Philosopher à Strasbourg, Jean-Luc Nancy et Gérard Bensussan, rencontres et désaccords

Coralie Camilli
Coralie Camilli

Coralie Camilli est docteure en philosophie, à l’Université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne. Elle a publié, en 2020, Jours de grâce et de violence (Vérone éditions) et L’art du combat (Puf). Propos recueillis par Alexandre Gilbert.

1. Rencontres.

Il existe un tramway qui, à Strasbourg, va du Quai des Brumes à la place de la République. Le rendez-vous a été fixé devant le numéro 7 de la rue de l’Université. Il faut donc marcher à pied quelques minutes encore; passer par l’Avenue des Vosges, Vogesetross, dit-on en alsacien, bordée de sapins noirs et d’un cours d’eau nommé l’Ill, et aussi, d’une ancienne synagogue. D’ailleurs, la fête juive de Kippour approche: aussi, tout le parc avoisinant est parsemé de chapeaux noirs.

C’est un jour zébré d’éclairs soudains, d’orages qui éclatent en plein milieu de l’après-midi. L’air pourtant est lourd, suffocant, entrecoupé de nuages bas et rapides. Le soleil voilé, épars, détrempé, se reflète sur les toits aux tuiles grises alentour, ceux de la Bibliothèque universitaire notamment.

Comme à mon habitude, en retard. Mais le Pr. Gérard Bensussan a la patience de m’attendre finalement au café Brant. Professeur de philosophie à l’UMB et chercheur associé aux Archives Husserl du CNRS (Paris, ENS), son parcours philosophique va du marxisme des premières années (il est le co-auteur d’un Dictionnaire critique du marxisme plusieurs fois réédité aux PUF) jusqu’à ses travaux sur Rosenzweig, Schelling, dont il est le traducteur, ainsi que sur le questionnement de la tradition de l’idéalisme allemand ou encore sur la possibilité d’une philosophie juive (1).

Automne 2011: je ne verrai pas ce soir-là l’Université de Strasbourg. Cependant, il en sera désormais question dans toutes nos discussions.

2. Historique.

Qu’il me soit ainsi permis de restituer quelques éléments historicophilosophiques, qui, ainsi, m’ont emmenée à la découverte de Jean-Luc Nancy (2) à qui je voudrais ici rendre hommage.

J’ai donc rencontré Jean-Luc Nancy via des thématiques de recherches communes qu’il partagea pendant plus de vingt ans avec Gérard Bensussan: marxisme et messianisme, souci d’une reprise critique, déconstructrice, de la tradition philosophique allemande, lectures de Hegel et Heidegger en amont, et de Levinas et Derrida en aval. S’en suivront des désaccords interprétatifs mais aussi un socle de références communes.

Le contexte ? Strasbourg, ville des institutions européennes et des « parlements », le « Parlement international des écrivains », puis, le « Parlement des philosophes », qui engagera Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Derrida pour le premier, Gérard Bensussan pour le second.

Tout commença le 7 novembre 1993, en direct sur Arte, Toni Morisson (prix Nobel de littérature 1993), Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Salman Rushdie et Edouard Glissant annoncent la création du Parlement international des écrivains. L’idée vient de Pierre Bourdieu. Lors d’une séance du Carrefour international des littératures, en 1991, il appelait à la création d’une « internationale des intellectuels », susceptible d’organiser une solidarité concrète avec les écrivains menacés – dans leur travail et dans leur être – par de nouvelles formes de censure. L’objectif est aussi de créer un lieu stratégique, où s’élaboreraient de nouvelles formes d’engagement. Il ne s’agissait donc pas seulement de faire un état des lieux de la liberté (le constat ne suffit pas) mais
de s’attacher à donner les instruments analytiques et politiques aux écrivains en difficulté.

