L’insoutenable légèreté de Martin Heidegger
Tandis que Gallimard, publie une nouvelle traduction de Kant et le problème de la métaphysique, François Rastier, linguiste, sémanticien et directeur de recherche au CNRS, auteur de Naufrage d’un prophète. Heidegger aujourd’hui (2015), aux Presses Universitaires de France, Heidegger, Messie antisémite (Le Bord de l’eau, collection Clair et net,2018), Exterminations et littérature. Les témoignages inconcevables (Paris, Presses Universitaires de France, 2020), Cassirer et Heidegger: Un siècle après Davos (2021), dirige la publication, de Métapolitiques contre culture (éditions Lambert-Lucas, 2023). Extraits.
I.Une situation paradoxale : du négationnisme à l’affirmationnisme
Nous avons gagné la guerre, mais nous avons perdu l’après-guerre.
Simon Wiesenthal
L’éternel retour. — Des auteurs très réputés, comme Ernst Jünger en littérature, Carl Schmitt en théorie du droit, Martin Heidegger en philosophie, n’ont pas été seulement été compromis avec le nazisme mais en ont favorisé sa prise de pouvoir et en sont restés des soutiens actifs.
La question de l’appartenance au parti nazi, bien attestée pour Schmitt et Heidegger qui y ont adhéré de manière concertée le même jour, reste somme toute secondaire bien que révélatrice. Elle a pu être mise au compte de tentations opportunistes, d’illusions vite déçues, etc.
Le nazisme toutefois ne se limite pas à la période du Reich. L’idéologie nazie, dans toutes ses dimensions, mystique, politique, sociale, a été élaborée dès la fin de la première guerre mondiale, s’est forgée dans les corps francs mais aussi dans les universités, pour se constituer en « vision du monde » globale sinon cohérente, et elle a préparé les conditions de la prise du pouvoir.
Après la défaite du Reich, cette idéologie mortifère n’a nullement disparu, car des auteurs comme Schmitt et Heidegger se sont activement employés à en perpétuer les principes, tout en masquant les aspects les plus choquants, quitte à réécrire adroitement des écrits antérieurs. Leur pari sur le moyen terme a réussi.
Quand la France, attachée à l’Union nationale, ne faisait qu’une « épuration » plus superficielle encore qu’en Allemagne, Heidegger a adroitement misé sur elle, conseillé en cela par ses partisans, au premier chef Jean Beaufret. Faisant suite à L’existentialisme est un humanisme, conférence de Sartre en 1945, la Lettre sur l’humanisme, adressée à Jean Beaufret et publiée en 1947, amorce un retour réussi, alors même que son auteur était interdit d’enseignement en Allemagne.
Des philosophes comme Jean Wahl étaient intervenus avec succès auprès des autorités d’occupation françaises pour lui éviter la prison. Puisque Sartre, figure de gauche alors proche des communistes l’avait dès 1946 sollicité pour écrire dans Les Temps modernes, il pouvait s’appuyer sur la vogue de l’existentialisme avec d’autant plus de légitimité que L’Être et le Néant, paru en 1943 sans que la censure allemande n’y trouve rien à redire, pouvait être lu comme une continuation d’Être et Temps.
À la fin de son interdiction d’enseignement, Heidegger put faire organiser un colloque à sa gloire à Cerisy-la-Salle, où il fut accueilli le maître des lieux, Maurice de Gandillac, ancien de l’Action française et de l’école de cadres du vichysme. Cela marqua son retour en grâce à l’échelon international. Quelques années après, des séminaires d’été, organisés avec le soutien de René Char, cadre de la Résistance, achevèrent une lustration réussie. Et en 1990, Henri Meschonnic pouvait ironiquement intituler un chapitre de son livre Le langage Heidegger (Paris, PUF) « Heureux comme Heidegger en France ».
Longtemps, son nazisme radicalisé a pu être sous-estimé, mis de côté ; son antisémitisme nié ou attribué à un désuet Zeitgeist. Ces scories biographiques n’auraient rien eu de commun avec sa pensée majestueuse, si bien que l’histoire de la réception de Heidegger se résume à la surestimation de sa philosophie et à la sous-estimation, voire à l’ignorance, de la « métapolitique » que pendant des décennies il ne revendiqua qu’en privé.
1 Éditions problématiques
La publication biaisée. — Depuis la publication des premiers Cahiers noirs, la politique à l’égard de la publication des textes les plus ouvertement antisémites de Heidegger a changé. Alors qu’en 1998 von Hermann, disciple et ancien assistant de Heidegger, chargé par le Maître de superviser l’édition de ses œuvres faisait supprimer une phrase sur « la criminalité planétaire des Juifs », qui n’a été révélée qu’en 2014 par Peter Trawny, en 2015, les ayants droit, représentés désormais par un petit-fils du Maître, Arnulf Heidegger, adoptaient une autre politique, celle de publier sans réserve apparente les passages dit « problématiques », sans pour autant autoriser l’accès libre aux archives par les chercheurs.
Il est vrai qu’en 2000, date programmée par le Maître avant sa mort, le volume 16 de l’édition de référence ou Gesamtausgabe recueillait des textes ouvertement nazis comme la profession de foi envers Adolf Hitler, le discours de rectorat ou l’hommage à Schlageter. Contrairement à ceux qui comme François Fédier affirmaient quelques années auparavant qu’ils n’appartenaient pas à l’œuvre, ces textes s’y voyaient bel et bien intégrés. Sans doute Heidegger misait-il non sans raison, en ce début de millénaire, sur une radicalisation de ses disciples. Avec la parution des Cahiers noirs, l’association internationale Martin Heidegger connut une crise, avec la démission de son président Gunther Figal, bientôt remplacé par Wolfgang Seubert, dont les liens avec l’extrême droite allemande et autrichienne sont bien documentés.
Pour apaiser les craintes du public philosophique traditionnel, les ayants droits ont dressé une sorte de cordon sanitaire autour des passages les plus explicites, devenus des « problematische Stelle ». Dès la fin de 2013, ils ont laissé circuler une compilation de quatorze brefs extraits, commentés ensuite par Peter Trawny dans un livre à succès. Le message était limpide : ces extraits ne représenteraient que quelques paragraphes sur des milliers de pages – et d’ailleurs Heidegger formule ça et là des réserves à l’égard du nazisme, qu’il trouve parfois trop bourgeois1. Ainsi, les études pourraient continuer comme avant, car en isolant une poignée de « passages problématiques », on s’autorise à maintenir que l’œuvre ne l’est pas et que la grande pensée philosophique qui s’y exprime dépasse ces points de détail.
Ce dédoublement subreptice du corpus reflète à sa manière le double langage du Maître. Il déroulait un discours continu qui par ses genres, son vocabulaire, sa syntaxe, ses références a toutes les apparences d’une philosophie, certes passablement dogmatique et irrationaliste, mais qui s’adresse à l’évidence au public académique – bien plus que Nietzsche, qui s’adressait avec grand succès au public des salons. Cependant, en des points stratégiques, il multiplie les signes : par exemple, dans le fameux § 74 de Sein und Zeit, consacré au « destin commun » (Geschick) du Dasein en tant que peuple, les mots « Gemeinschaft, des Volkes » reprennent, avec l’incise d’une virgule, la formule nazie caractéristique « Gemeinschaft des Volkes », (communauté du peuple) qui revenait dans le discours nazi bien avant le Reich. Le bénéfice est double : les partisans reçoivent ce signal sans s’embarrasser de la virgule, mais la soulignent au besoin pour dénoncer les critiques qui ont eu l’audace d’éventer le procédé.
