Généalogie de l’islamisto-gauchisme

Valentin Husson
Valentin Husson

Valentin Husson est docteur, professeur de philosophie, et chargé de cours à l’Université de Strasbourg. Il a publié Vivre(s). Malaise dans la culture alimentaire (Les contemporains favoris) et L’Ecologique de l’Histoire (préface de J.-L. Nancy), chez Diaphanes (coll. « Anarchies »). Il travaille actuellement sur un ouvrage intitulé La querelle des universels.

Propos recueillis par Alexandre Gilbert.

Il serait intéressant, quand d’aucuns pérorent sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire ne travaillent pas, de s’intéresser à ce mot-valise « d’islamo-gauchisme ». Le terme, de fait, est inapproprié. Et provoque les passions. Ceux qui veulent s’en dédouaner accusent ceux qui le manient de faire le jeu de l’extrême-droite (ce qui, pour une part, est vrai) ; quand ces derniers cherchent à prouver la responsabilité des premiers quant au climat tragique actuel.

Loin de ces cours de récréation, où la pensée a toujours déjà déserté, j’aimerais faire la généalogie de cette expression, et faire montre de sa complexité. A ce titre, je préférerais l’expression « islamisto-gauchisme » à celle « d’islamo-gauchisme » qui ne marque pas assez la différence entre l’Islam et l’islamisme. Pas plus qu’il ne faut confondre l’un et l’autre, il ne faudrait confondre la gauche et le gauchisme. Mais les noms manquent, ils font défaut. Et l’usage de cette expression, je le sais, nuira d’emblée à l’émission de sens de mon propos. Les pense-petit s’arrêtent aux mots faute de pouvoir toucher au fond.

Partons, si l’on veut, de ces différentes propositions :

1. Le gauchisme est un christianisme sécularisé, c’est-à-dire un messianisme et un sentimentalisme.

2. La fin de l’Histoire du gauchisme est le renversement de l’État.

3. L’islamisme – ou l’Islam théocratique – est une puissance révolutionnaire qui s’oppose à tout Etat qui n’est pas un Califat.

4. L’Islam théocratique représente ainsi une force motrice des idéaux révolutionnaires et de la critique de l’État, qu’il faut investir comme un cheval de Troie afin de miner ce dernier.

5. Le gauchisme sera donc « avec les islamistes parfois, jamais avec l’Etat » (1).

Le gauchisme, en ce sens, n’exerce jamais le pouvoir ; il est un spectre. (L’argument qui consiste donc à dire que celui-ci n’est responsable de rien, puisqu’il n’est pas au pouvoir est nul et non avenu). Un spectre est ce qui pèse sur le cerveau des vivants de manière quasiment informulée, une sorte d’ambiance ou d’air du temps, une ensemble de représentations qui n’a jamais été pensé par celui qui en est le sujet.

Il est au fond le reliquat d’une longue mutation des discours hégémoniques occidentaux commençant avec le christianisme et finissant avec le communisme ou le socialisme. De cette mutation est né un amour pour le plus faible, pour le déshérité, pour le miséreux. Comme dans l’évangile de Matthieu (25:40), nous nous identifions au plus petit d’entre nous.

Le petit d’entre nous est aujourd’hui identifié au musulman (autrefois, c’était « l’Arabe », ou le « jeune de banlieue »). De ce glissement sémantique, s’opère une identification, d’une part, entre le racisme anti-arabe, ou le racisme social d’État, et d’autre part, l’islamophobie. L’anti-racisme que nous apprenions, dans ma jeunesse, à l’école, et dont le slogan fameux était « Touche pas à mon pote », a laissé place à une critique massive d’un racisme d’État envers nos concitoyens de religion ou de culture musulmane. (En cela, il faudrait interroger également le glissement métaphorique dans la bouche de nos jeunes : on ne dit plus « pote », mais « frère », ou renvoyant à une appartenance méta-familiale « le sang »).

Cette évolution de nos représentations du racisme n’est pas fortuite et doit être analysée. Au nom, précisément, d’une refonte de la gauche, nécessitant une critique de l’intérieur même de celle-ci de ses réflexes sociologistes, et de ses invocations de l’Histoire.