Toutefois, le principal objectif du Parlement est de mettre sur pied, en Europe mais aussi ailleurs, des « villes-refuges » pouvant accueillir les écrivains menacés dans leur pays. La Charte de ces « villes-refuges » a été créée en 1995. Hospitalité concrète. Projet sans précédent dans l’histoire. Lorsque les écrivains anti-nazis » s’exilaient à l’étranger pendant la guerre, beaucoup n’étaient-ils pas à la rue, abandonnés à leur détresse ? Les « villes-refuges » servent de piste d’atterrissage aux exilés. Une bourse est versée à l’écrivain par la municipalité, un appartement est mis à disposition, durant un an. Vingt-cinq villes se sont portées candidates, Berlin et Strasbourg ayant été pionnières du genre. Caen, Venise, Göteborg, Helsinki ont suivi. Le terme de « villes-refuges » véhicule l’idée d’un individu traqué, même si tous ne sont pas dans ce cas. Certains sont censurés chez eux, ou sortent de prison dans leur pays. L’éloignement met à distance les causes et les effets éventuels du danger.

Lancé quelques années plus tard, le Parlement des philosophes saura s’inscrire dans la même lignée d’exigences philosophiques, et politiques.

En effet, le parlement des philosophes aura pour vocation de constituer un espace transitionnel entre l’Université et la cité afin de contribuer à rendre la philosophie à son universalité publique. Il se proposera ainsi de promouvoir et d’organiser colloques, journées, rencontres et manifestations diverses allant dans ce sens et s’inscrivant dans cette perspective de multiplication des lieux de parole et de pensée.

Mais, pourquoi donc des parlements, dès lors qu’il ne s’agit pas de désir mimétique parlementaire, lequel reste constitué de pouvoirs, de fonctions de représentations et d’élections? Il faut alors se souvenir du discours d’ouverture du Pr. Bensussan:

« Pour une raison qui, je dois le dire, s’est imposée immédiatement à nous : inscrire le parlement des philosophes dans une continuité, une tradition même, qui a l’immense mérite d’avoir été remarquablement et indissociablement strasbourgeoise et internationale. Je veux parler du parlement des écrivains, du parlement international des écrivains, créé, si je ne me trompe pas il y a tout juste dix ans, à partir du carrefour international des littératures et, partant de lui, du réseau des villes-refuges. Lequel n’était nullement, pas plus que notre parlement des philosophes, une communauté ancrée sur une identité de participation ou de convictions, mais, au contraire, un espace traversé par ce que j’appelais tout à l’heure transaction, par ce que Deleuze appelait des «
pourparlers ». Pour parler, un lieu, donc pour parler, pour penser, pour donner lieu aussi, et forme et langue, à l’expression de conflictualités, de dissonances, de discords, mis en circulation et en échanges par l’entente des voix qui les portent ».

La ville de Strasbourg et le département de philosophie de l’Université MarcBloch créent donc ce parlement, dirigé par les universitaires strasbourgeois Gérard Bensussan et Jacob Rogozinski – qui a essayé de proposer un espace de débat ouvert à « toute interrogation radicale », de mener une « guerre sans bataille », indiquent ses animateurs en empruntant la formule à Gilles Deleuze, « contre les puissances dominantes et opinions de l’époque », d’ouvrir un espace où chacun se trouve sans cesse « en pourparlers et en guérilla avec lui même ».

Et il voudra d’une autre main favoriser l’émergence de la jeune philosophie européenne, notamment dans les pays qui se rangent cette année sous la bannière de l’Union européenne.

Le Parlement des philosophes a ouvert sa première session devant une salle comble à l’Aubette, à Strasbourg, sur le thème de l’exclusion démocratique, avec Bronislaw Geremek, Geneviève Fraisse, et surtout Jean-Luc Nancy.

La préoccupation centrale du parlement était donc bien de questionner philosophiquement le contemporain, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Université, il s’agissait, précisait Gérard Bensussan, « d’inventer un espace où la philosophie pourrait trouver à se dire dans le partage, ne rien céder de sa rigueur, mais se confronter et s’adresser à tous. Cette ambition démesurée consiste en la mise à l’épreuve de la parole des philosophes à l’occasion de sujets divers tenus dans des lieux différents. Une parole qui se situe à la jointure improbable de la recherche et de ses résonances publiques » .

Et Jean-Luc Nancy lança le débat sur l’exclusion démocratique en insistant sur l’ambiguïté de la formulation : « je ne vois pas en quoi l’exclusion pourrait être par elle-même démocratique, il faudrait plutôt parler d’exclusion dans un contexte démocratique. Malgré ses promesses, la démocratie exclut, ses principes d’égalité ne sont pas à la hauteur de ses actes. Elle comprend peut-être une forme d’exclusion interne due à la rupture entre la politique et les conditions de vie, la marginalité, les errances. La démocratie paraît alors imaginaire car elle a généré de nouvelles formes d’inégalités, non reconnues, mais qui cachent la permanence de formes anciennes de domination et d’injustice ».

