Qui a peur de la déconstruction ?
Valentin Husson est docteur, professeur de philosophie, et chargé de cours à l’Université de Strasbourg. Il a publié Vivre(s). Malaise dans la culture alimentaire (Les contemporains favoris) et L’Ecologique de l’Histoire (préface de J.-L. Nancy), chez Diaphanes (coll. « Anarchies »). Il travaille actuellement sur un ouvrage intitulé Critique de la raison puritaine. Bruno Tackels, spécialiste de Walter Benjamin, producteur et chroniqueur sur France Culture aux cotés d’Alain Veinstein, est philosophe et critique de théâtre.
« Déconstruire la déconstruction ». Voilà le mot d’ordre d’un colloque soutenu en Sorbonne, et intitulé « Après la déconstruction », le 7 et 8 janvier dernier, et ouvert par le Ministre de l’Éducation nationale, J.-M. Blanquer. Ce dernier a qualifié, à ce titre, la déconstruction, et le nom propre qui s’y rattache immédiatement, Jacques Derrida, de « virus ». Mais qui a donc peur de la déconstruction ? Ce mot, qui a subi un mésusage de plus en plus fréquent, depuis une dizaine d’années, dans la bouche des politiques ? De quoi la déconstruction est-elle le nom ou le symptôme pour qu’elle déchaîne à ce point les passions ?
La déconstruction qui est, apparu, dans les années 60, sous la plume de Derrida, et visait à rendre compte d’un examen critique de notre histoire philosophique. La déconstruction nommait, au fond, la manière d’ouvrir la pensée passée à son impensé à venir : tout grand texte de la philosophie, de la littérature, porte en lui une nouveauté, une intempestivité, qui aide à comprendre le présent. La déconstruction rendait compte de ceci : que pour penser le nouveau, il fallait en revenir à l’ancien ; que tout grand texte pense contre lui-même, contre son auteur, et délivre un autre son de cloche, une autre interprétation, que le commentaire universitaire admis. Car il n’y a pas de nouveau, simplement du renouveau.
C’est dans cet esprit qu’il s’est fortement impliqué dans le Groupe de Recherche sur l’Enseignement de la Philosophie (GREPH), qui a mis en œuvre des expériences d’enseignement de la philosophie à des enfants de l’école primaire. Au plus loin d’un quelconque endoctrinement, l’enjeu est d’ouvrir l’enfance aux questions qu’elle porte, et compter sur l’intelligence des enfants pour construire des questionnements complexes, à l’aide des expériences que permet la philosophie. Il faudra en effet s’interroger sur le destin de ces travaux. Pourquoi sont-ils restés lettre morte, pourquoi n’ont-ils jamais été mis en œuvre par l’Éducation nationale ?
Ce à quoi on assiste, désormais, c’est à une volonté de liquider cet héritage, ce geste de pensée. Des néo-réacs, paniqués par la « cancel culture », entendent annuler ce que la culture a fait de mieux au XX° siècle. Il est étonnant de voir comment la réaction prend inévitablement la forme de ce qu’elle exècre. « Deviens ce que tu hais » : voilà la formule de toute pensée réactive. Il s’agirait, par conséquent, de faire table rase du passé, de reproduire le modèle américain, tant vilipendé par ces mêmes individus, d’épuration des bibliothèques et des Universités ? Ce qui s’organise, en somme, c’est une censure de toute pensée novatrice. « Déconstruire la déconstruction » équivaut à « critiquer la pensée critique ». Il s’agirait, de fait, de se préparer à ne plus interroger notre histoire, mais à accepter des savoirs positifs, des injonctions managériales, des mesures médicales, édictées par une Haute autorité, faites pour « notre bien ». Qu’on ne s’y trompe pas : cette remise en cause de la déconstruction participe pleinement de l’air du temps. Christine Lagarde l’avait formulé en 2007 devant l’Assemblée nationale : « La France est un pays qui pense. Il n’y a guère une idéologie dont nous n’avons fait la théorie. Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi, a-t-elle ajouté, j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant, retroussons nos manches. » Ce qu’on nous prépare, c’est une contre-révolution des Lumières, non pas, comme le disait Kant, « Aie le courage de ton entendement », « Aie le courage de penser par toi-même », mais « Aie le courage de (te) dépenser sans penser ». Notre président jupitérien n’aura cessé de nous dire, comme un père muselant son enfant : « je pense donc tu suis ». Il est évident qu’à gouverner avec une telle maxime, on dispense ses sujets de tout examen critique sur le monde tel qu’il se fait. « Vous n’êtes pas d’accord ? – C’est que vous êtes complotiste, ou peut-être bien islamo-gauchiste, ou peut-être encore, déconstructionniste… »
Il ne s’agit pas pour nous de défendre la déconstruction, mais d’en faire vivre les lignes de fuite, par-delà l’hagiographie et l’inquisition. Procéder à des jugements définitifs sur le passé n’est pas l’urgence de notre temps. Entendre ses échos enfouis, penser ses archives endormies pour éclairer notre chemin collectif est une tâche autrement exigeante. La déconstruction n’est irrationnelle que pour ceux qui la lisent comme un slogan, elle est une boussole pour tous ceux qui s’exposent à la quête d’un sens commun.
Ceux qui ont peur de la déconstruction sont ceux qui ont peur d’une société libre, et non encore soumise à l’omnipotence du marché, qui, lui, pour tourner, ne nécessite pas qu’on pense, mais qu’on s’adapte, qu’on applique, qu’on suive les directives. « Sachant pouvoir compter sur votre collaboration », cette phrase que l’on retrouve au bas de nos mails professionnels, dit le tout de l’époque : feignant de vous laisser libre de vous adapter, le choix a déjà été fait pour vous ; surtout ne pensez plus, la déconstruction nuit grandement aux constructions nécessaires au marché de demain ; nous contrôlons la situation. Les Contre-Lumières sont « En marche ». Et une déconstruction de toutes les peurs de notre temps (de l’étranger, d’un virus, de la mort, etc.), y compris celle s’apeurant d’une pensée déconstructive et critique, nous aiderait certainement à mieux comprendre la servitude volontaire qui nous attend.