Comment faire disparaître la croix gammée. — L’histoire de l’heideggérisme est marquée par une série de dénis qui n’ont aucunement pris fin avec la publication des Cahiers noirs. En premier lieu, ceux que prodigue le Maître lui-même. Heidegger attribuait par exemple aux Juifs la responsabilité de l’extermination : ils se seraient auto-exterminés, par Selbstvernichtung. En deuxième lieu viennent les traductions faussées et lénifiantes prodiguées par des auteurs comme François Fédier, qui rend par exemple Nationalsozialimus par socialisme national, nettement plus présentable, comme rassisch (racial) par racé. Une troisième forme de déni est illustrée par les commentaires des partisans de Heidegger qui entendent monopoliser l’interprétation des textes pour n’y rien voir d’antisémite ni de nazi ; récemment Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri ont ainsi publié Martin Heidegger. La vérité sur les Cahiers noirs (Paris, Gallimard, 2018).
En quatrième lieu, viennent les manipulations des éditeurs eux-mêmes, moins connues car les chercheurs n’ont pas librement accès aux archives. Par exemple N.soz, abréviation commune de Nazionalsozialismus, devient Naturwissenchaften, sciences de la nature. L’édition des derniers tomes des Cahiers noirs s’est poursuivie selon les mêmes principes déontologiques que nous entendons illustrer.
Dans un cours de 1938, Martin Heidegger proclame : « Le sentier que l’Être signale à la pensée chemine juste à la frontière de l’extermination (2)». Il écrit l’année suivante : « Il faudrait se demander sur quoi est fondée la prédestination particulière de la communauté juive pour la criminalité planétaire ». Cette phrase fut supprimée par Peter Trawny, l’éditeur scientifique, du volume des œuvres officielles où elle aurait dû figurer (GA 69 : 78) ; mais elle consonne avec le passage bien connu de Mein Kampf sur « le combat contre le péril mondial juif » (3), comme avec le discours de Hitler au Reichstag le 30 janvier 1939, où il prophétisait l’extermination des Juifs s’ils s’obstinaient à vouloir déclencher une guerre planétaire.
Les manipulations de l’édition officielle ne s’arrêtent certes pas là (4), mais elles prennent d’autres formes avec les derniers Cahiers noirs qui la couronnent. Entretemps, le doute s’est toutefois épaissi. En 2005, Emmanuel Faye rapprochait, dans l’interprétation que Heidegger fait de Hölderlin, notamment de la strophe IV du poème Le Rhin, le dessin d’une croix potencée des schémas analogues que l’on trouve chez des ariosophistes ésotériques comme Guido von List pour figurer la superposition de deux croix gammées, l’une dextrogyre, l’autre sinistrogyre (5). Faye reliait ce schéma à une autre figure quadripolaire évoquant la croix gammée, dans les Conférences de Brême de 1949, le Geviert ou quadriparti, présenté en comité restreint et sur invitations, car Heidegger était alors interdit d’enseignement.
Il pouvait alors encore se voir dénoncé avec virulence par Jean-François Mattéi (6). Or, voici que fin 2019 paraissait dans une série de documents de travail des extraits aussi « problématiques » qu’inédits des archives Heidegger (7). Cet opuscule est le fruit d’un travail collectif mené sous la responsabilité de Arnulf Heidegger et animé notamment par Peter Trawny, éditeur en titre des Cahiers noirs.
On remarque en p. 64 une croix gammée en bonne et due forme, qui n’est plus seulement celle que Heidegger arborait à la boutonnière tout au long de la durée du Reich. Ce signe embarrassant fait aussitôt l’objet d’un déni laborieux : « Dans la figure esquissée par Heidegger, on peut reconnaître la forme d’une croix gammée, mais le dessin n’a évidemment pas l’intention de représenter cette forme. Par conséquent on peut exclure que le dessin soit une utilisation délibérée de la croix gammée nazie » (8). Jugeons sur ce schéma :
Cette croix aurait dû figurer p. 134 du tome 99 de la Gesamtausgabe, paru en 2019. Le texte publié porte la mention (vgl. Manuskript – voir Manuscrit) mais le hors-texte que cette mention introduit ne figure pas dans ce volume : il est remplacé par un renvoi à la postface de Trawny ou l’on apprend que ce « Manuscrit » sera publié à part. Au bout de ce jeu de piste, la croix gammée aura disparu de l’édition de l’œuvre de référence, pour figurer dans une monographie marginale. Cette dernière ressemble d’autant plus à une opération de déminage que cette croix gammée est légendée à chacun de ses pôles et placée dans une succession ordonnée et numérotée de quatre figures qui semblent représenter autant de phases d’une histoire du Salut intégrée au mythe nazi.
La première figure se voulait une représentation visuelle du refus (Verweigerung) du néant du monde (Nichts von Welt).
La deuxième, reproduite ci-dessus, avec les mentions Kehr des Auftrags (tournant de la mission) et Heil des Grimms (salut par la fureur) sur les branches supérieures de la croix gammée, renvoie à des mots-clé du nazisme (Auftrag et Heil !). Les branches inférieures sont titrées par Tod (mort) et Riss (rupture). Le centre de la croix porte la lettre E., abréviation convenue de Ereignis, l’Événement (ou « Advent » dans la traduction Fédier), qui n’est autre que l’Extermination, événement central (9). La Rupture (Riss) est introduite par l’Événement qui inaugure une nouvelle phase dans l’histoire de l’Être.
Dans la succession des figures numérotées, le sens de la lecture va de haut en bas, si bien que la Mission conduit à la Rupture et la Fureur guerrière à la Mort.
De petites flèches sous la croix gammée renvoient à une troisième figure, celle d’une rosace légendée par Das Einsame des Eigentums, qui renvoie à l’unicité du propre, à l’unité retrouvée, si bien que le mot Ding, au centre de la rosace peut renvoyer à l’étymon Thing, assemblée du peuple10. Enfin la dernière figure, quadripolaire, est celle d’un quadriparti ou Geviert, où la place réservée aux Dieux dans les textes exotériques, comme le commentaire de Hölderlin, se voit occupée par Freya11, déesse armée de la fertilité et conductrice des Walkyries. Alors qu’il évoque à maintes reprises les « Dieux » dans son œuvre, cette reprise du panthéon nordique par Heidegger le rapproche de l’ésotérisme de l’Ahnenherbe SS12.
Le lecteur du tome 99 de la Gesamtausgabe n’en saura rien, car il ne trouvera qu’un pudique schéma p. 108, où le nom de la grande déesse est réduit à une abréviation obscure (Fr.), que Trawny se garde bien d’éclairer, car elle renverrait à la mythologie nordique revisitée par les nazis.
L’ensemble du parcours entre les quatre schémas dessine les étapes d’un mythe héroïque comme on en trouve dans l’épopée dite indo-européenne : à une première phase d’aliénation succède une épreuve principale, figurée par la croix gammée, où le héros trouve sa mission (Auftrag), puis l’accomplit dans l’Ereignis, et enfin tue l’adversaire (Tod). La restauration de l’unité du peuple en phase 3 permet enfin en phase 4 l’harmonieuse cohabitation des hommes et des dieux, du ciel (Himmel) et de la terre (abrégé en Welt, pour Monde ; voir aussi GA 7 : 151 sq.).
Tout cela reste crypté et ne sera publié qu’à part de la Gesamtausgabe, sans doute sous le titre forgé de Manuskript, bien que cela conditionne la lecture de cette Gesamtausgabe et en particulier des Cahiers noirs.
On comprend mieux pourquoi Heidegger citait Leibniz « Qui me connaît seulement par mes écrits ne me connaît point » (« Qui me non nisi editis novit, non novit ») (13).
