Covid-19: Viralité, immonde et e-monde

#Valentin Husson
#Valentin Husson

Valentin Husson est docteur, professeur de philosophie, et chargé de cours à l’Université de Strasbourg. Il a publié Vivre(s). Malaise dans la culture alimentaire (Les contemporains favoris), et publie prochainement L’Ecologique de l’Histoire (préface de J.-L. Nancy), chez Diaphanes (coll. « Anarchies »). Il travaille actuellement sur la possibilité d’une écologie cosmopolitique, entendue comme cosmétique.

Quels enseignements (écologiques, politiques, éthiques) peut-on tirer du confinement, et plus généralement, de la crise de Covid-19 ?

L’expérience du confinement nous enseigne d’un point de vue existentiel et écologique. De nombreux pays européens, prenant exemple sur le modèle de gestion de crise chinois, ont décidé un confinement général. Le mot d’ordre était : « restez chez vous ! » Cette expérience nous a appris, premièrement, la solitude. Et plus, et mieux, elle nous a appris que la solitude n’était pas l’esseulement. Seul face à soi-même, dans l’ennui peut-être de son existence, je reste seul avec l’autre. La distanciation sociale a fait société, a fait même proximité.

Le lointain est devenu mon prochain. Et confinés, nous sommes devenus plus proches des confins de l’humanité que lorsque nous étions connectés et libres de nos mouvements. « Connecting people » disait le slogan d’une entreprise de télécommunication finlandaise. On constate désormais ce qu’on savait déjà : les réseaux sociaux sont des réseaux asociaux, et l’hyperconnectivité nous esseule. Tout le paradoxe est que c’est dans la solitude confinée que nous avons retrouvé la solidarité.

Et quoi d’étonnant ! puisque ce beau mot de « solidarité » dérive de salvus « salut », et de sollus « tout entier », lequel est apparenté à solus également, celui qui est seul, ainsi que soleo : « s’habituer à, faire sien ». Je ne sais pas s’il y a eu un salut de l’âme mondiale durant cet isolement, mais ce que je crois savoir, pour l’avoir ressenti, c’est que ce confinement nous a contraint à nous habituer, et à faire nôtres, d’autres modes de vie, lesquels n’étaient autres qu’une solitude solidaire.

Au fond, ce qui a affleuré n’a été rien de plus que la structure même du psychisme (selon Levinas) : le Moi est traversé par de l’Autre, duquel il doit répondre, duquel il est donc responsable. C’est exactement ce qui s’est passé dans la solitude de nos appartements : nous sommes seuls avec l’autre, avec des autres. Et nous nous sommes organisés pour partager notre solitude, pour faire des bibliothèques solidaires par envois de fichiers informatiques, pour redistribuer de la nourriture, pour fêter, comme on pouvait, chacun pour soi, mais la solidarité pour tous, et pour rendre hommage, tous les soirs à 20h, par des applaudissements nourris, aux personnels de santé et aux pompiers.

Nous n’avons jamais été aussi solidaires que reclus chacun chez soi. Nous n’avons jamais été aussi libres que astreints à rester chez soi. C’est que la liberté du néolibéralisme – on le savait – était une aliénation. Fallait-il être si aliéné pour qu’un confinement nous permette un retour à soi ?

La deuxième leçon d’espoir que nous pouvons tirer de ce confinement, c’est que le Covid19, paradoxalement, a déployé de par le monde ce que pouvait être, pour un sens, une cosmétique (j’entends par cosmétique – qui vient du grec kosmos, le « monde » – la coappartenance écosystémiquement harmonieuses des vivants concourant à la permanence de la vie terrestre, et se donnant pour ce qui est des humains, politiquement pour but de réparer les dommages qui lui ont été infligés) : enfin les diverses gouvernances ont pris des mesures politiques – et non plus de gestion administrative des choses – en limitant les transports aériens, commerciaux, la fin de la chasse à courre, ou la restriction des déplacements jugés inessentiels à la vie ; enfin elles ont repris l’économie en main, en pleine crise financière (les bourses mondiales avaient dévissé en l’espace de deux semaines de 30 à 40%), pour soutenir les entreprises, éviter les licenciements, et même envisager la nationalisation de celles-ci.