Premier élément d’analyse, le terrorisme de l’Islam théocratique doit être critiquée, et endiguée politiquement, au nom précisément des musulmans. Car ce ne sont pas les Occidentaux blancs, chrétiens ou juifs qui sont les premières victimes mais les musulmans de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-orient, ainsi qu’autrefois du Maghreb (le Maroc et la Tunisie furent également frappés, bien que le plus lourd tribut fut payé par l’Algérie lors de la guerre civile qui se déroula entre 1991 et 2002). 82 % des victimes du terrorisme sont des musulmans.

La lutte cosmopolitique contre l’Islam théocratique et terroriste ne révèle donc pas, dans sa forme générale, du racisme anti-musulman. Je rappelle, à ce titre (et je mets ici le lecteur à l’épreuve), que dans la représentation mentale que l’on se fait (en Europe, du moins) du musulman, celui-ci est exclusivement arabe. Arabe = musulman. Ce qui, premièrement, est une égalité fausse (il existe des arabes chrétiens et juifs) ; et de surcroît, les musulmans arabes ne représentent dans le monde qu’à peine 20 % de l’ensemble de la communauté musulmane.

Cette confusion est au mieux douteuse, au pire, elle ressort à un racisme latent, faisant que la lutte contre l’islamophobie est inversement proportionnelle en force à ce racisme inconscient qu’il s’agit de dénier. En somme, et voici le lemme de notre démonstration : l’islamophobie est, parfois, un concept de dénégation du racisme du sujet islamophile employé pour sublimer et dénier son racisme inconscient. Ce qui me rappelle à la blague d’un de mes rapporteurs de jury de thèse, lors de mon pot de soutenance : « Savez-vous ce qu’est un philosémite ? – C’est un antisémite qui aime les Juifs ». On aura compris : un islamophile est un islamophobe qui aime les musulmans.

Son amour n’est pas désintéressé, il est puissamment intéressé par la visée politique qui est la sienne : celle, non pas, de la critique de l’État (il y a tout lieu de le critiquer!), mais de son minage, de son affaiblissement, voire de sa destruction. Lors d’une manifestation étudiante, un camarade m’avait dit, alors que nous étions face à des CRS gardant la Gare de Strasbourg de nos velléités d’occupation : « il ne manque plus que quelques jeunes de banlieue ». Je traduis : il ne manque plus que quelques Arabes pour menacer la puissance de l’État.

Ah !, l’Arabe, ce fabuleux sauvage belliqueux que nous sommes allés colonisés pour l’assagir, et dont aujourd’hui l’on pourrait se servir pour torpiller ce « monstre froid » qu’est l’État ! La représentation est la même ; les formules ont simplement changé. On appelle cela en science la pseudomorphose. Un minéral change de substance mais garde la forme de l’ancien minéral.

Ces pseudomorphoses sont nombreuses : le discours anticolonial se représente encore l’Arabe, dans sa vulgate révolutionnaire, comme un sauvage belliqueux auquel il faudrait s’allier pour lutter contre le colonialisme systémique de l’État ; le discours antiraciste garde sa structure antiraciste mais procède à des amalgames formidablement douteux entre arabe et musulman ; et le discours islamophile naît de cette confusion sémantique où l’arabe est le musulman belligène pouvant porter l’espoir des damnés de la Terre, et entrer en guerre contre l’État occidental impérialiste, colonialiste et raciste.

Cette structure rhétorique n’est ni anodine ni rare. Un soir, à la terrasse d’un café, une autre camarade (de philosophie, cette fois, mais proche des milieux d’extrême gauche) m’a posé cette question ubuesque : « comment se fait-il que toi, Valentin, tu traînes avec autant d’Arabes, et que tu passes pour un social-traitre ? » (Je précise que social-traitre voulait dire à cette époque : lire Marx et Badiou en-dehors des représentations massives et datées du marxisme du XX° siècle).