Voici à présent l’épigraphe du Maître qui ouvre la première partie du volume 99 de la Gesamtausgabe et qu’il emprunte à Schiller : « Mais la clarté n’advient qu’au moment de la Victoire » (14). Les ayants droit et éditeurs de la Gesamtausgabe, qui se gardent bien de donner accès aux archives, ont si bien suivi les recommandations du Maître qu’ils prennent soin d’obscurcir leur édition par une opacité supplémentaire, sans préjuger du moment de la Victoire, des Siegs. Le professeur Heidegger n’était pas avare de Sieg Heil ! ou Hitlergruß.
La clarté finale n’est pas assurée pour autant, car la teneur de l’œuvre consiste dans son cryptage, et son « contenu » se dissipe à mesure qu’elle s’éclaire. Sa profondeur n’est plus que du creux. Le contenu de la prophétie se réduit en effet au geste du prophète, et la métapolitique (15) aux massacres qu’elle appelle et justifie.
2.La réception de la métapolitique de Martin Heidegger et l’extrême-droite internationale
Si l’adhésion de Heidegger au nazisme est bien documentée, l’étendue de sa compromission intellectuelle reste sous-estimée, comme a fortiori son projet d’introduire le nazisme dans la philosophie dans l’intention de la détruire. Le livre d’Emmanuel Faye, Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie (Paris, Albin Michel, 2005) a suscité bien des controverses ; mais, à partir de 2014, la publication des premiers tomes des Cahiers noirs a conduit à justifier ses conclusions. Depuis, le contraste s’accentue entre la réception de Heidegger dans la philosophie universitaire, notamment en France, et l’enthousiasme pour cet auteur qui s’étend parmi les idéologues de l’extrême-droite internationale.
La réception dans les droites extrêmes. — Dans le premier tome des Cahiers noirs, Heidegger se réclame de la métapolitique qui selon lui doit remplacer la philosophie (Gesamtausgabe, t. 94, 2014 : 115). Si la métapolitique séduit largement, c’est qu’elle subordonne la politique à un mythe ou à une théologie (la théologie politique) qui transcende les contingences historiques. Qu’il soit nationaliste, ethnique ou racial, l’irruption de ce mythe dans l’histoire s’accomplit dans un bain de sang, comme l’a souligné en 1945 Ernst Cassirer dans Le mythe de l’État. Par exemple, le Plan général pour l’Est (Generalplan Ost), affirmait que les Allemands de souche avaient été remplacés par les Juifs et les Slaves, et qu’il fallait donc exterminer les Juifs, déporter les Slaves et établir à nouveau des colons allemands dans les territoires ainsi libérés, de la Baltique à la Crimée.
La purification raciale fut d’abord le but explicite des Lois de Nuremberg promulguées en 1935, élaborées sous la responsabilité d’une commission pour la philosophie du droit, dirigée par Hans Frank (qui mérita ensuite le surnom de « bourreau de la Pologne ») et dont Heidegger fut membre dès sa création, quelques jours après sa démission du rectorat(16). Pour protéger le peuple allemand et sa « santé héréditaire », les nazis justifiaient les massacres par la nécessité d’un eugénisme actif, tant racial que culturel, tant biologique que spirituel. En effet, selon eux, l’identité d’un peuple peut être détruite par son adultération génétique comme par une invasion qui le prive du territoire où il est enraciné. L’image horrifique de l’étranger violeur synthétise encore ces deux périls.
Ébranlé par la parution des premiers Cahiers noirs, Günter Figal a démissionné de ses fonctions de président de la société Martin Heidegger (Heidegger-Gesellschaft). Son successeur, Harald Seubert, spécialiste de l’analyse du discours, est surtout connu pour ses activités militantes à l’extrême droite : il a présidé un centre d’études fondé par un ex-nazi, le « Studienzentrum Weikerheims », qui lutte contre le « grand remplacement » des Allemands de souche par les immigrés. Il collabore à des revues comme Junge Freiheit et Sezession (17), harangue la Deutsche Burschenschaft de Nuremberg ou publie Barbara Rosenkranz, cadre du FPÖ surnommée « la mère du Reich » (« die Reichsmutter ») et organisatrice de mémorables fêtes du solstice.
Bien que cela semble échapper au débat universitaire, divers courants de la « nouvelle droite » internationale regardent avec faveur la publication des Cahiers noirs : c’est le cas du site Metapo Infos en France, qui se félicitait de l’étrange petit livre de Christian Sommer sur le Discours de rectorat ; de la revue Zuerst en Allemagne (18) ; en Italie du quotidien Il Giornale, qui reprend les thèses dénégatrices de Hermann Heidegger — et offrait récemment à ses lecteurs Mein Kampf en supplément publicitaire.
Il ne s’agit pas que d’opinions journalistiques ; par exemple, Udo Pastörs, leader du Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD), héritier « moral » et politique du parti nazi, reformule à présent les thèses banalisées dont j’avais développé la version heideggérienne, selon laquelle les Juifs seraient à la fois « victimes et acteurs » de leur propre extermination (19). En outre, « Il n’y a plus de culture allemande, avec la globalisation américaine. […] Tout est culture. On ne fait plus la différence entre civilisation et culture (20). » Rien d’étonnant si le Parti National-démocrate d’Allemagne reprend comme slogan d’une de ses affiches la dernière phrase du Discours de rectorat, qui appelait à la militarisation spirituelle de l’Université : « Alles Grosse steht in Sturm (21) » [« Toute grandeur se dresse dans la tempête »].
Ce propos est partagé par une des vedettes de la nouvelle extrême droite internationale, Alexandre Douguine, qui s’appuie principalement sur Heidegger, comme en témoigne son ouvrage Martin Heidegger : The Philosophy of Another Beginning (22). Naguère cofondateur du Parti national-bolchevik (23) (nazbol), Douguine théorise le néo-eurasisme. D’abord inspiré par Carl Schmitt, Ernst Niekisch et Julius Evola, il a publié récemment un ouvrage où il reconnaît Heidegger comme seul maître à penser pour fonder une nouvelle philosophie ultranationaliste (24). Conseiller auprès de la présidence de la Douma, il anime depuis 2001 le mouvement « Eurasia » qui milite pour un empire eurasien, c’est-à-dire une Europe dominée par la Russie, de Dublin à Vladivostok. Douguine est bien accueilli par les heideggériens allemands, ce dont témoigne notamment son dialogue consensuel avec Friedrich Wilhelm von Herrmann, dernier disciple et assistant du Maître et principal éditeur de son œuvre « complète » (25). L’extrême droite allemande félicite Douguine de vouloir « lier les formes les plus radicales de la résistance nationale aux formes les plus radicales de la résistance sociale (26) ».
En France aussi, Heidegger est invoqué par les « résistants ». Par protestation identitaire, le cadre d’extrême droite Dominique Venner se suicida en 2013 à Notre-Dame de Paris, en éclairant son geste par un texte testamentaire, « La manif du 26 mai [contre le mariage gay] et Heidegger ». Radio Courtoisie diffusa le lendemain une lettre où il écrivait : « je m’insurge aussi contre le crime visant au remplacement de nos populations ». Peu après, Marine Le Pen, rendait ainsi hommage à ce militant : « Respect à Dominique Venner, dont le dernier geste, éminemment politique, aura été de tenter de réveiller le peuple français » (27).
