Malgré nous: l’injuste différend historique

Différend: un conflit qui ne peut-être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux phrases en présence. C’est le cas quand elles obéissent à des régimes de formation hétérogènes. (Jean-François Lyotard, 1983)

Gilles Muller est professeur agrégé de géographie en classes préparatoires aux grandes écoles au lycée Jean Rostand de Strasbourg, ancien membre du jury de l’École Normale Supérieure de Lyon, formateur académique pour l’agrégation interne d’histoire-géographie.

Valentin Husson est philosophe, docteur, et chargé de cours à l’Université de Strasbourg. Il est l’auteur de nombreux articles sur le thème de l’écologie et de l’alimentation. Il a par ailleurs publié Vivre(s). Malaise dans la culture alimentaire, en 2018, chez les Contemporains favoris, et en 2021, chez Diaphanes, L’Écologique de l’Histoire, livre préfacé par Jean-Luc Nancy. Son prochain ouvrage, L’art des vivres, paraîtra en 2023 aux PUF.

I. Le drame de l’incorporation de force

L’Alsace, par sa position frontalière, a souvent été au cœur de conflits…

Gilles Muller : L’histoire de l’Alsace est étroitement liée à la lutte fratricide entre deux nationalismes exacerbés : la France et l’Allemagne. Par sa position frontalière, l’Alsace se trouve au cœur d’un rapport de force qui l’a fait successivement passer de l’influence germanique à l’influence française. D’abord dans le Saint-Empire Romain germanique (962-1648), elle devient progressivement une province française à la fin de la guerre de Trente Ans suite au traité de Munster en Westphalie (1648). Cette période se poursuit jusqu’à la défaite de Napoléon III lors de la guerre franco-allemande (1870-1871). Après la période du Reichsland (1870-1919), l’Alsace retourne à la France à la fin de la Première Guerre mondiale (1918). Son destin change, une nouvelle fois, avec l’annexion de la région par l’Allemagne nazie en 1940. A travers ces différents exemples vous voyez que les guerres impactent politiquement, économiquement, socialement et culturellement l’histoire de l’Alsace et des Alsaciens. Les guerres amènent aussi leur lot de désolations et de drames. L’incorporation de force est, à mon sens, la plus grande tragédie de l’histoire alsacienne.

Justement pouvez-vous expliquer ce drame connu principalement sous le nom de « Malgré-Nous » ?

GM : « Malgré-Nous », « Malgré-elles », « Malgré-eux », déportés militaires, toutes ces expressions et appellations désignent les Alsaciens-Mosellans incorporés de force dans la Wehrmacht, l’armée régulière allemande, durant la Seconde Guerre mondiale. Ces incorporés de force rejoignent l’armée de terre, de l’air et de mer, plus rarement la Waffen SS. Ils connaissent des trajectoires et des expériences de guerre très diverses. En fonction de leur affectation, ils sillonnent l’Europe, notamment le front Est, l’Afrique du Nord ou encore le Proche-Orient. Sur les 130 000 jeunes hommes incorporés, plus de 30 000 ne sont pas rentrés : la plupart mort au combat (70%), des suites de leur blessure ou en captivité notamment dans les camps de prisonniers de l’URSS.

C’est le cas de vos grands-parents…

GM : Oui mes deux grands-pères, Ernest Muller et Jacques Heintzelmann, combattent pour la France, rentrent en Alsace après la démobilisation des troupes, avant d’être incorporés de force dans l’armée allemande. Sans se connaître, ils partagent alors une expérience commune : départ sur le front de l’Est, respectivement en Lituanie et en Biélorussie, avant de finir en captivité dans le camp de Rada-Tambov. Mais cette histoire concerne également les femmes. Ma grand-mère maternelle, âgée de 23 ans, fait partie du premier contingent de travailleuses forcées (appelées initialement Arbeitsmaiden soit filles du travail puis Malgré-elles) envoyées en Allemagne pour participer à l’effort de guerre. Ces femmes œuvrent en tant qu’aides ménagères et agricoles, ouvrières dans les usines d’armement, auxiliaires de transmission et d’état-major, infirmières ou aides-soignantes dans les différentes branches de l’armée. Marlène Anstett, dans son ouvrage Gommées de l’Histoire. Des Françaises incorporées de force dans le Service du Travail féminin du IIIe Reich (2015), rappelle l’endoctrinement et les conditions de travail déplorables – hébergement indigne, foyer de maladies contagieuses, main d’œuvre corvéable à merci, traitements de stérilisation pour certaines afin d’augmenter la capacité de de travail – qu’elles ont subies.