Parmi ces mesures, certaines ont, du point de vue mondial, fait drastiquement baissé la pollution. La maîtrise de l’économie et la restriction, par la loi (fût-elle loi d’exception), de certaines de nos libertés (que nous jugeons sacrées parce que, nous autres vieux européens, nous pensons que l’essence de la vie se trouve dans la liberté de l’esprit devenu désormais libéral et libertaire) a montré que ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de moins d’État, mais de plus d’État.

Par suite, ce n’est pas de plus de liberté dont nous avons besoin, mais de plus de restrictions ou de contraintes (car nous savons très bien que la pulsion originaire de l’humain est une pulsion de destruction : la loi, en ce sens-là, permet de contraindre, comme l’avançait lucidement Freud, nos pulsions archaïques illimitées et de les réfréner dans leur élan afin de créer de l’association là où il y a de la dissociation, bref afin de créer de la cosmétique sur fond d’acosmétisme). Nous avons besoin ainsi d’un principe de prévoyance politique (ce qui est peut-être autre chose que de la planification). Il peut y avoir encore de la politique, pour autant que la politique ne soit pas indexée simplement sur de la logistique de court terme.

J’ai cependant marqué une réserve en disant que le Covid-19 nous avait montré la forme que pouvait prendre une cosmétique car nous avons pu également constater le repli des États sur eux-mêmes, et l’absence de stratégie mondiale concernant l’endiguement de la propagation de ce virus. L’Union-Européenne a une nouvelle fois montré qu’elle n’était qu’une Europe de la monnaie, c’est à-dire de la libre circulation de l’argent (et des virus), et non pas une Europe politique, capable de déterminer une action commune et coordonnée.

Ainsi, s’il y a eu une victoire écologique (victoire accidentelle, puisqu’elle ne fut que l’effet des mesures prises sans que la baisse tendancielle de la pollution soit visée par nos gouvernants), et une modeste victoire d’une cosmopolitique restreinte (soit au sens national du terme), il n’y a pas eu de signes prometteurs et encourageants en vue d’une cosmopolitique générale et internationaliste. Ce qui avère, négativement, que la globalisation économique n’est, encore une fois, pas une mondialisation politique ! Que les marchandises et l’argent circulent ne signifie pas qu’une coopération politique ait lieu entre les États. On ne peut faire monde économiquement.

L’Europe en a fait douloureusement l’expérience avec une Union-Européenne qui s’est avérée être une Désunion-Européenne. L’eurozone du marché commun et de la monnaie unique qui devait faire notre Union a touché ses limites : l’économie ne crée pas un monde, mais du global. La mort de l’U-E, dont personne ne doutait, ne peut désormais plus être niée. Elle n’aura jamais pu se tenir à la hauteur de la belle idée des Lumières d’une Europe unie politiquement dans la solidarité et contre la guerre (ou contre toutes les puissances mortifères).

Nul cosmopolitisme européen – si ce n’est pas déjà une contradiction dans les termes ! – ne s’est dégagé. Pis encore, ce qui a été mis exergue fut les égoïsmes nationaux, et la désolidarisation des Etats entre eux. Au plus fort de la pandémie, en Italie, la Chine a décidé d’envoyer dans ce pays 680000 masques pour soutenir la population et le personnel soignant. Cet avion a fait escale en République Tchèque. L’Italie n’a jamais vu sa cargaison. Tout est dit.

Plus positivement, le confinement, dans l’interruption catastrophique de la globalisation, a révélé la vérité du monde. Dans l’isolement, nous avons trouvé de quoi admirer le monde dans sa nudité dans sa présence éclatante en deçà ou au-delà des flux marchands et affairés. Nous avons pu entrapercevoir le désastre d’un monde sans nous, et craindre ainsi pour notre disparition. (Y aura-til, en cela, une prise de conscience mondiale des dangers de l’Anthropocène, et d’une possible extinction de la vie humaine, et de la vie terrestre en général ? Rien n’est moins sûr.

