsi, de réhabiliter certains objets de pensée dans ce qu’ils ont d’opératoire pour notre temps ; de les dépoussiérer, et de les rendre à leur intempestivité et à leur capacité de penser l’à-venir. La restitution est, partant, une réhabilitation.
2) il indiquerait le fait de libérer, pour l’à-venir, une énergie inouïe et insoupçonnées encore contenue dans ces restes ; car le système de la philosophie peut encore restituer de l’énergie nouvelle, un élan nouveau, qu’il aurait emmagasiné à son insu ; il peut nous apprendre à nous libérer de la ruine pour penser à nouveaux frais, voire à libérer cette ruine comme une pensée nouvelle. Restituer, c’est ainsi restaurer, comme un organisme se restaure afin de pouvoir ré-emmagasiner de l’énergie, et la dépenser. La restitution est, en cela, une libération (et non pas une restauration – à moins de l’entendre au sens physiologique et gastronomique du terme).
3) il ferait signe, enfin, vers une rénovation, étant entendu que « rénover » ne signifie pas créer du nouveau à partir de rien, mais réhabiliter, restaurer, refaire à neuf, ou plus précisément encore, ravoir, c’est-à-dire se réapproprier une tradition afin d’y puiser du nouveau. Et c’est ici l’édifice philosophique – et la philosophie –, qu’il nous faudrait réhabiliter (en rendant compte de son impériosité en temps de détresse), en recyclant certains concepts tombés dans l’oubli ou en désuétude. Si la philosophie a toujours eu à restituer ce qui restait à penser, à et de l’avenir, et pour modifier l’à-venir, sa tâche s’aggrave désormais et se déploie dans sa pleine essence. Par quoi, la restitution est, dernièrement, une rénovation.
C’est peut-être cette relève, cette restitution sans relève hégélienne, que Nancy nous aura appris à méditer, et qu’il aura ouvert comme une chance pour l’avenir. Cela même qu’il résumait ainsi : « la portée véritable de la déclosion ne peut être mesurée qu’à ceci : oui ou non, sommes-nous capables de nous ressaisir – par-delà toute maîtrise – de l’exigence qui porte la pensée hors d’elle-même, sans pour autant confondre cette exigence dans son irréductibilité absolue avec une construction d’idéaux ni avec un barbouillage de fantasmes ? (17) » Ouvrir, ainsi qu’il le disait encore, « un chantier à ciel ouvert » (18), où ce qu’il reste à penser comme l’impensé même notre Histoire devrait être réhabilité, libéré, afin de penser à nouveaux frais ce qui arrive d’inouï. Nancy a embrassé ce geste toute sa vie durant : faire entrer les vieux concepts de la métaphysique dans un lever unique, qui était une manière de les faire se relever de leur oubli ou de leur mort programmé. Ainsi en est-il de ces mots vieux comme la philosophie : le sens, le monde, le christianisme, le corps, la communauté, mais encore, s’il fallait en ajouter d’autres, dans un relevé lexical qui ne clôt aucun compte, et qui dépasse bien largement le choix arbitraire et non-exhaustif qui fut le nôtre : âme, vie, mort, être, Soi, propre, liberté, démocratie, justice, Dieu, amour, adoration, création, etc., etc. A chaque fois, ces motifs se sont relevés d’on sait où pour libérer une radiation de sens nouvelle. A chaque fois, nous avons appris à nous relever de l’oubli de la pensée et de la mort avec Jean-Luc Nancy. Qu’il soit rassuré, sa relève est là, et se prépare – en toute fidélité à lui.
Notes:
(1) Nancy, La Déclosion, Déconstruction du christianisme, I, Paris, Galilée, 2005, p.146.
(2) Hegel, Phénoménologie de l’esprit, « Préface », trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2018, p.106.
(3) Nancy, La création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p.63.
(4) Nancy, La déclosion. Déconstruction du christianisme, I, op.cit., p.16.
(5) Ibid.,, p.17.
(6) Ibid., p.20.
(7) Nancy, Corpus, Paris, Métaillé, 2006, p.17.
(8) Nancy, L’Adoration. Déconstruction du christianisme, 2, Paris, Galilée, 2008, p.129.
(9) Nancy, Vérité de la démocratie, Paris, Galilée, 2008, p.55.
(10) Nancy, Sexistence,Paris Galilée, 2017, p.16.
(11) Ibid.
(12) Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1999, p.73.
(13) Nancy, La communauté désœuvrée, p.89.
(14) Qu’entend Jacques Derrida par cela ? Pour le comprendre, il faut en revenir à la dimension biologique de cette expression. Qu’est-ce que l’immunité ? C’est la capacité de l’organisme à se défendre contre une agression infectieuse, ou contre une maladie donnée. Néanmoins, cette logique peut se retourner contre elle-même. L’immunité peut devenir auto-immunité. En d’autres termes, ce qui conserve la vie peut se retourner contre la vie, et la rendre malade, ou la faire dépérir. Les maladies auto-immunes sont une inflammation de l’organisme liée à une hyperactivité du système immunitaire. Ce qui devait permettre la vie, la rend impossible. Ce qui devait faire vivre, fait mourir. Les auto-anticorps peuvent empêcher le travail des anticorps luttant contre la maladie, par exemple. Au fond, les auto-anticorps sont des anticorps qui se retournent contre l’organisme qui les a produits. Tout organisme, en voulant préserver la vie absolument, peut produire une réponse auto-immunitaire qui lui nuit également. Pour le dire encore autrement : à trop surprotéger la vie d’un péril, on l’expose à un péril tout aussi grand, sinon pire.
(15) Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2003, p.14.
(16) Nancy, Sexistence, Paris, Galilée, 2017.
(17) Nancy, La déclosion, p.23.
(18) Ibid.
Articles précédents:
*Dialogue avec Jean-Luc Nancy
*Covid-19: Viralité, immonde et e-monde
*Généalogie de l’islamisto-gauchisme
*Acheminement vers la parole de Jean-Luc Nancy
*Valentin Husson, L’Écologiste de l’Histoire
*Léa Veinstein, le philosophe et les chansons d’amour
*Philosopher à Strasbourg, Jean-Luc Nancy et Gérard Bensussan, rencontres et désaccords
*Qui a peur de la déconstruction ?
*Malgré nous: l’injuste différend historique