Valentin Husson : Seul mon grand-père maternel, Joseph Ehrhard, fut incorporé de force. D’abord dans le RAD (Reichsarbeitsdienst), d’octobre à décembre 42 – qui était un service obligatoire de travail avant le service militaire –, puis dans la Wehrmacht à partir de janvier 1943. De cette incorporation, comme de la guerre, d’ailleurs, mon grand-père n’en parlait pas. Les Allemands sont venus le voir en 42, à l’âge de 19 ans, en lui demandant s’il était Français. A quoi, il a simplement répondu « oui ». Ce qui, naturellement, n’a pas suffi, puisqu’après lui avoir rappelé vertement qu’il était Allemand, ils ont menacé sa famille pour finir de le contraindre à s’engager dans la Wehrmacht.

Comment l’administration hitlérienne finit-elle par décréter l’incorporation de force en Alsace-Moselle ?

GM : L’incorporation de force n’intervient que le 26 août 1942, soit deux ans après l’annexion de l’Alsace. Elle résulte selon les autorités nazies d’une double nécessité : renforcer les troupes allemandes présentes sur le front soviétique qui subissent de lourdes pertes, et accélérer la « germanisation » et le sentiment d’appartenance des Alsaciens au IIIe Reich. Cette mesure radicale est le résultat d’un long processus et la réponse aux difficultés de l’engagement volontaire. A partir d’octobre 1941 puis par deux fois en 1942, les nazis organisent des campagnes de recrutement de volontaires alsaciens dans la Wehrmacht et la Waffen SS. Sur l’ensemble des jeunes hommes en âge de combattre en Alsace et en Moselle, 2 428 personnes se présentent, soit à peine plus d’un 1% des mobilisables, sur les 200 000 personnes concernées. Devant cet affront, les Gauleiters Robert Wagner et Josef Bürckel insistent, auprès d’Hitler, pour mettre en place un service militaire obligatoire, malgré les réticences des généraux de la Wehrmacht qui doutent de la sincérité et de l’engagement des populations de ces territoires nouvellement conquis. Hitler, d’abord réticent, se laisse convaincre en 1942 lors d’une entrevue à Berlin. Le 25 août 1942 l’ordonnance du Gauleiter Wagner décrète l’incorporation de force des jeunes hommes alsaciens nées entre 1922 et 1924 (âgés de 18 à 20 ans) puis par la suite nées entre 1914 et 1925. La même décision est prise en Moselle par le Gauleiter Bürckel le 29 août et par le Gauleiter Gustav Simon au Luxembourg le 30 août. En Alsace les premiers conseils de révision se tiennent en septembre avant les départs par train dans les gares de Mulhouse, Colmar et Strasbourg.

Pourquoi les Alsaciens sont-ils rentrés en Alsace en 1940 et se sont-ils laissés incorporer de force ?