Bien que le spectacle de ces rues désertes aurait tout intérêt à déterminer politiquement un principe de prévoyance et précaution écologique.) Les rues vides de Wuhan, Rome, Madrid ou Paris nous ont donné la vision d’un monde suspendu. L’époque du confinement est celle de l’ épokhè. Le monde est apparu dans la mise entre parenthèse de la planète. (La planète, pour moi, fait signe vers l’errance économique globalisée incapable de créer un monde commun et uni – c’est d’ailleurs son étymologie grecque : planếtês signifie « astre errant »).

Sa vanité nous a sauté aux yeux : cet évidement soudain de ces lieux bien connus, digne des pires films apocalyptiques, a fait apparaître la vacuité de la globalisation. Nous nous reconcentrons, malgré la mort rôdant et frappant, sur la vie – et sur ce qui en fait sa dignité : la pensée, la beauté, la justice. Nous lisons, contemplons et nous soucions, renfermés chez nous, de ces autres que notre présence dans les ruelles pouvait contaminer. Nous avons écrit. Nous nous sommes, paradoxalement, en pleine pandémie, détoxifiés.

Je ne veux en rien romantiser les choses – dans une période où des personnes sont mortes et meurent encore, et où les classes populaires sont forcées, scandaleusement à travailler au motif justement de la globalisation marchande, et exposées, plus qu’aucune autre classe, au virus (ce que montre l’exemple américain, où la communauté noire est beaucoup plus touchée que la communauté blanche). Je veux simplement souligner cette ex-périence au sens le plus fort et étymologique du terme qui indique : la traversée d’un péril.

Périlleusement, donc, quelque chose (et seulement quelque chose) d’une cosmétique a été aperçu. Négativement, je le reconnais. Négativement, oui, car ce que j’appelle cosmétique ne cherche pas à déterminer un confinement généralisé, bien plutôt cherche-t-elle à dégager une manière de vivre harmonieusement avec tous les vivants en respectant la beauté du monde (son harmonique concourant à la permanence de la vie), et donc, la vie terrestre. Cette pandémie met, par conséquent, au jour que ce n’est pas simplement de ce virus dont nous souffrons, mais de la globalisation comme virus ou viralité intoxiquant la beauté de notre monde. Le technocapitalisme détériore l’harmonique des écosystèmes et permet la prolifération des virus passant des animaux sauvages à l’être humain et la vie en général. Elle révèle au fond notre crise écologique.

D’un virus, l’autre. L’un interrompant l’autre. C’est là la logique même auto-immune du monde qui, se détraquant et étant bouleversée, nous a conduit, en nous protégeant de la mort, à retrouver ce qu’il y avait d’essentiel dans nos vies. Pour la première fois, des gouvernements ont usé de distinctions conceptuelles qu’on ne les soupçonnait pas même capables de faire, afin de décider de l’action à mener. Ainsi l’essentiel – la préservation de la vie collective – est venu s’opposer à l’inessentiel des échanges marchands et de l’affairement à l’emploi.

Naturellement, ce qu’il faut souligner à ce compte n’est pas que la convivialité, dans toutes ses formes festives (restaurant, café, discothèque), ait été décrite comme inessentielle, mais que le non-essentiel a touché, cette fois-ci, les flux économiques. Face au péril, c’est bien la globalisation marchande et le devenir économique planétaire qui ont été montrés dans l’inessentialité des rapports qu’ils engageaient. Et c’est bien la vie qui a été restituée comme principe invariant et horizon indépassable de la politique. « Agis de telle façon que tes actes n’entrent pas en contradiction avec la sauvegarde de la vie humaine mondiale ». Voilà l’impératif catégorique qui est ressorti de ce confinement sous le hashtag : #tuttiacasa

Un tel impératif nous rappelle à ce que j’ai appelé ailleurs (dans un livre qui paraîtra, bientôt, je l’espère, intitulé  »Restituer l’espoir. Après la déconstruction, la restitution ») le principe d’espoir prévoyant. La leçon qu’il nous faut tirer de cette pandémie doit être généralisée, tout comme son impératif, à l’écologie. Car ce que nous avons à comprendre désormais est que la préservation de la vie, en cette période virale, doit être élargie à la vie de tous les vivants. Dès lors, cet espoir a à se dire : « Agis de telle sorte que ton action ne soit pas incompatible avec l’espoir de la permanence d’une vie terrestre, qu’elle soit animale, végétale ou humaine ».