Les sessions suivantes du Parlement des philosophes seront consacrées à Jacques Derrida (les 7, 8 et 9 juin 2004), puis à Martin Heidegger, et à Jürgen Habermas (les 3, 4 et 5 décembre 2004).

3. Echanges et désaccords.

Beaucoup de choses et bien des « archives » du Parlement des philosophes sont perdues. Rapportons ici les propos de Bensussan s’agissant de la relation d’amitié à Nancy :

« Disons que les thèmes qui nous ont constamment retenus ensemble – la communauté (et donc la politique, le marxisme, la gauche); la déclosion du christianisme (et donc le judaïsme); les interprétations de Hegel et de Heidegger; une certaine fidélité, filiation, avec Derrida. A chaque fois des proximités et des profondes différences, de vraies affinités et des divergences durables mais des divergences partagées si on peut dire. Hegel a été un point de rencontre et de passage pour nous deux – comme un carrefour où l’on n’a jamais cessé de se croiser (ce qui emportait des questions aussi énormes que: qu’est-ce que la philosophie? Qu’est-ce que le « réel »? Qu’appelle-t- on « penser » ? Les philosophes ne sont-ils pas constamment exposés au risque de ne pas avoir les
deux pieds sur terre ? ».

Il faut souligner que l’oeuvre de Derrida, qui fut au centre des rencontres philosophiques de Strasbourg pour Bensussan comme pour Nancy, a partout suscité de nombreuses recherches, certaines proposant d’y lire une sorte de « théologie déconstructive » (F. Nault, Derrida et la théologie, 2000 ; Mark C. Taylor, Erring, 1984, John D. Caputo, The Prayers and Tears of Jacques Derrida : Religion without Religion, 1997), ou plus exactement s’essayant à une traversée théologique du corpus derridien. L’ambiguïté de la position déconstructive témoigne de la perte irrémédiable du théologique et, à travers ce deuil, de l’affirmation et de la promesse d’une théologie possible. L’œuvre de Derrida dans sa dimension esthétique, et comme ajournement infini du sens, comme « ne rien vouloir dire » et retournement stratégique de la raison contre la raison, un passage est ménagé vers le théologique — si tant est que l’esthétique, tout comme le théologique, renvoient tous deux à une expérience de la perte et une expérience de la mort, à un dire l’indicible, à l’errance d’une quête du sens qui passe par le retrait de tout sens. Si la déconstruction tourne indéfiniment dans son écriture autour du vide laissé par un espace radicalement décentré, n’est-elle pas à même de donner à penser un Dieu se raturant lui-même, un « dire Dieu » impossible et pourtant nécessaire ?

Aucune négation, si forte soit-elle, comme le montrent les travaux cités plus haut ne peut éteindre ce désir, cette passion de la transcendance, cette affirmation première de l’autre, cette dimension sublime et démesurée qui porte le langage. Ce que nous appelons aujourd’hui expérience du désenchantement ou de la mort de Dieu, expérience du deuil, n’est sans doute que l’effet réactif, peut-être passager, de cette passion d’une transcendance, c’est-à-dire de l’autre et de l’altérité.

En ce sens, le geste dit par Jean-Luc Nancy « déconstruction du christianisme », fut l’objet d’un questionnement approfondi de la part de Gérard Bensussan, qui a travaillé sur le messianisme comme temporalité.