GM : De nombreux Alsaciens-Mosellans ont d’abord combattu sous uniforme français contre les Allemands. Après la débâcle de 1940, ces soldats sont démobilisés. Certains restent en France libre avec leur famille évacuée un an plus tôt. Les Alsaciens trouvent refuge chez l’habitant dans le Gers, la Haute-Garonne, les Landes, la Dordogne, la Haute-Vienne et l’Indre. Si pour les jeunes générations la maîtrise de la langue française pose moins de problème, il n’en est pas de même pour les générations plus âgées nées sous l’Alsace allemande. Aussi de nombreuses familles reviennent-elles dans leur région natale où elles retrouvent leurs habitudes, leurs connaissances et leurs maisons – dans des états très différents en fonction des pillages -. A leur retour en Alsace, le pouvoir nazi instaure les premières lois de germanisation : interdiction de l’usage du français, création des Jeunesses Hitlériennes – facultatives puis obligatoires – enfin introduction du travail obligatoire (Reichsarbeitsdienst) pour les filles et garçons âgés de 17 à 25 ans. Il s’agit d’un service de travail de six mois soit dans les usines d’armement, les hôpitaux ou les services auxiliaires de la Wehrmacht. Vint ensuite l’incorporation en août 1942. Plusieurs milliers d’hommes tentent de rejoindre la France libre ou la Suisse frontalière malgré une zone interdite (Sperrbezirk) qui entoure la région. Là encore les destins sont multiples. Si dans la nuit du 10 au 11 février 183 jeunes hommes partis de Riespach passent en Suisse, la nuit suivante 18 hommes du secteur de Ballersdorf qui tentent la même échappée sont arrêtés et fusillés au Struthof, le camp de concentration en Alsace. Les résistances sont telles, que les récalcitrants au service militaire obligatoire sont incarcérés au « camp de sûreté » de Schirmeck, à côté du Struthof, afin d’être rééduqués. Cette mesure, visiblement insuffisante, pousse le Gauleiter Wagner à publier une nouvelle ordonnance dite de « responsabilité de clan » (Sippenhaft) le 1er octobre 1943. Les parents, au sens large, sont désormais considérés comme coresponsables en cas d’évasion et de désertion. Ils risquent la déportation dans les camps de travail situés dans le Reich et la confiscation/spoliation de leurs biens. Dans ces conditions, les résistances s’affaiblissent et de nombreux Alsaciens acceptent, « malgré-eux », leur sort.

Quelle serait la trajectoire « classique » d’un incorporé de force ?

GM : Si, là encore, il est difficile à la vue du nombre de destins individuels exceptionnels de dresser le parcours type d’un incorporé de force, il est néanmoins possible de dresser des expériences communes. La plupart de ces jeunes hommes ont connu trois périodes : une période de mobilisation sous l’uniforme français entre 1939 et 1940, une période d’incorporation de force sous l’uniforme feldgrau allemand entre 1942 et 1944 sur le front de l’Est, enfin pour quinze mille d’entre eux, l’internement en territoire soviétique dans le camp de prisonniers de Tambov de 1943 à 1945-1946. Les conditions extrêmes de cet univers concentrationnaire ont largement été documentées : amplitude thermique extrême (de +35° en été à -38° en hiver), maladies (dysenterie, typhus) liées à la promiscuité et à la sous-alimentation des prisonniers, appels pluriquotidiens en plein air dont le premier à cinq heures, travail forcé, corvées et conditions matérielles déplorables. Beaucoup de mémoires, écrits par les Malgré-Nous bien après le conflit, présentent cette période comme la plus éprouvante. Mon grand-père maternel prend la plume dans les années 1980 pour écrire ses mémoires. Une grande partie de son tapuscrit d’une quarantaine de pages se focalise sur la période hivernale à Tambov, preuve s’il en est que l’expérience du camp peut être bien plus marquante et violente que celle de la guerre.

VH : Mon grand-père, lui, est envoyé dès janvier 1943 sur le front de l’Est ; il passe par la presqu’île de Crimée, remonte vers Poltava puis Char’kov, et est finalement blessé par un éclat d’obus à la jambe gauche, lors d’une contre-attaque allemande, le 13 mai 1944 près de Kischinev en Bessarabie (Roumanie). Il est en suite fait prisonnier par les Russes, et demeure en captivité en 1945 dans un camp à Rostock, où on lui ampute tous les doigts de pieds en raison de gelures. Il arrive, par la suite, à obtenir des faux papiers de réfugié allemand (fuyant les bombardements) par un avocat. Mais les Anglais ne veulent pas de réfugiés, et le train dans lequel il se trouve est renvoyé à Rostock. Il arrive, enfin, à regagner sa liberté, en sautant dans un train passant en gare de Wismar (qu’il a rejoint à pieds avec un camarade depuis Rostock), mais ne s’y arrêtant pas, et à regagner Hambourg par ce moyen.