La recrudescence des virus au cours du XX° et XXI° siècle (Chikungunya, Ebola, Sras, etc.) provient aussi de la destruction du monde sauvage, et des frontières de plus en plus poreuses entre ce dernier et celui de nos animaux domestiques. Bien souvent, en effet, les virus se transmettent d’un animal sauvage à un autre domestique, puis à l’être humain. Du pangolin à la chauve-souris habitant nos villes, voilà le chemin de la propagation d’un virus à l’heure de la disparition des écosystèmes. L’envahissement du monde sauvage par l’humain fait céder les remparts nous protégeant de la diffusion des épidémies. C’est pourquoi les virus et les épidémies doivent être pensés comme des problèmes appartenant à l’écologie.

Le Covid-19 ne fut ainsi qu’un élément structurel dans une structure problématique plus générale. Derechef, c’est la logique occidentale que j’ai nommée échologique (soit la logique d’appropriation technique de l’environnement à des fins économiques – ekhein en grec dit l’ « avoir », et oikeiosis : le fait de s’approprier quelque chose), dans mon livre L’Ecologique de l’Histoire, et dans laquelle la Chine s’est désormais inscrite pleinement depuis Deng Xiaoping, qui détruit petit à petit la vie sauvage en s’appropriant toujours davantage d’espace, et qui, nonobstant le cas particulier de la Chine, pollue toujours plus afin de produire des richesses.

La Chine est, par ailleurs, le pays le plus pauvre en forêts : 16 % de ses terres seulement sont recouverts par celles-ci tandis qu’au Japon elles recouvrent 74 % de la surface terrestre. Il y a cinq à six fois moins d’acre de forêts par personne en Chine que dans le reste du monde. La déforestation a débuté à l’époque du Grand Bond, entre 1958 et 1965, afin de produire le combustible nécessaire à la production d’acier (dans laquelle les Chinois s’était spécialisée).

Ce recul des habitats naturels est corrélé avec la propagation des virus des animaux sauvages à l’être humain. La seule réponse à donner à cette appropriation aliénante du monde, réduisant celui-ci à une mappe-monde ou à un globe économique où la beauté est touchée par l’immonde et la négligence, est une réponse écologique. Seule celle-ci pourra d’ailleurs prévenir les épidémies futures. De l’échologie arraisonnante à l’écologie cosmétique et cosmopolitique, voilà le sens désormais de notre Histoire. C’est ce sens-là que je défends dans L’Ecologique de l’Histoire.

Qu’est-ce que logique immunitaire du confinement nous donne-t-elle à penser ? Et qu’est-ce que le mot « confiner » nous apprend-il ?

L’écologie politique nous engagera à repenser l’auto-immunité du vivant. Pour lors, la philosophie n’a envisagé que sa logique perverse (de repli, de rejet), soit la manière dont le vivant se préserve de la mort en se donnant la mort. Qu’est-ce que l’immunité ? C’est la capacité de l’organisme à se défendre contre une agression infectieuse, ou contre une maladie donnée. Néanmoins, cette logique peut se retourner contre elle-même. L’immunité peut devenir auto-immunité.

En d’autres termes, ce qui conserve la vie peut se retourner contre la vie, et la rendre malade, ou la faire dépérir. Les maladies auto-immunes sont une inflammation de l’organisme liée à une hyperactivité du système immunitaire. Ce qui devait permettre la vie, la rend impossible. Ce qui devait faire vivre, fait mourir. Les auto-anticorps peuvent empêcher le travail des anticorps luttant contre la maladie, par exemple. Au fond, les auto-anticorps sont des anticorps qui se retournent contre l’organisme qui les a produits. Tout organisme, en voulant préserver la vie, peut produire une réponse immunitaire.

La logique immunitaire déployée lors de ce plan d’urgence consiste en un confinement strict des individus, cherchant à invertir l’asymptote de la contagion vers une décroissance de celle-ci. La distanciation sociale préserve dès lors la vie commune, la vie en société. Par ailleurs, chaque État a décidé de fermer ses frontières, interdisant par là toute entrée d’un corps étranger et menaçant pouvant être porteur du virus sur le sol de celui-ci. Au fond, cette logique répond de la logique classique des États ouverts de toutes parts aux flux marchands et financiers, mais reclus sur soi concernant les flux humain et migratoires (hors immigration économique).