De quoi s’agit-t-il donc, avec ce geste de déconstruction du christianisme ? Peut-être convient-il pour commencer d’être attentif à la double nature, objective et subjective, de ce génitif : il s’agirait alors à la fois de déterminer une essence du christianisme (son essence déconstructrice ) et, ce qui n’est pas de même nature, d’opérer un démontage du christianisme, fidèle au geste heideggérien de l’Abbau, d’une Destruktion différente de la Zerstörung, afin de faire surgir une ressource. Une ressource substitutive. L’occasion sera donnée à Jean-Luc Nancy de revenir, entre autres choses, sur ces interrogations. Les 4 et 5 mars 2019, s’est tenu à Strasbourg, sous la direction d’András Schuller, un colloque autour de la pensée de Gérard Bensussan. Au cours de ces deux journées ont pu être reparcourus les chemins et les séquences de sa réflexion autour de Schelling, Levinas, Rosenzweig, Derrida, Proust, Hegel, Marx, Maïmonide. Les différentes interventions, retraçant ces parcours et ces voies, ont fait apparaître dans les interprétations qu’elles proposaient la centralité de l’attente et de l’histoire dans cette pensée, laquelle assume par ailleurs la difficile question de la traduction éthique et politique de l’espérance.

Jean-Luc Nancy s’est alors attaché à exposer ce
qui fait la singularité de son raccord et de son désaccord sur ces questions. Il soulignera qu’il ne s’agit pas de « ranimer un memento mori de remontrance et de pénitence : il s’agit de considérer le dessaisissement et sa conjonction avec un  »principe d’hétéronomie » selon la formule que Bensussan emploie plus loin à propos de Schelling. Il passe en effet par le bewusstlos de Schelling et par le unbewusst de Freud pour établir que nous nous échappons vers un « insondable ». Je lui donne acte de ces analyses dont je retiens ici qu’elles conduisent vers un insondable « immémorial », insondable parce qu’immémorial et immémorial parce qu’il plonge dans la nuit des temps (3)
.
C’est alors cette « nuit des temps » que Nancy va tenter de caractériser un peu afin d’essayer de cerner mieux ce qui est su dans le savoir que l’on ne sait pas détenir – et de quel savoir, donc, il peut s’agir.

Autrement dit, vers quoi s’échappe l’échappée constitutive de toute position ou profération d’existence ? « Constitutive » au demeurant n’est sans doute pas le mot : il ne s’agit pas de constitution mais d’avènement, d’acte, de surgissement, d’advenir.

Il y a une antériorité irréductible et irrattrapable du temps sur lui-même (de même d’ailleurs qu’il y a une postérité non moins irréductible et inatteignable puisque le passé échappe autant que l’avenir). L’échappée répond au paradoxe du « maintenant » qui n’a pas lieu sinon dans un rapport à un autre qui l’a précédé et à un autre qui va le suivre – le premier rapport étant à un réel, le second à un possible. Cet acte est l’actualité du temps (« le temps se temporalisant » dit Bensussan) qui a lieu dans la succession d’un présent à un autre. Le premier présent succède à un présent passé – passé
hors de tout présent possible.

Pour Jean-Luc Nancy, il y aura donc un réel absolument antérieur à tout réel en tant qu’acte, actualité d’une présence quelconque. Il y aura donc aussi, par conséquent, une actualité vers laquelle on s’échappe lorsque le « je » se présente. Cette effectivité, c’est cela que l’on sait d’un savoir que pourtant on ignore. « Je ne le sais pas comme un objet de connaissance et je ne le sais pas non plus comme un sujet qui se réfléchit. Je ne le sais ni comme un autre ni comme un même » (4), écrira-t-il.

Et c’est pourquoi Bensussan proposera alors le terme d’expérience au sens d’une expérience qui ne s’approprierait pas l’extériorité expérimentée. Or, souligne Nancy, « n’est-ce pas le sens le plus fort de l’expérience que le risque pris d’éprouver plutôt que l’essai d’apprécier ? L’expérience n’est-elle pas, bien plus véritablement que la capitalisation d’une expertise, l’exposition à un inconnu en tant que tel c’est-à-dire jusque dans l’impossibilité de le connaître ? » (5).

Inconnu au sein de l’expérience, ignorance au sein de la connaissance, étrange au sein du plus intime, voilà la mise à l’épreuve à laquelle nous invite notre existence en propre. « Et, souligne encore Nancy, cette existence propre elle même ne nous est sue que selon cette échappée dans la nuit des temps qui est la nuit de chaque présent » (6).