Pourquoi ce drame reste-t-il si vif dans la mémoire collective alsacienne ?

GM : Parce que ces incorporés sont triplement victimes. D’abord victimes de deux totalitarismes : l’un d’extrême-droite, le nazisme qui les enrôlent de force, l’autre d’extrême-gauche, le communisme qui les enferment. Enfin la question du retour dans la société civile et de la reconnaissance de cette tragédie mérite d’être soulevée. Beaucoup de ces soldats ont retrouvé leur famille dans l’indifférence générale. Au bruit des balles et des missiles a succédé le silence assourdissant des médias et de la classe politique. Cet « effacement de l’histoire » a certainement contribué à accentuer les souffrances de ces familles et à créer un sentiment de relégation dans l’histoire du roman national. Pour reprendre la belle formule de l’historien Henry Rousso, il s’agit d’un « passé qui ne passe pas ».

VH : Gilles Muller a raison : les « malgré nous » alsaciens ont été triplement victimes. Et la blessure la plus vive, de laquelle nous héritons, c’est avant tout de n’être considéré, nous Alsaciens, que comme des Français de seconde zone, des Français de l’extérieur, des Français qui se sont compromis avec l’ennemi. Aujourd’hui, encore, je parle depuis la discipline qui est la mienne, la philosophie, Strasbourg est considérée comme ville à part dans la philosophie française. La dénomination « Ecole de Strasbourg », qui n’a été utilisée que dans la ‘‘France de l’intérieur’’, et qu’à des fins polémiques, recouvre un soupçon ou une suspicion : celle d’une intelligence avec l’ennemi. L’Ecole de Strasbourg a été le nom donné à cette séquence de pensée strasbourgeoise, regroupée autour de Nancy et Lacoue-Labarthe, entre autres, et qui s’inscrivait dans le courant de la déconstruction, et d’un certain heideggerianisme français. Nous, Alsaciens, ou nous, Strasbourgeois (je parle ici de Strasbourg comme du cœur académique, culturel et intellectuel de l’Alsace), sommes toujours, au regard de notre histoire ballotée entre deux cultures et deux territoires, soupçonnés d’être plus Allemands que Français. Il n’y a qu’à se rappeler les fameux lapsus de Thierry Roland, quand Strasbourg gagne contre Amiens en 2001 la Coupe de France, et qu’il s’écrie « La coupe va quitter la France » ; ou Sarkozy, président de la République, qui s’exclame : « si je vous dis cela, c’est parce qu’on est en Allemagne, ici… ». Cet entre-deux inconfortable, bien qu’enrichissant, signifie, littéralement, en philosophie, que l’École de Strasbourg, parce qu’elle est affiliée à la tradition allemande, au passage et à la traduction de Husserl et de Heidegger en France (via Levinas, notamment), est suspecte d’une sorte de ‘‘nazisme métaphysique’’ ou de ‘‘crypto-fascisme’’. Être Alsacien, en un sens, c’est être soupçonné avant la faute. Ou en tous les cas, c’est être en défaut de… De quoi ? D’identité ? D’appartenance ? De reconnaissance ? Un peu des trois, très certainement. C’est pour ces raisons, je crois.

II. La construction de la mémoire des incorporés et de son histoire

Comment se construit progressivement une mémoire de l’incorporation de force ?

GM : A l’image de la construction des autres mémoires, elle se fait en plusieurs étapes. Dans un premier temps il s’agit d’une démarche endogène avec des survivants de l’incorporation de force qui se retrouvent pour en parler ou prendre des nouvelles d’un camarade. Ces groupes, qui grossissent d’années en années, se structurent assez rapidement en association comme l’association des évadés et incorporés de force (ADEIF) du Bas-Rhin, les Orphelins de pères Malgré-nous d’Alsace-Moselle (OPMNAM) ou encore Pèlerinage Tambov. Elles se font de plus en plus en influentes, investissent la sphère publique, pèsent sur le débat politique régional, mais entraînent parfois une concurrence mémorielle qui mériterait d’être interrogée. Plusieurs travaux pionniers jouent un rôle de catharsis dans la société alsacienne. Notamment la pièce de théâtre de Germain Muller Enfin redde m’r nimm devun (Enfin n’en parlons plus, 1949) qui aborde avec sensibilité, finesse et sans complaisance les comportements des Alsaciens pendant la Seconde Guerre mondiale et rencontre un succès immédiat.