Le grand remplacement. — Renaud Camus, connu pour avoir formulé ou reformulé la théorie xénophobe du grand remplacement, proclame : « Finalement, il n’est pas si mal qu’Heidegger soit indéfendable. Ça le protège. Il trouve le moyen d’être à la fois formidable, colossal, majestueux comme un Walhalla, et que n’importe quel roquet de talk show puisse pisser sur lui aux applaudissements de la claque » (28). Les chiens aboient, la caravane aryenne passe.
Pour les identitaires, le mythe nazi demeure une source d’inspiration, revendiquée plus ou moins ouvertement selon les publics et les situations. En 1983, le groupe néonazi The Order forgea le slogan des « 14 mots », adapté ainsi en français : « Nous devons assurer l’existence de notre race et un futur pour les enfants blancs », slogan repris notamment en avril 2019 par l’attaquant d’une synagogue à près de San Diego, et par Brenton Tarrant, auteur du massacre dans les mosquées de Christchurch.
En février 2015, Martin Sellner, fondateur et dirigeant du Mouvement identitaire autrichien (Identitäre Bewegung Österreichs), à l’aile droite du FPÖ, publiait dans la revue d’extrême droite Sezession, un article intitulé « Mon chemin de pensée vers Heidegger ». Il y loue sa « métapolitique », et se réfère à Guillaume Faye, le négationniste fondateur des Annales d’histoire révisionniste — où Faurisson publia les lettres de soutien qu’il avait reçues de Jean Beaufret, principal initiateur de l’école heideggérienne en France.
Nouveau saint Paul, Sellner évoque son « chemin de Damas » avec Heidegger (2015 : 8). Dans le même numéro spécial Heidegger, Sellner voisine avec Ernst Nolte, historien élève du Maître et fondateur reconnu de l’école révisionniste allemande. Par ailleurs, Sellner se réfère aussi à Dominique Venner, Alain de Benoist et Alexandre Douguine, eurasiste radical, auteur de plusieurs livres à la gloire de Heidegger, et qui demandait récemment l’extermination des Ukrainiens.
Proche de l’extrême droite allemande, inspiré par Génération identitaire en France et CasaPound en Italie, Sellner a d’abord multiplié les pèlerinages sur les tombes de la Wehrmacht. Son mouvement s’est fait connaître par des profanations de bâtiments religieux accueillant des réfugiés, des attentats contre les permanences du parti socialiste SPD, dont la tiédeur socialdémocrate semblait pourtant irréprochable, et des actions commando contre l’Université et le Burgtheater de Vienne pour empêcher la représentation d’un spectacle d’Elfriede Jelinek, coupable non seulement d’être prix Nobel, antinazie et de père juif, mais de mettre en scène des réfugiés. L’attaque du théâtre fut alors présentée comme « pacifique » (friedlich) par Heinz-Christian Strache, dirigeant du FPÖ et vice-chancelier.
Or, après le meurtre de masse (51 victimes) commis à Christchurch par Brenton Tarrant, on apprit que ce terroriste néonazi s’était rendu en Autriche en 2017, entretenait avec Sellner une correspondance militante, échangeait avec lui des invitations amicales, et avait financé son mouvement. Comme lui, il est vrai, Sellner propage la thèse de la substitution des populations (Bevölkerungsaustausch), engageant les « Blancs » à une lutte pour la vie.
Lors de son voyage en Europe, Tarrant avait été catastrophé par la victoire du « mondialiste » Macron contre Marine Le Pen. Elle milite en effet contre le grand remplacement, bien qu’elle s’en défende à l’occasion (29).
Comme avant lui Anders Breivik qu’il a pris pour modèle, Brenton Tarrant a puisé dans la symbolique nazie, ornant par exemple ses armes et son manifeste d’une roue runique, ou « Soleil noir », signe ésotérique de l’Allemagne secrète qui orne au château SS de Wewelsburg la salle d’apparat des Obergruppenführer (30).
Ce que Primo Levi décrivait comme la « magie noire de la cour nazie » entoure l’iconographie néonazie de Heidegger, seul penseur à être devenu une icône, comme en témoigne des visuels en ligne sur des sites extrémistes.
En somme, et bien que les néo-nazis ne s’encombrent pas toujours de philosophie, des militants radicaux de la nouvelle droite internationale, de Renaud Camus à Udo Pastörs et Martin Sellner et à Alexandre Douguine se réfèrent volontiers à Heidegger. Même Steve Bannon s’en recommande dans un entretien au Spiegel : « C’est mon type ! » (31).
Ce succès posthume n’était pas imprévisible, car le Maître avait planifié la publication de son œuvre en ménageant une radicalisation progressive. Voici vingt ans paraissaient d’abord ses écrits politiques les plus durs, comme l’hommage à Schlageter ou la profession de foi envers Adolf Hitler : Heidegger escomptait, non sans raison, qu’ils seraient accueillis comme marée en carême. Puis ce furent, à partir de 2014, les Cahiers noirs qui couronnent désormais son œuvre complète. Bien que des philosophes heideggériens traditionnels alternent les dénis et les justifications, le projet métapolitique du Maître dépasse désormais la routine académique qui a fait de lui un incontournable auteur d’Agrégation. Avec la publication des Cahiers noirs et de divers volumes de correspondances, la vision éthérée et lénifiante de la philosophie heideggérienne qui a longtemps prévalu a désormais perdu l’essentiel de sa faible crédibilité.
Bien entendu, on pourra toujours opposer la réception académique et la réception politique, en arguant que la métapolitique revendiquée par Heidegger dépasse les vulgarités de l’extrême-droite internationale et du néonazisme. Soit, mais on ne peut éluder qu’à présent des leaders néo-nazis font de Heidegger un exemple et un recours.
Plus généralement les références aux penseurs nazis, de Carl Schmitt à Alfred Bäumler et de Arnold Gehlen et Ludwig Klages se multiplient aujourd’hui bien au-delà des cercles académiques : leurs œuvres font non seulement comme objets de commentaires, mais, par leur violence mortifère, sont bien des sources d’inspiration pour les « métapolitiques » présentes.
La stratégie du Maître. — En programmant la publication tardive des textes les plus explicites, Heidegger ne visait pas seulement la stratégie de radicalisation des disciples : il misait sur un succès bien plus ambitieux à moyen et long terme, l’instauration d’un nouvel ordre dont il aura été l’annonciateur et que son œuvre même pourrait instaurer. Plusieurs indices laissent à penser qu’il n’a pas échoué.
Longtemps, son double langage crypté de manière feutrée a pu également convaincre ceux qui décelaient les signes de reconnaissance (les Winke) et ceux qui ne savaient pas ou ne voulaient pas les reconnaître, en toute bonne foi.
En outre, le radicalisme de Heidegger lui aura permis de conjuguer des succès tant à l’extrême-droite que dans une gauche qui se voulait subversive : et ceux qui l’ont défendu sont tout autant des révisionnistes voire négationnistes (Fédier, Nolte) que des critiques radicaux de la modernité.
Heidegger, dès la Lettre sur l’humanisme (1946), évoquait un « dialogue constructif avec le marxisme (32) » ; et Schmitt, dans la Théorie du partisan (1963), s’adressait à certains tiers-mondistes. Ces leurres ont séduit ceux que fascinait une conception destinale et lustrale de la violence – qui sur le plan politique conduit au fascisme et sur le plan intellectuel aux spéculations apocalyptiques. Heidegger et Schmitt sont ainsi devenus des autorités communes pour l’extrême droite et pour une « gauche » radicale qui se réclame du populisme ou du communisme.