4. C’est à eux que j’ai pensé

Des années après notre première rencontre, et cette fois-ci me trouvant un bon quart d’heure en avance, j’observais le bâtiment d’en bas, attendant une heure décente pour sonner chez Gérard Bensussan. Le soir était déjà tombé sur la ville, et les feuilles des hêtres et des platanes bordant l’avenue se balançaient en cadence au dessus des rares voitures qui roulaient lentement dans le quartier, plutôt résidentiel. D’ailleurs, l’immeuble faisait suite aux « ponts couverts », typiques des bâtiments remarquables qui avaient été construits pour défendre les canaux de l’Ill, la rivière qui se divise en quatre canaux fleuris circulant tout autour de Strasbourg. Les agrandissements et constructions qui dataient du Moyen-âge avaient eu pour fonction de fermer l’enceinte de la ville; et maintenant, les quartiers de la Krutenau, du Maltzentrum et de l’ancien Heinrichsturm, qui avaient conservé toutes leurs couleurs de briques et leurs rigueurs architecturales, s’étaient vu parer d’immeubles comme celui de l’avenue des Vosges, en bas duquel, un soir d’automne, je me trouvais. La haute façade presque entièrement construite de grès rouges était ornée de quelques oriels rectangulaires, de tradition germanique certes, mais au décor classique.

Pas une fois, lors de la discussion, le ton de sa voix ne se haussa, même quand le concept s’élevait. Mais l’écouter c’était aussi le voir: les sourcils, froncés par habitude, couvraient à peine le regard trop fixe pour être bienveillant, trop ouvert pour être tout à fait noir; immobile et profond, à la fois.

Mais pas un mot sur lui-même, je l’entendis me parler d’autres. « Hassan, Mon vieil ami Hassan, poète libanais, gastronome, ancien parisien ». « Ha, vous ne connaissez pas Petar, il enseigne à Belgrade, on dirait un guerrier serbe ».

Et surtout, Jean-Luc.

Extrait de dialogue: Nancy :- « Il me semble que politique ne peut avoir que ce sens là. : prendre en charge l’entre comme tel et par conséquent aussi ouvrir l’espace dans lequel peuvent se disposer les différentes modalités d’être entre nous. Par exemple la modalité artistique aussi bien que la modalité sportive que la modalité des rencontres de savants ou toutes les formes de petites « communautés » de partage. Comment appeler cela ? C’est exactement l’endroit où nous n’avons ni communisme, ni simplement Etat, pour autant que nous sachions encore ce que Etat veut dire autrement qu’organisme de gestion. Et ni non plus – et c’est peut-être là notre vrai problème – ni en république. Tout à l’heure tu as employé le mot de république et tu as immédiatement dit « pour autant que ce mot ait jamais voulu dire quelque chose ».
Réponse de Gérard Bensussan: « ma réticence est la même que celle que j’ai devant communauté ». Avant d’ajouter: – « Je veux bien les tenir à distance mais je ne peux pas parler de la communauté sans dire cum, le cum de la communauté elle-même, celui de la comparution –mais il y en aurait d’autres.
Quelque chose comme une amphibologie de la communauté m’apparaît ici, où on pourrait au prix de multiples ambiguïtés se retrouver, entre-nous-deux. Mais peut-être pas autour de ce que tu appelles dialectisation, formules dialectisantes.
C’est très exactement la question du sens qu’on recroiserait. Et de son dédire. Je dis communauté, je dis l’avec et le sans, leur rapport, mais c’est pour tenter de les dé-dire. Je le dis et je ne le dis pas. La communauté est peut-être au fond l’index de soi-même et de tous ses autres » (7).

Il y eut entre eux au cours de cette dernière vingtaine d’années bien des discussions, sur la dialectique et la communauté, sur les différentes modalités communautaires, et sur les sujets qui les constituent, sur Hegel et sur Heidegger, sur l’essence du savoir philosophique.

Pour ma part, je m’intéressais aux corps des sujets qui constituaient ces formes de vie car, pratiquant les arts martiaux, j’étais philosophiquement attentive aux
différentiations conceptuelles entre le geste et le mouvement, la vitesse et l’accélération, la force et la puissance. Jean-Luc Nancy, qui, peut-être du fait d’une santé fragile, et robuste pourtant, opposerait d’emblée la différence entre les corps jouissants et les corps combattants. Il racontera ainsi que:
« au passage, on a aussi retiré un autre corps étranger, la chambre d’injection sous-cutanée que je portais depuis dix ans (posée lors du lymphome). L’absence de cette chambre condamne à piquer les perfusions dans les veines, qui finissent par n’en plus pouvoir et finalement il est décidé de poser un  »cathéter central », voie veineuse dont on craint toujours qu’elle soit une  »porte d’entrée » mais qui est devenue nécessaire. On la retire après trois semaines, en fin de perfusions (…) j’éprouve mon corps comme plus médicalisé – ou technicisé, – que jamais, sur des modes à la fois mécanique, électrique et électronique, enfin, chimique » (8).