Au reste, ce qui apparaît dans ces communautés s’immunisant contre un virus en se confinant, c’est une logique paradoxale : plus je vis pour la vie, plus je suis seul, plus je suis solidaire. Le quant-à-soi fait communauté. Le retranchement tranche avec l’isolationnisme et ouvre à l’exposition éthique. La solidarité n’est pas permise pas la cohue mais dans le retrait et la solitude. Autrui ne peut m’affecter dans sa faiblesse que lorsque, seul avec moi-même, je me rends compte que je suis seul avec de l’autre, seul et déjà un autre, « soi-même comme un autre » (Ricœur).

La confinement a été l’expérience de ce que la solitude confinait à la solidarité. Car qu’est-ce que la solitude sinon ce temps long où étant face à moi-même, sans divertissement, je pense à ma vie, et donc à ma mort ? Soyons pascalien : dans la solitude se révèle l’ennui – que nous cherchons à fuir tant il est plus facile de vivre avec un bandeau devant les yeux – ce temps trainant en longueur, que l’allemand dit mieux que le français – Langweile –, et qui révèle par un twist surprenant que, le temps ne passant pas, ce n’est pas le temps qui passe mais nous qui passons. D’où la fuite devant le temps présent et tout ce qui est ennuyeux ; d’où le divertissement constant, et les réseaux sociaux ; d’où les passe-temps afin d’oublier que c’est nous qui y passons.

Or c’est dans cette solitude, où chacun a pris conscience de sa mort, ou de sa mortalité, que s’est organisée une solidarité inédite. Pour être tout entièrement à l’autre, je dois être tout entièrement seul. Seul avec moi-même, je comprends que nous sommes tous seuls face à notre destin et à la commune limite qu’est notre mort. Le solidarité suppose la solitude, comme le monde suppose l’ermitage. Générosité du quant-à-soi ; monde s’unissant sans mondanité. Pour protéger des vies, dit-on, il faut avant tout se protéger soi. Autre version pour dire : « Je reste chez moi, je sauve des vies ».

Il faut être, à ce titre, attentif au verbe « confiner » : de manière transitive, il indique une exposition à une limite ; tandis que de manière intransitive il fait signe vers une contrainte à rester dans certaines limites. Il dit à la fois l’exposition et le retrait ; la venue en présence et l’absentement. Dans ce verbe même apparaît une solitude retirée se donnant par-delà toute limite. La vie la plus vivante n’est possible que dans le retrait de la vie.

L’éthique suppose toujours une élection m’intimant à agir moi, et non un autre, pour un autre menacé : elle insinue donc toujours déjà une solitude, par laquelle je suis le seul à pouvoir répondre à l’autre et de l’autre, et par laquelle, tout encore, solitude doublée par la solitude, je suis seul devant mes responsabilités. Ce qui appert, par conséquent, dans ce confinement, c’est cette cosmétique du monde où l’immonde ordonne un nouvel ordre de coappartenance harmonieux confinant, dans le quant-à-soi d’une vie s’immunisant de la mort, à une vie commune. Le confinement confine à la solidarité .

Logique immunitaire unique : un virus aura donc limité une autre viralité. La pandémie de Covid-19 a interrompu le technocapitalisme enchâssé dans une échologique ou une pléonexie illimitées. Un au-delà de la logique auto-immune du vivant s’est dessiné. Se garder de l’autre n’a pas engendré la mort, mais la vie. Là où la logique auto-immunitaire, telle que dégagée par Derrida, entendait montrer que l’Un se gardant de l’Autre, l’intériorité se calfeutrant de l’extériorité, ne pouvait que perversement, poussée jusqu’à une certaine limite, causer la mort de ce qui préservait sa vie ; le confinement a mis en exergue une autre logique immunitaire, où en se gardant d’Autrui, j’ai préservé Autrui, et lui ai donné non pas la mort, mais la vie !