En plusieurs endroits en Europe notamment, des regroupements « à la base et dans l’action » entre extrême droite et extrême gauche ont eu lieu, qu’il s’agisse des manifestations anti-confinement en Allemagne ou de l’attaque de l’Arc de Triomphe le premier décembre 2019, où chaque groupe extrémiste tenait un côté de la place. Ces rencontres s’expliquent par un fonds de conceptions conspirationnistes partagées, un culte de la violence lustrale et la haine commune d’un État répressif manipulé par les puissances d’argent. Des auteurs comme Heidegger et Schmitt sont des références communes aux groupes néo-nazis et aux black blocs, comme les activistes du Comité invisible.
3 L’apologie comme combat
Vingt ans après. — L’histoire de la réception de Heidegger aura longtemps été celle de la sous-estimation de sa radicalité, qui prétend dépasser la politique et la philosophie par une métapolitique et étend sa pensée identitaire et racialiste à l’ensemble de la culture. Cette sous-estimation sert aussi une dissimulation apologétique. Dans une rapide réponse au livre de Farias, De l’esprit. Heidegger et la question (Galilée, Paris, 1987), Derrida affirme que Heidegger « prend ses distances vis-à-vis de tout biologisme » (p. 75), comme si l’antisémitisme était question de biologie alors que Hitler lui-même considérait les Juifs comme une « race mentale » (geistige Rasse). Il le crédite à bon droit d’une tentative de spiritualisation du nazisme, mais pour le dédouaner ainsi « de toute idéologie politique qui pourrait s’en inspirer plus ou moins directement. » (p. 85).
Curieusement, la dissociation entre la pensée de Heidegger et le nazisme demeura : Jean-Michel Salanskis estimait même que c’est peut-être là son principal titre de notoriété (33). Il fallut attendre 2005, avec l’ouvrage d’Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie (Fayard), pour que cette dissociation commode soit remise en cause. En s’appuyant sur des écrits nouvellement connus, notamment des séminaires inédits qui échappaient à la censure des ayants droit, et en relisant des textes jusqu’alors négligés, Emmanuel Faye a montré que l’engagement politique constant du philosophe se doublait d’un engagement idéologique fondamental de sa philosophie.
L’ouvrage fit scandale dans un pays qui était et qui reste le principal centre mondial de l’heideggérisme, si bien que Meschonnic avait titré un de ses chapitres « Heureux comme Heidegger en France ». Une panique se fit jour : on rédigea en hâte un article Wikipedia distinct de l’article Heidegger, intitulé Heidegger et le nazisme (34). Deux ans après paraissait un collectif sous la direction de François Fédier, au titre ambigu Heidegger à plus forte raison (Fayard, 2007) : atteint de « malveillance compulsive » Faye voudrait porter « gravement atteinte à une pensée considérable », mais par bonheur « la thèse scandaleuse se réduit en réalité à un tissu d’approximations, d’erreurs, de contresens » (4eme de couverture). En même temps, Heidegger fut mis au programme de l’agrégation, canon des lectures prescrites et le monde académique continua comme avant.
1/ Le déni académique. — En France, le déni semble s’être institutionnalisé. Après la publication du livre d’Emmanuel Faye, en 2005, la réponse de l’Institution fut de mettre Heidegger au programme de l’écrit de l’agrégation, pour le faire entrer ainsi dans le canon des études prescrites. Luc Ferry n’avait pas alors et n’a toujours pas signé la pétition pour l’ouverture des archives Heidegger ; en revanche, devenu ministre de l’Éducation, il a préparé son entrée au programme. En réponse oblique à Emmanuel Faye, il a publié ensuite dans l’Histoire (n°301, p. 21-22) un article intitulé « Heidegger, le ‘salaud’ génial », où il caractérise l’attitude de Heidegger comme « antimoderne, et en ce sens, néoconservatrice », ce qui est à tout le moins euphémique. Sa foi nazie devient en outre dans son propos un point d’histoire et non une question de philosophie. Le caractère extraordinairement anodin de cet article relève d’une stratégie de banalisation : Ferry déclare que tout philosophe digne de ce nom « rêverait d’avoir écrit » certains livres de Heidegger. Ses références inexactes – Ferry situe dans un entretien de 1966 au Spiegel un extrait du cours de 1935 sur l’introduction à la métaphysique — montrent que Heidegger, devenu une icône, n’a plus besoin d’être lu.
Quinze ans après, rien n’avait changé. Introduisant dans Le Débat (n° 207, 2019) un dossier intitulé « Heidegger, les Cahiers noirs et le nazisme », il titre son étude « Heidegger, génial … et nazi » (p. 158-166), il concède que Heidegger « fut à la fois un nazi convaincu, à vrai dire un hitlérien fanatique, et, malgré tout un immense penseur» (p. 158-159), puis reprend la notion de révolution conservatrice » (p. 166) et continue à confondre l’entretien au Spiegel et l’Introduction à la métaphysique — malgré ma sans doute trop discrète mise en garde publiée en 2015. Après ces banalités approximatives, il vérifie ainsi son propos que « l’Audimat est l’essence même de la technique » (166). Au demeurant, il se garde de la moindre référence aux Cahiers noirs, comme s’il ne les avait pas lus ou n’en avait rien retenu.
Ce qui vaut pour les philosophes vaut aussi pour les historiens. Prenons pour exemple le propos anthologique de Johann Chapoutot, professeur à la Sorbonne, présentant son livre La révolution culturelle nazie, au Mémorial de la Shoah, à Paris, le jeudi 29 juin 2017 (en ligne, verbatim) : « Pour ce qu’il en est d’Heidegger… On en reparle toujours d’Heidegger. Régulièrement, on découvre qu’il est nazi. Bon, alors, moi j’ai peut-être un scoop pour vous. En fait, c’est qu’Heidegger n’est pas nazi. Heidegger est tout ce qu’on veut. C’est un sale type, un sale bonhomme ; c’est un ambitieux, opportuniste, misogyne, machiste, méprisant, un carriériste insupportable, vraiment un sale type. Par ailleurs, c’est un immense penseur. Bon voilà. Alors, il est antisémite, oui mais enfin bon, comme tout petit catholique de Souabe qu’il a été, il a appris que les Juifs ont tué le Christ, en gros, qu’ils ont le nez crochu, qu’ils aiment l’argent et qu’ils spolient le peuple allemand. Mais ce n’est pas un nazi, Ça n’en fait pas un nazi, parce qu’un nazi qui a une relation amoureuse avec une juive, ça n’existe pas. En fait, ça n’existe pas. Y’en n’a pas. Voilà ! Or, le grand amour de sa vie, c’est Hannah Arendt, quand même. Voilà ! Et puis d’ailleurs, Heidegger, qui croit pouvoir faire carrière avec les nazis, s’en dissocie très rapidement. Au printemps 1934, il démissionne de ses fonctions de recteur. Il entre dans une forme, sinon de résistance, du moins de grommellement intérieur. Et en cours et en séminaire, il dit des choses très, très dures, très dures sur les nazis […]. Bien, son œuvre est immense ». Quant au grommellement, notons que les quelques réserves de Heidegger n’ont rien de très dur, il reproche simplement à l’hitlérisme de ne pas être assez nazi, bref, il craint qu’il ne devienne trop bourgeois.
Faut-il s’étonner que l’apologie de Heidegger semble tourner à celle du régime, dans des propos idylliques comme : « Faut voir que la politique des acquis du Front populaire en France ça existe en Allemagne, mais c’est les nazis qui l’ont fait. […] Les vacances sur des paquebots, les vacances à Rügen, les croisières dans les fjords, les croisières dans les Baléares, les sorties à l’opéra, les week-ends d’excursion dans les montagnes bavaroises, c’est les nazis qui font ça, qui donnent ça à la population allemande » (ibid.) ? Toutefois, pendant le Front populaire en France, on n’a pas relevé de pogroms, de lois raciales, ni de camps de concentration.
