Acheminement vers la parole du philosophe Jean-Luc Nancy

Jean-Luc Nancy au Salon du livre de Paris lors de la conférence Dessine-moi un roman, le 28 Mars 2010. C.C.3.0
Jean-Luc Nancy au Salon du livre de Paris lors de la conférence Dessine-moi un roman, le 28 Mars 2010. C.C.3.0

Jean-Luc Nancy est philosophe. Il publie en 2020 Un trop humain virus, aux éditions Bayard.

Tout d’abord, comment allez-vous après cette année « claquemurée » ?
Jean-Luc Nancy: Merci, ça va. Mon état ne dépend pas du confinement, je suis déjà très sédentaire.

Vous citez Hegel pour qui la philosophie vient lors du déclin d’une forme de vie puis essaie de penser cette forme et son déclin dont l’avenir est imprévisible. Vivons nous en ce moment cette forme de déclin et ce retour de la philosophie ?

Jean-Luc Nancy: Le déclin, c’est certain. La forme de vie qui décline est la civilisation de l’humanisme rationaliste dont le capitalisme technoscientifique est en quelque sorte l’ombre portée. Elle aura été une très grande forme mais elle est finie. Elle ne progresse plus, elle ne fait que des progrès techniques (considérables). Le retour de la philosophie, c’est autre chose…

D’ailleurs Hegel ne parle pas d’un retour : il dit que la philosophie vient au crépuscule et en outre qu’elle « peint son gris sur le gris ». Il y a chez lui un profond désenchantement – déjà – devant un monde devenu gris et qui a perdu les couleurs de la vie. Il précise cela dans l’Esthétique. Avec Hegel a commencé une inquiétude, un malaise de la philosophie. Marx, Nietzsche, Kierkegaard le montrent. Husserl aurait voulu tout refonder mais c’était trop tard et c’est ce que Heidegger, lui, a compris.

Nous sommes toujours dans cette compréhension. Nous en avons beaucoup travaillé et creusé les implications tout en abandonnant à Heidegger son attente d’un « autre commencement ». Nous savons que nous sommes dans une fin prolongée. Elle se marque de deux manières : d’une part l’approfondissement de ce que signifie la fin des assurances métaphysiques (la « mort de Dieu »), d’autre part, dans ce qu’on nomme « philosophie analytique » la décision de rester en retrait des ambitions métaphysiques et de les remplacer par des assurances venues des savoirs positifs.

J’appartiens à la première manière et je comprends de plus en plus que ce qui nous attend c’est ou bien un engourdissement dans le froid jeté par la mort de Dieu ou bien une positivité grise dans la continuation de l’automation généralisée.

Il se produira peut-être tout autre chose : mais c’est justement imprévisible et donc non programmable.

L’enjeu du premier confinement était de contenir la dévastation du virus, on parlait d’immunisation voire de « communisation » tandis que celui du second est de retenir la désolation de l’expropriation voire de la « copropriation », de la récession. L’économie dite « collaborative » nous apporte-t-elle cette gratuité et cette luxuriance nécessaire dont parle Valentin Husson dans son dernier livre, L’Ecologique de l’histoire ou exactement le contraire ?

Jean-Luc Nancy: Je ne suis pas en mesure de juger. Il faut beaucoup de temps pour que de vraies formes de société et de vie voient le jour. Pour le moment il me semble que ce qu’on nomme « économie collaborative » recouvre des pratiques souvent très intéressantes et stimulantes mais qui restent à l’intérieur de ce que j’appelais l’automation, qui est celle d’un système auto-finalisé de deux façons : un accroissement technique exponentiel, un accroissement d’appropriation de la richesse non moins exponentiel.

On peut seulement remarquer que la première finalité a commencé à s’automenacer par le désastre écologique et la seconde par un désastre moral, social, esthétique et humain dont nous commençons tout juste à nous apercevoir (bien que depuis un siècle les signaux avertisseurs – politiques, philosophiques, éthiques – n’aient pas manqué).

Vous êtes né à Bordeaux, , où le gouvernement  de Paul Reynaud se réfugia en catastrophe, sous un autre couvre feu, pendant l’occupation allemande, en juillet 1940. Comment votre famille vivait-elle à l’époque  tout cela dans ce fleuron de l’aéronautique française ?

Jean-Luc Nancy: Ma famille n’avait rien à faire avec l’aéronautique. Elle vivait comme la majorité des Français, occupée à continuer à vivre et avec les ondulations politiques de rigueur, accueillant bien Pétain puis à partir de 43 se tournant vers de Gaulle. De cela bien sûr je n’ai rien vécu puisque j’avais entre 0 et 5 ans. Je l’ai su par ce qu’ils m’ont dit plus tard et par un journal que mon père avait tenu et m’a donné.

Quelle est la critique du nazisme la plus explicite à retenir du livre Méditation publié récemment chez Gallimard ?

Jean-Luc Nancy: Je n’ai pas encore lu Besinnung (que j’aurais pu connaître plus tôt mais qui m’avait échappé) parce que, lorsque je lis encore Heidegger, les Schwarze Hefte me suffisent jusqu’ici (avec les Beiträge, eux connus depuis longtemps). (Je cite les titres en allemand car les traductions françaises me laissent perplexe.) Or je n’ai pas l’impression qu’il y ait là plus ou autre chose que dans les « cahiers ». Dans le volume 95 vous pouvez trouver par exemple (p.144) ceci « l’ « américanisme », le « national-socialisme » et le « bolchevisme » représentent l’ « essence manoeuvrière » de la métaphysique allant vers sa fin».