Cette logique est en cela antiauto-immunitaire. Reproduisant le repli sur soi qui, dans la logique auto-immune favorise la mort sur la vie, cette logique confinante a infléchi la logique léthifère en la retournant contre elle-même, en retournant donc la mort contre la mort en faveur de la vie. La commune immunité de la communauté a permis de freiner la contagion et le déferlement du spectre de la mort. La logique du vivant s’est inversée de telle façon qu’elle n’appartient plus à la logique du vivant, et donc à la biologie.

Allons plus loin. Car l’expérience du confinement restreint que nous vivons révèle ceci que, de fait, nous sommes confinés ici-bas. Nous ne pouvons émigrer sur nulle autre planète, pas même Mars, cette planète que pourtant les marchands de sommeil ne cessent de nous faire miroiter comme une échappatoire irresponsable à la détresse de notre temps. Le confinement est notre factualité. Nous sommes enfermés dans les limites d’un monde que nous ne pouvons excéder. Nul arrière-monde n’est plus promis. Une question donc s’impose : que faire, ici et maintenant, non pas pour s’évader de ce confinement (ce fut-là la promesse religieuse), mais pour l’accepter et réagencer la copropriété des vivants afin que notre bail n’arrive point à expiration ?

Le confinement est, au reste, une double métonymie. Qu’est-ce qu’une métonymie ? C’est prendre une partie pour le tout. Dès lors, et premièrement, le confinement restreint imposé par nos gouvernements a été une métonymie du confinement général des vivants intramondains, enfermés qu’ils sont dans les limites de cette Terre sans ailleurs, sans échappatoire ; et deuxièmement, celui- ci a été la métonymie de la crise sanitaire générale dans laquelle nous place la crise écologique. Cette situation exceptionnelle devrait donc instruire une action politique conséquente, entée sur un principe de prévoyance et de précaution, afin d’évaluer comment dans ce monde-ci sans confins il nous faut nous unir pour n’en pas finir. La logique du monde sera écologique ou ne sera pas.

J.-L. Nancy a parlé à ce propos, dans un article publié dans Libération le 24 mars 2020 , d’un « communovirus », terme utilisé en Inde, afin de l’épreuve même d’une mise-en-commun. Le virus, dans la séparation de la distanciation sociale et du confinement, nous donne à éprouver dans la solitude, une solitude plurielle. « Le virus communise », c’est un danger – un drame, disons-le –, et une chance pour demain. Une chance, oui, si métonymiquement les soins qui ont été apportés pour protéger une partie de la vie terrestre (les humains) se déplace par la suite vers la totalité des vivants. Car ce dont nous avons besoin : c’est d’une soignance ou d’une aide-soignante pour la vie.

Expérience angoissante, encore, ce confinement nous met à la question, et en question. Soudain, certains se sont rendus compte que l’ennui existait, et que le vieil adage voltairien – qu’on pensait par trop éculé – nous enjoignant à cultiver notre jardin, n’était pas un impératif anodin. Pour le dire sèchement, et peut-être méchamment : il y a ceux qui l’ayant cultivé ne voient pas le temps passer, en s’abandonnant à l’otium de la lecture, de l’écriture, de la peinture, du bricolage, de la cuisine, ou de la musique ; et ceux qui, fruit d’une technique sur brûlis, ont été le sol d’une jachère sans naissance à venir (qu’ils ont appelé : l’ennui).

Ceux qui n’avaient pas tourné la page de la culture (pour dire vite), ceux-là ont goûté à la joie du confinement, c’est-à-dire à la joie de l’élévation, de la poussée irrépressible des fruits de l’esprit. En cela, le confinement est aussi la révélation de la vanité de notre temps : soit celle de l’évidement de notre subjectivité, afin de remplacer les nourritures spirituelles par du « temps de cerveau disponible pour Coca-Cola ».

Qu’entendez-vous par « double viralité de l’immonde » ?

La propagation virale du Covid-19 s’est accompagnée d’une autre viralité qu’il serait intéressant de penser. Le confinement a en effet profité, d’une certaine façon, à l’économie des Big data via la viralité numérique. D’un virus l’autre, une nouvelle fois. Logique ambivalente, ou amphibologie du virus. Au lendemain de la décision, en France, par exemple, du confinement général, a été lancé un challenge – en apparence ludique et anodin – consistant à poster une photo de soi enfant, tout en taguant les personnes, les proches, les ami.e.s à qui le challenge était, à leur tour, lancé. Ainsi, en l’espace de 24h, Instagram a vu déferlé des millions de photographies d’enfant, toutes plus touchantes et amusantes, créant une boucle virale considérable.