2/ Les Juifs embrigadés ? — Ainsi des auteurs juifs, comme Arendt, Levinas ou Derrida, disciples ou émules de Heidegger, sont-ils inlassablement évoqués pour récuser tout antisémitisme de sa part.
Quelques mois après la parution des premiers Cahiers noirs, un colloque Heidegger et les Juifs fut organisé en 2015 à la Bibliothèque Nationale de France (35). Ses actes sont parus sous le même titre dans la revue que dirige Bernard-Henri Lévy, La Règle du jeu (n° 58-59, 2015, désormais RJ).
Relisons par exemple la contribution de Yann Moix, « Heidegger et la parole juive » (173-199), où assimile la parole de Heidegger, dans son Acheminement vers la parole, à la parole divine qui révèle à Moïse les Commandements. Le grand remplacement de la Torah par la GA (Gesamtausgabe) de Heidegger se profile alors quand Yann Moix écrit : « Heidegger est un poète, quand la poésie est, pour l’homme, l’équivalent de la Parole de Dieu sur le Sinaï : une parole qui crée le monde » (RJ : 174). Dans cette nouvelle version de la Genèse, Heidegger prend la place de Iahwé et Moix celle de Moïse, à une réserve cependant : « Moïse incarne l’idolâtrie en ceci qu’il se laisse saisir grotesquement » par son « idolâtrie face au Verbe » (RJ : 192). Ainsi, la révélation mosaïque étant frappée d’idolâtrie et Moïse caricaturé, le Décalogue, fondement éthique du judaïsme et des religions du Livre, se trouve-t-il tout bonnement anéanti. Le prophète du Seyn remplace le Dieu d’Abraham et de Jacob, et Moix exalte sa prophétie. Selon lui, la Révélation de Heidegger chasse celle que reçoit Moïse, convaincu d’idolâtrie.
On peut apprécier au passage le style en tout point pathétique qui lui a valu le Goncourt du premier roman, le prix François Mauriac de l’Académie française, puis le prix Renaudot. Sa version kitsch de la Genèse reformule et concrétise toutefois le vœu fondamental d’en finir avec le Décalogue et son insupportable « tu ne tueras point ». Hitler déclarait déjà que le parti nazi mène « une grande bataille pour délivrer l’humanité de la malédiction du mont Sinaï […] Nous nous battons contre les dix commandements […]. Les tables du Sinaï sont périmées » et de tonner contre « la prétendue morale érigée en idole (36) ». La seule originalité de Moix aura été de caricaturer Moïse pour en faire l’initiateur grotesque de l’idolâtrie, en ajoutant à cela de philosophiques effusions comme « L’Être est plus matinal que l’étant, dans le matinal » (RJ : 189).
Retrouver la Torah dans l’œuvre d’un penseur nazi, Heidegger, qui appelait à l’anéantissement total dès 1933, et dénonçait en 1939 la « criminalité planétaire » des Juifs, c’est accréditer l’idée que le judaïsme est à la source de l’extermination, voire que les Juifs sont responsables de leur propre extermination, insanité que théorisa Heidegger dans les Cahiers noirs.
De la Physis d’Anaximandre jusqu’à la Nature de Spinoza, l’Être passe à bon droit pour le Dieu des philosophes. D’ascendance présocratique, il n’a pas grand-chose de commun avec le Dieu « personnel » d’Abraham et de Jacob. Heidegger joue cependant sur cette ambiguïté, garde l’Être, déplore la « fuite des dieux », l’« obscurcissement du monde » par les Lumières, et tend non sans succès des leurres messianiques pour engluer les esprits. Une hypothèse banalement psychologique voudrait que des philosophes juifs, pris dans une double fidélité, voient dans la Torah et Heidegger, sinon les deux sources de la morale et de la religion, du moins deux expressions apparentées de la même vérité transcendante. Heidegger se serait inspiré en secret, ou sans le savoir, de la Bible : c’est la thèse de Marlène Zarader, que Daniel Sibony entendit explicitement radicaliser. Par son aspect ésotérique et ses ambiguïtés constantes et calculées, Heidegger peut l’accréditer d’autant mieux que des éléments cabalistiques pullulent dans la tradition ariosophique de l’Allemagne secrète. Ils pourraient bien n’être que des leurres messianiques destinés à séduire des adeptes juifs et/ou séduits par la théologie métapolitique. Cependant, à faire entrer le nazisme dans le judaïsme, on risque fort de subordonner le second au premier, nazifier le judaïsme en croyant judaïser un nazisme spiritualisé.
3/ Indéfectible intelligentsia. — Nous aurions pu inventorier des défenses plus académiques et aligner comme Alain Badiou de grands noms : « Derrida comme Foucault, comme Nancy ou Lacoue, ont assumé d’un bout à l’autre que Heidegger était un grand et incontournable philosophe (déclaration que bien d’autres font, par exemple Sartre, Hyppolite, Lyotard…) » (37). On sait les séductions du conformisme universitaire, mais il arrive à de grands esprits de se tromper, fût-ce à dessein : ces auteurs ont été manipulés par Heidegger lui-même qui a assuré son emprise, même posthume, par la violence apparemment éthérée qu’il distillait magistralement, mais laissait dans une ombre favorable en attendant les jours meilleurs de la réaffirmation, ceux qui arrivent avec les Cahiers noirs.
Les principales voies apologétiques procèdent peu ou prou de la pensée de Heidegger. La violence des propos rappelle que le Combat, Polémos ou Kampf, théorisé par le Maître remplace la dialectique par l’art d’avoir toujours raison. La réécriture de l’histoire, tant politique qu’intellectuelle s’accorde avec le négationnisme dont il ne s’est pas départi, n’évoquant les camps que pour caractériser l’Allemagne d’après-guerre, définie comme « un unique Kz ». Enfin, le décisionnisme théorique, même sous couleur de questionner, procède par des affirmations aussi insondables que péremptoires.
À cela, la tradition déconstructive a ajouté la laxité syntaxique, le style enveloppant de propositions indéfiniment réversibles et qui récusent toute contradiction, puisqu’elles érigent l’aporie en signe extérieur de la Pensée.
Autour d’un grand nom, dans le cercle enchanté de l’admiration mutuelle, tout cela pourrait sembler sans conséquence ; mais outre que cela touche les élites intellectuelles des universités les plus prestigieuses, les enjeux politiques et idéologiques de la banalisation du nazisme, même spiritualisé et dépassant les vulgarités de l’hitlérisme, apparaissent vite, dès qu’il s’agit de réécrire l’histoire, de récuser l’état de droit et la démocratie, de justifier « philosophiquement » les obsessions identitaires, voire, au titre du postcolonialisme, le terrorisme islamiste. Bref, l’outrance des apologies agressives, même quand elles minimisent ou dénient, indique une radicalisation en cours, celle-là même que le Maître avait programmée avec le plan de publication de ses œuvres, en tablant sur l’effet d’entraînement des textes les plus explicitement violents.
D’une part, des courants néo-nazis ont prospéré depuis le début de ce siècle, en mettant à profit l’inculture historique, la maîtrise des réseaux sociaux par les groupes extrémistes, les crises sociales et la montée de la xénophobie attisée par l’islamisme et le djihadisme.
D’autre part, dans les milieux intellectuels, l’essor d’un courant antirationaliste explicitement inspiré de Heidegger, le « déconstructionnisme » ainsi nommé par Derrida, a pris pour cible l’américanisme, la mondialisation, la démocratie, le sionisme. Avec des auteurs comme Giorgio Agamben, Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Ramon Grosfoguel, un populisme de « gauche » se réclamant de Schmitt s’est diffusé dans ces milieux, théorisant l’état d’exception.