En discussion continue, sur ce point aussi, les deux penseurs s’entredistinguent: pour Bensussan, il s’agira de parler du corps chez Proust, -corps qui subit, corps qui se souvient: « la chose même de Proust se joue dans l’écriture.

C’est l’écriture qui tranche à même elle-même et qui fait que la moindre description d’un état du corps ou d’une sensation ou encore d’un souvenir involontaire pèse mille fois plus lourd philosophiquement qu’une affirmation philosophique explicitement administrée comme une « leçon » » (9).
.
Dans la veine de Husserl et Levinas, Bensussan considérera que le corps peut constituer une expérience, non fondamentalement déceptive ou traumatique comme chez Jean-Luc Nancy. Plus précisément, non pas tant comme une expérience que comme un évènement. Une modification native, originelle, et temporelle. Par mon corps percevant et incarné, « je » suis presque un corps sujet. Cependant, bien que rappelant la signification temporelle du corps, Gérard Bensussan ne fera pas du corps un élément décisif dans sa pensée.

Nancy, lui, écrira dans une perspective inverse, que « parce qu’on ne fait pas le tour du tout d’un corps, comme le montre l’amour, et la douleur, parce que les corps ne sont pas plus totalisables qu’ils ne sont fondés, il n’y a pas d’expérience du corps, pas plus qu’il n’y a d’expérience de la liberté. Mais la liberté elle même est l’expérience, et le corps lui-même est l’expérience : l’exposition, l’avoir-lieu. Il faut donc qu’ils aient même structure, ou qu’une même structure les replie et les déploie l’un en l’autre et l’un par l’autre. Ce qui ressemblerait trait pour trait à la double structure du signe-de-soi et de l’être-soi-du-signe, « essence de l’incarnation » (10).

Corporalité, expérience et temporalité: pour ma part, je penserai à ces désaccords féconds lorsque je tenterai de penser la temporalité à partir du corps, et non du corps malade ou du corps sexué, mais du corps en mouvement. Bien sûr, une pensée nourrie des arts martiaux.

Durée, temporalité, mouvement, geste, reproductibilité, instantanéité : le corps entretient en effet, et je suis d’accord sur ce point avec Gérard Bensussan et Jean-Luc Nancy, sur ce où ils semblent se rejoindre, il entretient avec le temps et l’espace un rapport singulier. Si Aristote réduisait le temps au mouvement, s’il pensait un temps décomposable en parties ordonnées selon un avant et un après, n’y aurait-il pas, demandons- nous, un centre de perspective unitaire, qui serait à la croisée des flux et pourrait déterminer l’avant et l’après à partir d’une position centrale, à partir d’une situation, permettant alors de circonscrire la différence entre le mouvement, qui, lui, temporellement, se décline selon l’avant et l’après, et le geste, qui excède et dépasse toute linéarité spatio-temporelle ?
Ce centre, cette situation où s’ancrerait la perspective temporelle, permettrait-il au corps d’habiter un espace qui ne se confonde pas avec le temps – temps où passé, présent et futur s’étireraient pour ainsi dire le long d’un trait continu ?

En résumé, la notion de geste n’échappe-t-elle pas à ce tracé commun, selon lequel on aurait d’un côté le passé (ce qui a été) et de l’autre l’avenir (ce qui n’est pas encore), les deux étant séparés par le présent ? Tous les moments du temps, à mesure qu’ils passent, se disposeraient sur cette ligne, de même que tous les moments composant le mouvement (entamer une entrée, parer une attaque, exécuter un geste technique, clore l’action par une projection ou une immobilisation: linéarité mille fois éprouvée dans l’espace du tatami, si l’on fait référence aux arts martiaux). « D’abord », « puis », « enfin », le corps en mouvement suit la ligne – alors que le geste l’interrompt, la fragmente, la décompose, fait imploser ses points d’ancrage et surgit aussi soudainement qu’il s’est arrêté.