L’identification est massive : une nouvelle fois, l’Arabe, en tant qu’il représente prétendument la classe opprimée, doit servir à la lutte. Pour moi, ils n’étaient pas arabes, ils étaient, et sont toujours mes amis. (Et pour la classe opprimée, on reviendra : médecin urgentiste, professeur, cuisinier, technicien, et j’en passe. Cela ne correspondait pas vraiment au prototype sociologiste et raciste qu’il convenait d’attribuer à ces individus.

Je ne doute cependant pas que les immigrés ou enfants d’immigrés du Maghreb – car ce sont de ceux-là dont nous parlons, sous couvert de termes vaseux de « musulmans » ou d’« arabes » – souffrent socialement de la précarité, de la pauvreté, et que, souvent, ce sont ces populations qui vont visées par la discrimination scolaire, à l’emploi, ou étatique, si l’on veut ; ce que je souligne, simplement, et à plus fort sens, ce sont les réflexes purement racistes du gauchisme qui assignent un individu, sur sa « gueule de métèque », à n’être d’emblée qu’un opprimé ou un pauvre type).

Et c’est là que nous rejoignons notre proposition première : 1. Le gauchisme est un christianisme sécularisé, c’est-à-dire un messianisme et un sentimentalisme. Le sentimentalisme du gauchisme est le sentimentalisme de Paul couplé à l’amour du plus petit d’entre nous de Matthieu : il s’agit de vivre dans l’amour (car « si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien »(1 Cor., 13 : 2)), et non plus dans la Loi juive (je ne dis rien ici du fond latent antisémite d’un certain antisionisme à l’extrême-gauche : la Loi juive doit être supprimée, où qu’elle soit, en vertu de l’amour des expropriés, soit ici, les Palestiniens).

La Loi juive doit être intériorisée dans le cœur, car en étant extérieure à moi elle fait naître le péché et la transgression (« « Car la loi produit la colère, et là où il n’y a point de loi, il n’y point non plus de transgression »(Rm, 4:15)). Or en étant intériorisée dans le cœur du sujet, la Loi devient un sentiment (et la pitié rousseauiste sera la littéralisation de ce sentiment d’amour pour son prochain). L’aiguillon de ce sentiment sera en cela l’amour pour le plus petit d’entre nous (Matthieu, 25:40).

La dialectique de ce sentiment est bien connue depuis Nietzsche : identification à son sort, culpabilité d’être responsable de son supplice, mauvaise conscience pour cette faute, ressentiment à l’égard de la cause de son martyr, et enfin, vengeance à l’égard du bourreau (c’est-à-dire à l’égard de soi). L’amour de l’autre devient haine de soi, puisque le bourreau, dans le cas de l’islamisme, est reconnu sous les traits de l’impérialisme occidental blanc. De l’amour du plus petit naît la haine du plus fort. Le christianisme a de l’avenir.

Au reste, le fantasme d’une communauté sans État est le fantasme d’un universel extensif où « nous sommes tous un » dans l’amour pour le corps opprimé et supplicié par et dans lequel nous ressusciterons (on a là, quasiment, la rhétorique de Badiou dans son Saint Paul, et celle de Meillassoux dans L’inexistence divine). En cela, le prolétariat, autrefois, les musulmans, aujourd’hui, figurent ce corps mystique de la Passion. La classe ouvrière ira au paradis, comme disait le titre du film d’Elio Petri, discerné par la Palme d’Or à Cannes en 1971.

Et le gauchisme croit pouvoir s’engouffrer dans l’entrebâillement de la porte de Saint Pierre. C’est là son messianisme. L’Apocalypse figurera la Révolution ; et la Révolution sera la porte de la grande Rédemption. Le Messie pourra bien, en ce sens, se dire Mahdi. Le gauchisme est, en cela, et de part en part, une théologie politique – une religion messianique sécularisée. (Qu’on admire, à ce titre, la charge d’une violence inouïe de cette partie de la gauche sur ce qu’elle appelle désormais le « laïcisme », ou les « laïcards » – termes qui autrefois étaient employés par les religieux pour miner la laïcité à la française !). La gauche, pour avoir un quelconque avenir, devra quoi qu’il en coûte en produire la déconstruction radicale.