De fait, les heideggériens radicaux de droite et d’ultra-gauche, comme Badiou ou Vattimo qui se disent « maoïstes », évitent de se critiquer politiquement. Ils ne sauraient d’ailleurs le faire que sur des questions tactiques, car ils convergent en effet sur les thèmes fondamentaux, comme le refus phobique de l’Occident, de la démocratie élective, la louange de l’état d’exception — c’est d’ailleurs à « gauche » que l’on trouve le plus de références à Carl Schmitt comme à Heidegger (38).
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4. Le conflit des stratégies apologétiques depuis les premiers Cahiers noirs
— La première stratégie, conduite par von Herrmann, nie tout antisémitisme et maintient que le nazisme n’avait été qu’un bref épisode biographique, une « excursion » (39).
En 2017 se tenait au Vatican, dans l’amphithéâtre Paul VI, un colloque intitulé « Retour aux sources de Martin Heidegger. Les chemins de la Seinsfrage », à l’occasion de la publication de Martin Heidegger. La vérité sur les Cahiers noirs (40). Cet ouvrage de Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri entend établir par diverses dénégations et attaques qu’il n’y a rien d’antisémite dans les Cahiers noirs (41). Comble d’ironie perverse, ce colloque consacré à éluder l’antisémitisme de Heidegger a été financé par le Centre Édith Stein, cette carmélite de famille juive morte à Auschwitz et canonisée en 1998. Ainsi, la sainte juive a-t-elle symboliquement participé à l’onction pontificale de l’idéologue nazi qui théorisa l’« auto-extermination ». Après le colloque, Alfieri ne dédaigna pas d’en faire un compte rendu laudatif dans la revue néofasciste EreticaMente associée au groupe Polemos et qui, sous un titre en majuscules gothiques, prend pour devise cette phrase de Nietzsche : « Là où la moralité est trop forte, l’esprit périt » et prône « une vraie Révolution de l’Esprit, fondée sur le primat du Devoir sur le Droit et sur le sacrifice mystique à la Patrie et à l’Idée. »
— La deuxième stratégie minimise en banalisant, comme Jean-Luc Nancy dans Banalité de Heidegger, qui voit dans son engagement nazi une illusion temporaire liée à l’esprit de son temps. De même, Badiou et Cassin prétendent que Heidegger fut « un nazi très ordinaire » (42). Le public académique s’efforce comme eux de continuer à voir dans Heidegger un classique incontournable, un auteur d’agrégation, et le plus grand penseur de son siècle.
Certains commencent cependant à éviter la période nazie, à se concentrer sur les années 1920, à publier d’anciens cours inédits de cette époque, et à éviter toute politique en remettant au centre de l’attention les poètes, des Présocratiques, lus comme s’ils étaient des poètes, à Celan, lu comme s’il était heideggérien. C’était déjà la stratégie du Maître, publiant en 1946 son premier article après la défaite, intitulé Pourquoi des poètes en temps de détresse ?, citation de Hölderlin qui prenait un nouveau sens pour qui s’avisait que le temps de détresse n’était pas la guerre, mais l’après-guerre.
Cette stratégie feutrée a de longue date recueilli une forme de consensus qui a rendu Heidegger « incontournable ». Ce consensus se voit à présent menacé. D’une part, les heideggériens ceux qui le commentent en toute connaissance de cause sont-ils contraints d’abdiquer toute neutralité politique et ceux qui le défendent le font aux dépens toute probité intellectuelle. Et l’on voit des philosophes se détourner discrètement vers d’autres auteurs, comme ses continuateurs les plus en vue, Derrida notamment.
— Conduite par des auteurs comme Peter Trawny et Donatella Di Cesare, la troisième stratégie consiste à se placer tout cela sous une lueur métaphysique, bien loin de tout antisémitisme vulgaire : ils affirment que la grandeur de la Pensée n’est aucunement diminuée, et que le Maître a compris l’Abîme.
Elle trouve en effet dans le négationnisme ontologique de Heidegger « l’occasion pour la philosophie de méditer sur la Shoah dans sa profondeur insondable » (43). Elle mobilise ainsi le topos romantique de la fleur au bord de l’abîme : « La pensée la plus sublime s’est prêtée à l’horreur la plus abyssale » (44), comme si la coïncidence des contraires, ce vieux thème ésotérique, signait la marque d’une élection transcendante.
Peter Trawny évoque pour sa part « le grand récit dans lequel se tiennent les Protocoles » (45) (2014 : 56, n. 61), si poétique : « pour autant que la Shoah appartienne à la poésie du monde… » (2014 : 61). Elles sont menacées, les vraies valeurs d’« un monde qui aujourd’hui encore, lutte opiniâtrement pour sa survie » (2014 : 41). Il s’exalte : « Patrie, frontière, poésie, lieu, communauté, unisson : dans le hall de transit universel que forme la technique, rien de tout cela n’a voix au chapitre » (46).
Alors que Beaufret comparait Heidegger à Dreyfus et Fédier à Socrate, pour ces nouveaux apologistes, Heidegger devient une sorte de héros de sa propre radicalité, celui qui ose se rebeller contre la modernité, le règne de la technique et la mondialisation.
Un Heidegger déconstruit et trendy se profile, un exemple de liberté. Le livre de Peter Trawny, La Liberté d’errer, avec Heidegger (47), ne traite pas de l’errance par les chemins, mais bien de « l’erreur » magistrale sur laquelle il faudrait prendre modèle : « on peut dès lors se demander si Heidegger n’a pas plutôt voulu montrer combien un philosophe peut se fourvoyer. Il a toujours tenu l’“errance” pour inévitable. Mais la décision de publier ses cahiers avec ses passages antijuifs, afin de mesurer cette “errance”, requérait une remarquable liberté de pensée (48) ».
Cependant, les auteurs de ce courant se voient pris à partie, avec une violence remarquable, par les tenants de la première stratégie, qui s’efforcent de les démentir. En d’autres termes, les négationnistes contredisent les « affirmationnistes ». Les disciples les plus proches se divisent publiquement sur l’héritage, mais les positions qui s’affrontent sont toutes deux radicalisées.
5. Envoi
Pourquoi ce livre ? — Plus d’un siècle après les premiers écrits publics de Heidegger (1889-1976), l’équivoque demeure. Il est toujours présenté comme le plus grand philosophe du XXe siècle. On continue à dire que son nazisme, qui fait de longue sa notoriété, ne fut qu’une passade biographique au demeurant démentie par sa liaison avec Hannah Arendt, ou dépassée par de prétendues proximités avec des auteurs classés à gauche, comme Jean-Paul Sartre ou René Char. De toutes manières, la fécondité de sa pensée serait attestée par des courants de pensée internationaux qui vont des Cultural Studies à l’herméneutique religieuse, de la psychanalyse (notamment lacanienne) à l’architecture et à l’esthétique. Il serait le penseur indispensable pour critiquer la modernité, secouer le joug de la technique, comprendre même l’extermination.
Outre les éditions biaisées et acritiques, l’équivoque est alimentée par des éditions biaisées, des traductions lénifiantes, des milliers de commentaires pénétrés d’importance et qui imitent le langage du Maître pour s’autoriser à le commenter.
Sa technique d’écriture systématiquement équivoque entretient l’emprise. Elle ne se résume pas à l’absence de définitions, aux réécritures non signalées, aux acceptions multiples, qui s’étendent de l’étymologie en moyen-allemand aux recontextualisations philosophisantes du langage nazi. Elle est théorisée comme le moyen de retarder une révélation progressive, obscurcie malgré tout par un monde moderne où peu la méritent.