Le mot « Machenschaft » que je tends ici par « manœuvrière » fait entendre la manœuvre en effet et avec elle la machination, la stratégie mais aussi l’entreprise, le projet, l’opération. La première valeur évoque le complot – et c’est l’aspect le plus pauvre de la pensée de Heidegger – mais la seconde indique plutôt le caractère « essentiel » (comme il est dit) de l’opération menée de façon continue par la civilisation moderne sans qu’il faille y voir un complot et même si le résultat doit être une destruction (peut-être une autodestruction de l’opération).

Il y aurait beaucoup à dire là-dessus mais pour le moment je réponds à votre question : voilà ce que Heidegger pense alors (et depuis 1938 au moins) du nazisme et vous pouvez le confirmer par des centaines d’autres passages des cahiers.

Vous dites dans un entretien récent à Marianne, qu’Heidegger, s’est fourvoyé en projetant une « pensée de l’être » qui rejouait la scène métaphysique qu’il récusait. Pourriez-vous expliciter cette première erreur ?

Jean-Luc Nancy: « Fourvoyé » est sans doute un mot lui-même fourvoyé – y compris si je l’ai employé moi-même – parce que cela suppose qu’il aurait pu envisager ce que nous, aujourd’hui, pouvons envisager (ce qui d’ailleurs n’est pas si simple !). On peut dire en revanche que l’histoire de l’Être – cette histoire qui est « envoi destinal » – reprend quelque chose qui est présent dans l’histoire philosophique depuis qu’il y en a une (Herder, Kant – et l’idée de progrès est déjà chez Descartes). Mais eu lieu d’aller vers un accomplissement elle va vers un anéantissement – en quoi Heidegger montre qu’il sent mieux son époque que Husserl qui espère surmonter une crise.

Mais il y a un second versant : à l’anéantissement doit succéder un « autre commencement ». On reprend alors un schème aussi ancien que tout l’Occident : commencer, fonder, inaugurer. A quelques reprises il arrive à Heidegger d’écrire « autre chose qu’un commencement ». Mais c’est rare et il ne s’y arrête pas. Or le commencement et la fin sont plus que jamais à interroger. La naissance et la mort sont tout sauf un commencement et une fin…

C’est exactement là qu’il a greffé son antisémitisme en soi banal : il fait du « peuple juif » l’agent de l’ « arrachement de l’étant à l’être ». On se demande pourquoi il faut un agent déterminé à ce qui est envoyé, destiné dans l’Etre même…

Vous relevez plus loin une seconde erreur d’Heidegger qui fut de refuser de substantiver l’être, ne considérer que le verbe et rendre ce verbe transitif. Que nous dit cette seconde contradiction ?

Jean-Luc Nancy: Heidegger lui-même évoque une transitivation du verbe être, mais il ne s’y arrête pas. Elle serait agrammaticale. Dans Was ist das, die Philosophie ? il prend comme un exemple d’équivalent « l’être recueille l’étant », ce qui maintient le sujet « l’être ». Ensuite il a persisté, par-delà toutes ratures et passages au « y » archaïque, à parler de « das Seyn » et donc aussi de la différence ontico-ontologique.

Il insiste beaucoup sur cette différence dans le vol. 96 pour l’arracher à la différence de la transcendance et pour penser une autre différence sous le nom de Unterschied (différence en allemand) qu’il oppose à Differenz. (Il avait ouvert cette voie déjà auparavant.) Mais il ne lâche pas « l’être ». c’est au contraire ce que fait Derrida avec sa « différance ».

Vous dites aussi qu’il a ouvert la pensée de ceci que « l’être n’est pas ». C’est dire la possibilité d’une négativité ni dialectique, ni nihiliste. Pourriez-vous expliquer cela ?

Jean-Luc Nancy: C’est au fond la même chose que l’inexistence de « l’être ». Une négativité dialectique est une négativité productive, opératoire. Par exemple, la mort représentée comme accès à une vie divine. Une négativité nihiliste consiste à nier que quoi que ce soit « vaille » c’est-à-dire fasse sens.

Une pensée de l’être n’étant pas pense une négativité consubstantielle à l’existence : exister ce n’est pas être ceci ou cela, c’est en tant que ceci ou cela être ouvert à ce qui n’est rien de tel… disons que c’est la couleur de la fleur si vous voulez bien considérer cette couleur d’un oeil de peintre et non comme un excitant sexuel (ce qu’elle peut être aussi en tant que « ceci »).

Pourquoi faut-il à tout prix relire les oeuvres d’Heidegger, Arendt, Levinas et Derrida en ce moment ?

Jean-Luc Nancy: Peut-être ne s’agit-il pas de « relire » pour retrouver quelque chose ni pour vérifier comment c’est dans le texte (car en effet on finit toujours par gauchir ou raboter les textes dans la mémoire). Mais de relire en pensant avec, dans et par-delà l’élan de pensée qui a été le leur. Ils ont été des penseurs d’une période de transformation, ils l’ont éprouvé, ils y ont répondu. Nous sommes entrés dans une période de bouleversement, ce qui est différent.

Eux se situaient dans une confiance maintenue en un certain progrès de l’humanité vers sa propre compréhension. Nous sommes au-delà de toute confiance. Nous savons quels désastres sont en train de se produire ou très probablement en train. Nous savons aussi que l’à-venir est inconnu par essence et nous pouvons penser que ça ne vient plus du tout.

Voilà à quoi nous devons répondre et pour quoi sont nécessaires leurs pensées qui ont touché à ou été touchées par la nécessité absolue de penser autrement. Et plus encore : l’élan, l’énergie de ces pensées.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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