On me dira que mon propos est capillotracté. Prenons, dès lors, un texte marxiste, fin, nuancé, intelligent et informé : celui de Chris Harman, intitulé Le prophète et le prolétariat, datant de 1994 (la date est essentielle : juste après la chute du mur de Berlin, en pleine crise de l’idéologie communiste et au cœur de la guerre civile en Algérie, il s’agit d’une régénération de l’Idée communiste via l’islamisme). Ce texte, matrice dit-on (et à raison, très certainement), de l’islamisto-gauchisme, a beaucoup été caricaturé. Ce ne sont pas mes procédés.

Je veux ici restituer la teneur de son esprit qui se tient dans une double contrainte – je cite : « La gauche a commis une erreur en considérant les mouvements islamistes soit comme automatiquement réactionnaires et « fascistes », soit comme automatiquement « anti-impérialistes » et « progressistes » ». L’islamisme, pour Harman, n’est pas à considérer univoquement comme fasciste, pas plus qu’il n’a à être décrété unilatéralement « progressiste ».

Harman rappelle également les désaccords fondamentaux entre l’islamisme et la gauche : 1. L’islamisme n’est pas un mouvement révolutionnaire qui vise le dépérissement de l’État (au contraire du communisme) ; 2. L’islamisme, dans ses revendications et ses combats sociaux et politiques (voilement des femmes, persécution des minorités ethniques, imposition d’une religion à la masse), doit être critiqué et ne répond pas des idéaux communistes. Cela a au moins le mérite d’être clair.

En conclusion, cependant, on observe un mouvement dialectique redoutablement fin, mais cristallin. Je me suis permis d’opérer un prélèvement de chaque phrase débutant les différents paragraphes de la conclusion qui ne trahit en rien le mouvement argumentatif de Harman (je laisse le lecteur se reporter à ce texte pour vérifier, s’il veut bien lire avant de vociférer – c’est moi qui ajoute les numéros) :

« 1. les socialistes révolutionnaires ne peuvent apporter leur soutien à l’Etat contre les islamistes. (…)
2. Mais les socialistes ne peuvent pas plus soutenir les islamistes. (…)
3. Les islamistes ne sont pas nos alliés. (…)
4. Mais cela ne veut pas dire que nous pouvons pour autant prendre une position abstentionniste, indifférente à l’égard des islamistes. (…) ».

La conclusion de ce tétralemme ne souffre d’aucune ambiguïté :

« Sur certaines questions nous serons du même côté que les islamistes contre l’impérialisme et contre l’Etat. (…) Ce devrait être le cas dans des pays comme la France ou la Grande Bretagne lorsqu’il s’agit de combattre le racisme. Là où les islamistes sont dans l’opposition, notre règle de conduite doit être : « avec les islamistes parfois, avec l’Etat jamais ». »

Tout y est. A la fois la clarté non sans ambiguïté, mais qu’il faut reconnaître fine et nuancée à Chris Harman, et à la fois la matrice de ce qu’on appelle aujourd’hui l’« islamisto-gauchisme ». La gauche devra être aux côtés des islamistes, notamment en France pour combattre le racisme (!), en ce que les islamistes qui sont nos non-alliés objectifs quant à la pureté de nos idéaux, peuvent être nos alliés circonstanciels quant à la lutte contre l’État. Qu’on admire la prouesse dialectique !

A tous les sens, et en tous les sens. A la fois quant aux stratégies d’alliance, mais encore pour ce qui concerne l’évocation de la lutte contre le racisme pour laquelle l’islamisme serait un allié de choix ! Avec des anti-racistes de cet acabit, les arabes n’ont plus besoin de racistes ! Car l’équation tacite est simple à mettre au jour : les islamistes, dans la lutte en France contre la lutte contre le racisme anti-arabes, sont les meilleurs alliés de ces derniers, car tout islamiste, par essence, est arabe, et tout arabe, par essence, est potentiellement un islamiste !