La construction d’une mémoire passe également par la reconnaissance des acteurs institutionnels. D’abord l’Allemagne qui indemnise à partir de 1981 les incorporés de force via un fonds de 250 millions de deutschemarks. L’Europe, la Région Lorraine et Alsace participent au financement à Schirmeck du Mémorial Alsace-Moselle inauguré en 2005. Enfin en 2010, un président de la Ve République, Nicolas Sarkozy, reconnait pour la première fois le drame de l’incorporation. A Colmar il déclare : « Les Malgré-nous ne furent pas des traîtres mais les victimes du nazisme et d’un véritable crime de guerre ».

Quel rôle joue l’histoire dans le « devoir de mémoire » ?

GM : Progressivement, à mesure que les faits s’éloignent, l’Histoire prend le relais de la mémoire. Les sources se multiplient : récits écrits et oraux des survivants, ouverture des archives allemandes puis soviétiques avec lesquelles sont signées un partenariat de coopération avec les archives départementales du Haut-Rhin en 1995. Cette histoire se retrouve dans une abondante bibliographie à partir des années 1980-1990 avec la multiplication des Alsatiques sur cette période, sept numéros de Saisons d’Alsace consacrés à la Seconde Guerre mondiale, et la parution de plusieurs ouvrages de référence comme Les Malgré-Nous (1995) d’Eugène Riedwieg. L’historien a un rôle essentiel dans cette recherche de la vérité historique qui met de côté l’émotion et les passions pour atteindre, même si cela est parfois utopique, la raison.

Comparativement à d’autres mémoires et histoires, ce processus apparaît particulièrement lent et long…

GM : Oui et non. Il apparaît une constante dans la construction de toutes les mémoires, celle d’un délai quasi incompressible de plusieurs décennies. Vous pouvez l’observer actuellement avec la mémoire et l’histoire de la guerre d’Algérie. Cinquante après la fin de la guerre (1962), une commission franco-algérienne sur la colonisation et la guerre d’Algérie a vu le jour à la fin du mois de janvier 2023. L’ouverture progressive des archives, l’apaisement – certes relatif – des relations entre les deux pays, ainsi que la distance chronologique par rapport aux événements passés, facilitent ce travail. A l’inverse, et cela constitue un exemple inédit, la mémoire et l’histoire de la Shoah se construisent dès les années 1960. Des historiens et journalistes commencent à travailler pour établir des chiffres et reconnaître des responsabilités, les déportés organisent et livrent leurs mémoires, les premiers témoignages sont recueillis. Le procès Eichmann, qui comparaît en avril 1961 à Jérusalem, marque un tournant décisif. Il permet de mieux comprendre la mise en œuvre et les rouages de l’extermination des juifs d’Europe. Cent-onze témoins se succèdent à la barre pour dénoncer l’abomination devant les médias du monde entier, dont Hannah d’Arendt alors correspondante pour The New Yorker. En France, il faut attendre le film Shoah (1985) de Claude Lanzmann et la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat, en 1995 par Jacques Chirac lors de la commémoration du Vel d’Hiv, pour une véritable prise de conscience collective.

Pourtant le procès de Bordeaux, en 1953, de certains incorporés de la classe 1926 versés d’office dans la Waffen SS aurait pu être l’occasion de mieux comprendre en France cette question ?