Qu’est-ce que la viralité du point de vue des médias et du numérique ? C’est la diffusion rapide, imprévisible et étendue d’une vidéo, d’une photo, d’un quelconque contenu créant une émulation quasi-mondiale. Cette viralité, dans le cas présent, n’est cependant pas, malgré les apparences, anodine. Elle est la viralité de la globalisation économique et de ce qu’on pourrait appeler l’emonde.

Si elle n’est pas banale, en effet, c’est en tant que ces challenges servent, en vérité, à des entreprises de récolte et d’analyse de données numériques – les Big data –, dont l’un des noms les plus célèbres est Cambridge Analytica (éclaboussée dans l’affaire de la vente de données par Facebook de données privées ayant permis une campagne d’influence trumpiste auprès des électeurs américains indécis lors de la dernière campagne présidentielle aux E.-U.), lesquelles entreprises utilisent ces données à des fins mercantiles de ciblage commercial.

Pis encore, ces données ne sont pas simplement vendues à des entreprises cherchant à mieux nous connaître, afin de mieux cibler les offres qui s’afficheront sur nos fils d’actualité, et autres réseaux sociaux, mais également à des entreprises spécialisées dans les techniques de reconnaissances faciales. Ainsi, ce challenge n’est rien de plus qu’une entreprise de récolte de données, organisées sous couvert d’un jeu (la fameuse gamification inventée par l’ancien n°2 de Facebook, et désormais repenti, Gabe Zickerman, consistant à rendre les applications ludiques pour créer de la dépendance), en vue de pouvoir enregistrer les traits caractéristiques de nos visages. Ce qui servira, un jour, à la vidéosurveillance à reconnaissance faciale de nos villes, comme il en est déjà le cas en Chine (et chez nous, à Nice!), et à la biométrie.

Ainsi, la viralité d’un virus biologique a drainé dans sa propagation la viralité numérique et économique. Le biopouvoir tant dénoncé sottement par des intellectuels au logiciel antidaté, ne se logeait pas dans les mesures de confinement, mais dans le confinement lui-même, dans la caverne de nos appartements où, enchaînes à nos ordinateurs, tablettes et portables, nous avons préparé notre future servitude volontaire, et le « psychopouvoir » (Stiegler) qui vient. C’est encore au moyen du numérique que nos gouvernants ont enfin annoncé lutter contre l’immonde viral : la France, notamment, fait voter à l’Assemblé Nationale une application pour nos smartphones, appelée StopCovid, permettant le traçage numérique des individus – qui ont été contaminés – pendant la phase de déconfinement. Une nouvelle fois, l’immonde devient e-monde (et inversement) ! Il reste à penser ce double rapport de contagion entre la biologie et le numérique à partir de la pierre de touche qu’est la viralité.

Au demeurant, si le déconfinement – dans le monde entier – s’accompagnait d’un traçage numérique des sujets, il s’agirait de penser, avec et au-delà d’un psycho – ou d’un biopouvoir, un psycho-somato-bio-pouvoir indexé à un numéropouvoir ou à une datacratie (je dis les choses, ainsi, faute de mieux). Le déconfinement, au reste, ne serait plus en ce sens qu’une illusion, puisque déconfiner signifierait : laisser sortir les individus de leur espace privé pour confiner leurs données dans un espace numérique plus large, s’étendant aux lieux publics. Le déconfinement spatial, en vue d’arriver à une immunisté collective permettant de lutter contre le virus, serait un reconfinement numérique. Le problème est donc celui-ci : peut-on être libre sans s’abandonner ? c’est à dire sans s’oublier (éminent thème nietzschéen!) ? sans avoir le droit à l’oubli ? Peut-on dire libre si « s’abandonner » prend les contours de donner à un pouvoir établi des données personnelles ?