Si cela n’est pas dit ainsi, la représentation inconsciente est là. Mélenchon, en France, en est le meilleur représentant : il lui est impossible de dénoncer un acte terroriste islamiste, en ce que, inconsciemment, pour lui, tout maghrébin (lequel n’est pour lui qu’une voix à gagner ou à garder) se sentirait visé par cette dénonciation ! Le confusionnisme de ces représentations est une aberration de pensée, et un désastre politique.

Il n’est pas étonnant qu’on l’ait retrouvé, lui, et bon nombre de représentants du gauchisme français, lors de la marche contre l’islamophobie. Laquelle n’est rien de plus qu’une marche pour l’islamophobie et pour la stigmatisation des arabes et des musulmans français qui, eux, n’ont rien à voir avec les terroristes que l’État français combat.

Par ailleurs, ce texte de Harman dégage déjà la logique qui sera celle de l’islamisto-gauchisme : l’alliance prétendument commune entre la gauche et l’islamisme (qui est en vérité plutôt unilatérale) afin de barrer l’extrême-droite. L’extrême droite, à ce titre, ne doit pas être confondue avec l’islamisme. Le fascisme univoque de l’un, souffre de quelques exceptions chez l’autre.

Dès lors, l’on ne peut comparer, dit Harman, le FIS algérien avec le FN français – je cite : « un groupe marxiste révolutionnaire algérien soutient l’idée que les principes, l’idéologie et l’action politique du FIS « sont comparables à ceux du Front National en France » et qu’il s’agit d’un « courant fasciste. » » Mais cela, ajoute-t-il, est une erreur : l’islamisme n’est pas « la Réaction incarnée » ; la gauche peut trouver des compromis et des terrains d’entente concernant, une nouvelle fois, la lutte contre les formes étatiques oppressives.

De sorte qu’un front commun se constituera autour de la gauche et de l’islamisme contre l’extrême-droite. On renverra dès lors dans les cordes toute critique du gauchisme, au motif que cela ferait le lit de l’extrême droite (ou au motif, désormais – et guerre de communication oblige –, d’un « républicano-maccarthysme » (2) ; quand ce n’est pas, une nouvelle fois, le confusionnisme mental qui est mis en avant en renvoyant à ceci que l’ « islamisto-gauchisme » serait l’envers du « judéo-bolvéchisme » des années 30, laquelle inversion en dit une nouvelle fois long sur la bêtise ambiante, puisque, jusqu’à preuve du contraire, aucun extrémiste juif ne commettait d’attentat à cette époque-là et ne menaçait véritablement – sinon fantasmatiquement – l’Occident… (3)).

C’est sans compter sur le fait que l’islamisme – et les clips de Daesh, notamment, en témoignent, en mettant en scène Onfray et Zemmour – a pour idiot utile l’extrême-droite qu’elle chérit et avec qui elle partage toutes les thèses décadentielles, allant dans le sens d’une division des sociétés au motif d’une lutte des civilisations ou des religions, opposant l’Occident judéo-chrétien à l’Islam théocratique. A savoir, donc, qui de la critique de l’islamisto-gauchisme ou de l’islamisto-gauchimse fait le jeu de l’extrême-droite, rien n’est moins évident…

J’ajoute à ce titre que dans tout « islamisto-gauchisme » se loge ce qu’on pourrait appeler, en le formant sur le terme de « poujadisme », un « garaudisme » latent. Qui était Roger Garaudy ? Un député français communiste, protestant, converti d’abord au catholicisme, puis à l’Islam (et qui a fini sa trajectoire – ce qui mériterait une tout autre analyse – dans le négationnisme le plus complet de la Shoah). Cette trajectoire est essentielle à penser : Garaudy soutenait, dans Promesses de l’Islam, que l’un des concepts politiques opérants les plus essentiels de l’Islam (en quoi, il avait raison, je l’ai signalé ailleurs, tout autrement, et positivement en vue d’un Islam des Lumières (4)) est celui de l’unicité (tawḥīd).