GM : Oui le procès de Bordeaux vise vingt-et-un accusés présents à Oradour-sur-Glane ; village tristement célèbre pour le massacre de sa population civile par une compagnie SS le 10 juin 1944 en représailles à des actions de sabotage et de résistance dans la région. Parmi ces accusés : des soldats allemands, treize Alsaciens incorporés de force et un volontaire alsacien. Le verdict prononcé va de la peine de prison pour les incorporés de force jusqu’à la peine de mort pour le volontaire et un officier allemand. Ce dénouement est très mal accueilli dans la « France de l’intérieur » où de nombreux courriers adressés au président du tribunal militaire réclame la peine de mort pour tous les participants. En Alsace, on estime que les Français n’ont rien compris à la singularité de l’histoire alsacienne. Cette franche opposition engendre pour plusieurs décennies une fracture dans la nation et une rancœur réciproque comme le souligne l’historien Jean-Laurent Vonau dans Les Malgré-Nous et le drame d’Oradour (2003). Ce procès intervient visiblement trop tôt et reste une occasion ratée de comprendre ce drame à l’échelle nationale, même si ce n’est pas à la justice d’écrire l’histoire.

Justement, dans la perspective d’une étude multi-scalaire, l’incorporation de force se réduit-elle à une tragédie régionale ?

GM : Non. L’incorporation de force dans le travail forcé ou le service militaire a concerné plusieurs autres pays européens : la Pologne (environ 300 000 personnes), la Slovénie (39 000), le Luxembourg comme évoqué précédemment (9 100 personnes), ou encore une petite partie située à l’est de la Belgique dans les cantons d’Eupen et de Malmedy (plus de 8 000 personnes). L’histoire de l’incorporation de force est donc une histoire européenne avec plus de 500 000 hommes intégrés à l’armée allemande pendant toute la durée du conflit. Cette histoire n’est pas seulement celle des Alsaciens mais celle des Européens.

Qu’est-ce que, philosophiquement, ce déchirement de l’Alsace dit de l’identité alsacienne?

VH : Je dirais que ce tiraillement entre deux cultures marque, encore aujourd’hui, que ce soit consciemment ou inconsciemment, les Alsaciens. Être Alsacien, c’est avoir le cul entre deux chaises. Les enfants, ou les petits-enfants, ou les arrières petits-enfants des colonies connaissent exactement le même vertige. En Alsace, et ma mère, par exemple, me l’a toujours dit : on est d’abord Alsacien, puis Français. Quand ce n’est pas la culture allemande qui précède cette francité. Il y a donc un clivage remarquable dans la subjectivité alsacienne, un conflit de loyauté entre des appartenances – plus que des identités – multiples. Ce désarroi, au-delà du vertige, constitue une incroyable richesse. L’Alsace est une frontière, un carrefour, une zone tampon déjà imprégnée de deux fonds culturels différents, bien qu’européens. L’Allemagne infuse en Alsace au même titre que la France.

Ce n’est pas pour rien que Strasbourg fut en cela désignée capitale européenne, ou qu’elle ait été, au 20ème siècle, une ville philosophique, tout aussi considérable et importante, d’un point de vue international, que Paris, avec le passage notable de Levinas, Blanchot, Canguilhem, Cavaillès, Halbwachs, Nancy, Lacoue-Labarthe, ou Derrida. Cet entre-deux troublant a été sa force politique et pensante. Pour une raison simple, c’est que la pensée ne peut penser qu’au-dessus de l’abîme, dans l’inconfort d’une appartenance plurielle qui, jamais, n’a pu et ne pourra constituer une identité assurée et rassurante.