Si le geste est à distinguer du mouvement, la différence entre les deux n’est donc pas d’ordre esthétique. Elle implique un changement de paradigme.

Pour moi, j’essayais ainsi de circonscrire en quoi le geste à la fois excède l’espace, et à la fois dépasse la temporalité.

5. Oppositions et ouvertures

Évidemment, c’est à Jean-Luc Nancy et Gérard Bensussan que j’ai pensé, alors même que j’écrivais sur la beauté du geste dans l’art de la guerre.

Et, à leur façon, tous deux partageaient eux aussi un art de la guerre. Mais combattre, même si c’est à coups de contre-arguments, consiste peut-être d’abord dans l’art de choisir le bon adversaire.

Et ainsi, sans doute, en dépit des oppositions philosophiquement les plus marquée, on pourrait se trouver en accord avec le principe suivant:

« Lorsqu’on parle devant Dieu et qu’on Lui présente nos arguments et nos revendications, on désire en quelque sorte Le vaincre. Et Dieu en éprouve un immense plaisir. Par conséquent que fait Dieu ? Il envoie à celui qui veut Le convaincre les mots pour le faire, afin d’avoir le plaisir d’être vaincu » (11).

Le plaisir d’être vaincu comme élection d’un vainqueur -c’est ainsi, je crois, que l’on philosophait à Strasbourg.

Notes:

(1) Parmi les oeuvres de Gérard Bensussan, nous trouvons, sans tout pouvoir citer: Questions Juives,
Paris, Osiris, 1988; La philosophie allemande dans la pensée juive, Paris PUF, 1997; Franz Rosenzweig. Existence et Philosophie, Paris, PUF, 2000; Le temps messianique. Temps historique et temps vécu, Paris, Vrin, 2001; Qu’est-ce que la philosophie juive ? Paris, Desclée de Brouwer, 2004; Marx le sortant, Paris, Hermann, 2007; Ethique et expérience, Levinas politique, Strasbourg, Editions La Phocide, collection « Philosophie – d’autre-part », 2008; Dans la forme du monde : Sur Franz Rosenzweig, Paris, Hermann, 2009; L’Impatience des langues, Paris, Hermann, 2010; Les deux morales, Vrin, 2019; Etre heureux? Ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, Paris, Mimésis, 2019; L’écriture de l’involontaire, philosophie de Proust, Paris, Garnier, 2021. Citons également le volume collectif Contre toute attente, autour de Gérard Bensussan, Paris, Garnier, 2021.

(2) Jean-Luc Nancy s’est éteint le 23 août dernier, nous lui devons notamment, parmi ses oeuvres les plus récentes: Que faire ?, Paris, Galilée, 2016; Sexistence, Paris, Galilée, 2016; Signaux sensibles, entretien à propos des arts, avec Jérôme Lèbre, Paris, Bayard, 2017; La Tradition allemande dans la philosophie, dialogue avec Alain Badiou, édition et postface de Jan Völker, Paris, Éditions Lignes, 2017; Papiers Tombés, Éditions Le Pli, 2018; Exclu le Juif en nous, Paris, Galilée, 2018; Démocratie, Hic et Nunc, avec Jean-François Bouthors, Paris, Éditions François Bourin, 2019; La Peau fragile du monde, Paris, Galilée, 2020; Un trop humain virus, Paris, Bayard, 2020; Mascarons de Macron, Paris; Galilée, 2021.

(3) Jean-Luc Nancy, in Contre toute attente. Autour de Gérard Bensussan, Paris, Classiques Garnier, 2021, p.138

(4) Ibid.

(5) Ibid.

(6) Ibid.

(7) Que faire de la communauté ?, Cahiers philosophiques de Strasbourg, 24, 2008, pp. 13-42.

(8) « Entretien avec Jean-Luc Nancy », Cairn info, « Corps », N°9, 2017.

(9) Gérard Bensussan, L’écriture de l’involontaire, philosophie de Proust, Paris, Garnier, 2019.

(10) Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métaillé, 2000, p.57.

(11) Likoutey Moharan, 124.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
Comments