Or pour lui l’unicité ne renvoie pas à l’unicité de tout vivant, lequel serait sacré en ce qu’il serait singulièrement la créature de Dieu, mais à l’unicité pensée comme union. L’unicité de l’Islam permettrait de mettre à l’unisson les masses en vue de lutter contre l’impérialisme (américain, naturellement, et capitaliste, de façon générale), et ainsi de faire advenir une société communiste égalitaire et juste. Dans sa rhétorique, l’Islam est le vecteur du communisme, c’est-à-dire le moteur présent et circonstanciel de la lutte des classes. (C’est en cela aussi que, par une autre confusion, la lutte des classes devient une lutte des races…).

L’Islam, en cela, est d’autant plus un allié, qu’il condamne la glorification de l’argent (ce hadith à titre d’exemple : « Lorsque ma Communauté exaltera le dinar et le dirham, lui sera ôté le prestige de l’Islam, et lorsqu’elle cessera de commander le bien, elle sera privée de la bénédiction de la Révélation. »(Rapporté par Ibn Abî-l-Dunyâ dans « Kitâb al-Amr bi-l-Ma’rûf »)).

En France, nous faudrait-il dès lors peut-être parler avant toute chose, pour éviter la polémique, de « garaudisme » plutôt que d’ « islamisto-gauchisme ». Celui-ci répond de celui-là, mais le « terme » circonscrit un nom singulier de notre Histoire politique, recouvrant une stratégie pensée de confusion entre la gauche et l’Islam théocratique, et une tentative de refondation du théologico-politique.

Une telle généalogie ne vise pas à affaiblir la gauche (elle n’a besoin de personne pour cela, malheureusement…), bien au contraire, elle vise à surmonter la maladie infantile de celle-ci, qu’est le « gauchisme », afin de retrouver une gauche critique et pensante, loin des réflexes qui, comme tout réflexe, relèvent de représentations inconscientes et hégémoniques qui pèsent d’un poids mort sur le cerveau des vivants.

Plus que jamais, comme le disait Marx dans le Dix-huit Brumaire, la gauche doit sortir de la phraséologie du passé, et inventer la « poésie de l’avenir », afin de refonder l’espoir en un autre monde que celui, tragique, dans lequel nous dépérissons par la bêtise et la lâcheté de ceux qui refusent l’examen critique et le diagnostic de leur langue malade. Il faut à la gauche retrouver sa santé, c’est-à-dire sa pensée ; se remettre à l’ouvrage, et proposer, plus que s’opposer. Car seule une proposition inédite et inouïe pourra ouvrir grand l’avenir à un monde qui ne soit pas immonde, c’est-à-dire partagé entre l’extrême droite et l’Islam théocratique.

Notes:

(1) Chris Harman, Le prophète et le prolétariat (1994), https://www.marxists.org/francais/harman/1994/00/prophet.htm

(2) J’ajoute, sur ce point, que je ne crois pas que, relativement aux récentes accusations du Ministre de l’Éducation nationale, l’Université soit gangrénée par l’idéologie « islamisto-gauchiste ».

(3) Personne ne suppose non plus qu’il y ait actuellement dans le monde un complot islamiste qui vise à tirer les ficelles du pouvoir occidental, ou d’une quelconque idéologie gauchisante. C’est le gauchisme, et lui seul, qui s’est rallié à l’islamisme, pour sauver ce qu’il pouvait sauver d’un communisme finissant. Mais l’inversion toute naturelle d’un terme en son autre avère une nouvelle fois de l’inconscient de de cette idéologie : le musulman ou l’arabe (c’est à peu près la même chose pour elle!) sont les nouveaux Juifs du siècle (qu’on pense à l’étoile jaune portée par une jeune fille lors de la manifestation contre l’islamophobie). Les rapprochements qui sont faits sur les réseaux sociaux entre le sort des Ouïghours et les Juifs d’Europe pendant la seconde guerre mondiale ne trompent pas. Espérons, vraiment, qu’ils ne le seront pas.

(4) V. Husson, « Pour un Islam des Lumières : cinq rappels pour sortir de l’obscurantisme ». Consultable sur : https://unphilosophe.com/2020/10/26/pour-un-islam-des-lumieres-cinq-rappels-pour-sortir-de-lobscurantisme/

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
Comments