Un Alsacien est, fondamentalement, inquiet de l’identité et en vient, par là même, à inquiéter toute identité en l’ouvrant à plus qu’elle-même. J’ai toujours pensé que la phrase fameuse de Levinas, à propos d’une « pensée qui pense plus qu’elle ne pense », disait quelque chose de son passage en Alsace (sans compter toutes ses formulations concernant le sujet éthique : « malgré soi pour un autre », le « sujet otage » d’Autrui, etc.) L’Alsace passe l’Alsace, parce qu’elle passe la France et l’Allemagne. Elle est « trop » ou « pas assez » : trop allemande ou pas assez française, précisément parce qu’elle est la rencontre déchirante de cette déchirure intérieure et extérieure.
Pour ma part, si je puis faire ici le lit à la biographie ou à l’autobiographie, mon histoire familiale est le fruit de cette déchirure. Ne serait-ce que du côté maternel (du côté paternel, l’histoire est tout aussi déchirante, et faite d’abandons sur plusieurs générations), mon grand-père, Joseph Ehrhard, épousa, à son retour de la guerre, ma grand-mère, Monique Heinrich ; quand lui était sur le front russe, en tant que « malgré nous », mon arrière grand-père maternel, Joseph Heinrich, le père de sa future femme, devait produire un arbre généalogique à son employeur afin de prouver qu’il n’avait pas d’origine juive. Origine juive avérée, puisqu’il venait d’ascendants juifs convertis au catholicisme. Voyez comment les déchirures, les écartèlements entre les histoires plurielles sont courantes ! Et qui est-on, vraiment, lorsque l’on est le descendant d’une double culture à laquelle on a été plus moins assimilés ou intégrés de force, malgré soi, et d’une appartenance religieuse qui a été depuis le XIV°siècle persécutée sur ses propres terres ? Qu’on ne me demande pas pourquoi l’Alsace abrite tant de psychanalystes !
A ce titre, je me suis toujours amusé à dire que j’étais un philosophe allemand de langue française. Ce qui, bon gré mal gré, dit avec justesse et justice cette double contrainte, sans contradiction, qui travaille chaque Alsacien. Allemand, parce que Français, Français parce qu’Allemand, et partant, Alsacien – hybridité inclusive plus qu’exclusive. Le genre inclusif est une invention, si l’on voulait ironiser, alsacienne. Ce n’est pas anodin si c’est en Alsace que Derrida a été le mieux reçu, et le plus invité à parler. L’Alsace est la Terre promise de la déconstruction – et avant toute chose, de la déconstruction de l’identité, de l’identitaire ou de l’identique ; celle « d’un passé qui ne passe pas », comme le disait Gilles Muller en citant Rousso, et qui vient, malgré nous, nous ouvrir à plus que nous-mêmes.

Chronologie :

3 septembre 1939 : la Grande-Bretagne et la France déclarent la guerre à l’Allemagne d’Hitler.

16 juin 1940 : Pétain demande l’armistice à la suite de la débâcle de la « Drôle de Guerre ». Les Allemands entrent en Alsace.

20 juin 1940 : l’Alsace et la Moselle sont annexées de facto au IIIe Reich, au mépris du droit international et sans qu’aucun traité ne soit signé.

2 septembre 1940 : les organisations des Jeunesses Hitlériennes sont créées en Alsace pour les garçons et les filles de 10 à 18 ans. L’adhésion, dans un premier temps facultative, devient vite obligatoire.

8 mai 1941 : introduction du RAD (Reichsarbeitsdienst) en Alsace, obligatoire pour les filles et garçons âgés de 17 à 25 ans. Il s’agit d’un service de travail de six mois soit dans les usines d’armement, les hôpitaux ou les services auxiliaires de la Wehrmacht.

25 août 1942 : ordonnance du Gauleiter Wagner décrétant l’incorporation de force des Alsaciens dans la Wehrmacht.

1er octobre 1943 : ordonnance introduit la Sippenhaft (responsabilité du clan) c’est-à-dire la responsabilité parentale collective en cas de désertion d’un incorporé de force.

8 février 1944 : incorporation de force d’Alsaciens de la classe 1926 dans la Waffen SS.

12-13 janvier 1953 : procès de Bordeaux. 13 incorporés de force et un engagé volontaire alsaciens sont jugés pour le massacre d’Oradour-Sur-Glane.

23 février 1979 : un accord franco-allemand prévoit le versement par l’Allemagne d’un fonds de 250 millions de Deutschemark pour l’indemnisation des incorporés de force.

2 octobre 1995 : un accord organise l’accès aux archives russes pour les familles passant par les Archives du Haut-Rhin.

18 juin 2005 : ouverture à Schirmeck du Mémorial Alsace-Moselle.

8 mai 2010 : le président de la République affirme à Colmar que les « Malgré-nous ne furent pas des traîtres mais les victimes du nazisme et d’un véritable crime de guerre ».

27 et 28 octobre 2022 : premier colloque au Mémorial de Caen sur l’incorporation de force en Alsace-Moselle.

« Face au nazisme : le cas alsacien », Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, 2023

 

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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