(Ce sont des questions qui viennent contaminer bien des champs de la pensée, notamment celui du droit : on en vient à parler de plus en plus d’imprescriptibilité pour des crimes qui ne sont pas des crimes contre l’Humanité. Qu’est-ce que cela signifie comme contagion virale ? Le numéropouvoir ou l’e-monde ne viennent- ils pas là menacer le droit à l’oubli ? le droit à l’abandon des charges contre un individu ? Qu’est ce que serait une société où les individus vivraient acablés par des données et des charges sur et contre eux ineffaçables ? L’État-prêtre, au sens nietzschéen de la figure du prêtre asservissant les individus par une dette ineffaçable, est devant nous. La donnée devient dette ; et le numérique devient une modélisation de la prêtrise. La mémoire-vive infinie qu’était Dieu mute en mémoire-vive informatique. Je rappelle à ce titre que le terme « ordinateur », en français, qui a été choisi par JAcques Perret pour traduire le terme anglais de computer, se réfère au Dieu ordinator, tel que pensé par les chrétiens, lequel met de l’ordre dans le monde. Ordinateur dit l’ordination, c’est à dire le sacrement de l’Ordre conférant à des individus la mission de prêtrise (et il y en a à ce titre : le États, naturellement, mais encore les influenceurs, les instagrameurs, les youtubeurs, etc) ! Là encore toute une analyse reste à faire du rapport entre viralité et religion.)

Au fond, ce qu’il faudrait affirmer est ceci : le virus biologique est devenu numériquement viral. La propagation du premier a entraîné la propagation du second, selon un enchevêtrement et un chiasme bien indistinguable. Or c’est à ce point que se manifeste le nœud proprement philosophique de l’essence d’un virus. Un virus, par définition, est toujours mondial, puisqu’il expose toujours au danger d’une propagation incontrôlable au-delà de toute frontière.

Ainsi, la viralité d’un virus biologique littéralise la viralité numérique ou économique. L’essence numérique de la viralité est l’essence virale du virus biologique. A savoir : sa globalisation immédiate, effrénée et indéfinie. Au risque pandémique d’une viralité s’étendant au monde entier répond la viralité de la globalisation. L’une ne peut être dissociée de l’autre. L’une l’autre courant sur des différences parallèles. De sorte que la globalisation, elle-même, doit être pensée comme viralité.

C’est pourquoi, d’ailleurs, à cette globalisation virale, il nous faut répondre, comme nous l’avons fait pour la pandémie du Covid-19, mondialement. Le globe, le planétaire, l’e-monde, c’est-à-dire, disons-le, l’immonde ! doivent être opposés au faire-monde, à la cosmétique, à la cosmopolitique. Par un retournement inattendu, l’essence du virus fait montre de l’essence du monde, ou du fairemonde. Les Nations désolidarisées par l’intérêt survivaliste particulier appellent la naissance d’une nouvelle Internationale qui ne soit pas simplement celle virale de l’Internet-ionale.

L’acosmisme de la dernière nécessite l’invention inouïe et sans précédent d’une cosmétique digne de ce nom. Autrement dit, la privation de monde – soit d’un monde unifié à partir d’un principe commun causée par le devenir-abstrait d’une planète définie comme globe marchand rend impérieux la réorganisation du monde, son unification à partir d’un principe de prévoyance et de précaution à l’égard de la vie terrestre visant à réparer les dégâts induits par l’Anthropocène.

L’essence virale de l’Occident se donne ainsi dans sa vérité : elle est l’essence, désormais globalisée, du devenir-technique planétaire. Que la technique ait permis la prolifération du Covid19 est une chose, c’en est une autre – plus essentielle encore – de comprendre que l’essence de l’Occident, désormais désoccidentalisé si l’on peut dire (c’est-à-dire décalfeutré des frontières simplement occidentales, et étendues au globe entier), vient à s’interroger par cette crise sanitaire, en renvoyant à l’essence technique de la globalisation, nécessitant, à l’horizon de notre crise écologique, une réponse mondiale.

La double viralité de l’immonde (entendu comme e-monde et négation du monde cosmopolitisé) rend impérieux l’advenue d’un nouveau monde, c’est-à-dire d’un faire-monde enté sur une écologie politique radicale, dont la prévoyance pour la vie terrestre serait le principe.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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