Dès lors, ceux qui posent la question du caractère nazi de sa pensée peuvent être taxés d’acharnement contre un immense philosophe. Ils seraient, d’âge en âge et de génération en génération, coupables d’une aveugle et hargneuse mesquinerie. On parle alors d’une « affaire Heidegger », récurrente, scandée par des ouvrages comme ceux de Victor Farias ou d’Emmanuel Faye (49).
Le présent collectif pose une toute autre question : celle d’une permanence et parfois d’un triomphe de la pensée nazie, qui, par le biais d’auteurs cultes comme Heidegger, Schmitt, ou Jünger, inspire encore les pensées radicales d’extrême gauche et d’extrême-droite.
Hommage rétrospectif. — En premier lieu, cet ouvrage rend hommage aux auteurs qui depuis un siècle ont su discerner dans les écrits et les cours de Heidegger ce qu’il destinait à ses disciples de manière plus ou moins voilée selon les opportunités historiques. Pour cela, il faut rendre hommage aux auteurs contemporains de Heidegger qui ne se sont pas laissés intimider par la révérence qui entoure le Maître mais encore ont décelé, outre le caractère nazi de sa pensée, son inanité grandiloquente, voilée par des techniques d’écriture élaborées.
Ce furent des auteurs majeurs comme Lukacs ou Cassirer, dans ses conférences de Davos ; mais aussi des élèves comme Herbert Marcuse comme en témoigne une lettre de 1933, ou Karl Löwith, dans un article paru après-guerre comme dans ses Mémoires (50), ou encore Günther Anders.
Au début des années 1960, Guido Schneeberger avait rassemblé un dossier de 217 textes, qui mettait en évidence l’enthousiasme hitlérien de Heidegger, mais faute de trouver un éditeur, l’avait édité à compte d’auteur (Nachlese zu Heidegger, Berne, 1962).
En France, dès 1961, Jean-Pierre Faye publiait sans commentaires dans la revue Médiations, plusieurs de ces « discours et proclamations », dont la « Profession de foi en Adolf Hitler et l’État national-socialiste » ; François Fédier répondit dans Critique par un texte polémique intitulé «Trois attaques contre Heidegger », comme si la traduction d’un document public pouvait être une calomnie (51).
On doit signaler également les analyses de Robert Minder, d’une grande finesse, comme « Martin Heidegger ou le conservatisme agraire » dans Allemagne d’aujourd’hui, janv.-mars 1967. Dès 1965, Theodor Adorno, publiait le Jargon de l’authenticité qui cependant ne fut traduit de l’allemand qu’en 1989 par Éliane Escoubas, Paris, Payot.
En France surtout mais aussi à l’échelon international, la décennie suivante fut cependant marquée par l’essor d’un courant de pensée et d’un style d’écriture inspirés de Heidegger, la déconstruction, ainsi nommée par Jacques Derrida. Heidegger était devenu « incontournable » (52), et à sa mort en 1976, le Maître fut unanimement salué comme un penseur grandiose.
C’est dix ans après que le dossier critique s’étoffa. Notamment, l’ouvrage de Victor Farias, Heidegger et le nazisme (Verdier, Lagrasse, 1987) fit scandale, en raison même de ses analyses documentées ; celui de Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger (Paris, Minuit, 1988) approfondit aussi l’analyse des liens entre nazisme et philosophie, alors que la traduction du classique d’Adorno permettait une analyse de son langage (53). L’ouvrage de Henri Meschonnic, Le langage Heidegger (Paris, PUF, 1990), développait plus encore la critique linguistique et stylistique dans toutes ses implications philosophiques et politiques. Enfin, l’étude de Hugo Ott, Martin Heidegger. Éléments pour une biographie (Payot, Paris, 1990 ; original allemand 1988), présentait une première biographie objective au regard des documents alors accessibles.
Gardons-nous cependant des illusions rétrospectives. Ces auteurs n’avaient accès qu’à des sources limitées, à des textes adroitement réécrits par le Maître toujours auréolé d’une doxa laudative. Les études annexes sur l’histoire du nazisme, sur son langage, étaient beaucoup moins développées : les biographies, les correspondances importantes n’étaient pas accessibles et ne le sont que depuis peu ; l’existence même des Cahiers noirs était tenue secrète, sans même parler de leur teneur. La lucidité de ces auteurs n’en est que plus méritoire.
Les programmes de recherche. — Les Cahiers noirs couvrent les quarante-cinq dernières années, de 1931 à 1976, et apportent un contrepoint, une lecture parallèle à toute l’œuvre publiée auparavant. Par exemple, Heidegger se gausse de l’existentialisme à la française qui se méprend en postulant le caractère individuel du Dasein, alors que pour le racisme radical de Heidegger il se fonde dans la communauté de race. Ou encore, alors qu’on déplorait le silence de Heidegger sur l’extermination des juifs, il prétend dans les années d’après-guerre qu’ils se sont exterminés eux-mêmes.
Si des clarifications se précisent, l’équivoque demeurera toujours, car l’écriture oraculaire articule un mythe, mais sans l’énoncer, puisque la révélation messianique se prépare dans les siècles à venir (l’année 2327 n’est qu’une étape). Beaucoup reste à faire pour relire l’ensemble du corpus heideggérien, à la lumière des volumes des Cahiers noirs qui couronnent les trente mille pages de l’édition « officielle », comme des correspondances éditées à ce jour.
Les études heideggériennes sont ainsi en passe de se développer sur de nouvelles bases, prendre en considération la génétique textuelle, la philologie, l’histoire des idées, la linguistique, l’analyse de corpus. Des recherches et des programmes sur Heidegger et la postmodernité (Sidonie Kellerer), sur les corpus d’idéologues nazis (Gaëtan Pégny), sur l’histoire intellectuelle du nazisme (Emmanuel Faye), sur l’histoire de l’heideggérisme, sur le style heideggérien, permettent, dans leur diversité, de combler les manques d’information qui expliquent sans les justifier bien des préjugés que l’on préfère croire candides.
La relecture de l’œuvre passe aussi par l’analyse de son retentissement académique hors de la philosophie. En effet, l’aura de Heidegger s’est largement diffusée, dans les disciplines littéraires et artistiques, mieux encore que d’autres auteurs totémiques comme Wittgenstein. Par exemple, en littérature avec une forme d’herméneutique divinatoire (Gadamer sur Celan ou Jauss sur Baudelaire) ; en architecture, où un de ses commentaires sur un vers de Hölderlin, parut une révélation (voir infra la contribution de Jean-Pierre Marchand) et où une des manières d’éluder l’ouvrage majeur d’Emmanuel Faye fut de publier un numéro spécial des Temps Modernes sur le « lieu » (54). Même dans le domaine de l’informatique, Heidegger a été en faveur à la suite du livre de Hubert Dreyfus What Computers can’t Do (1979) et son rejet de la technique apparut comme un supplément d’âme. De même, dans le domaine de la communication avec des auteurs influents en médiologie, comme Kittler. Bref, partout où l’on ne fait pas profession de philosophie, l’invocation de Heidegger semble apporter encore une touche d’insondable profondeur.
* Le décours de notre sommaire peut à présent être présenté.
Chercheuse à l’Université de Cologne, Sidonie Kellerer décrit les stratégies d’ambiguïté mises au service de diverses formes de masquage et même de cryptage. Alors que Heidegger passe pour avoir refondé l’herméneutique, celle des textes heideggériens appelle une prise de distance — qui semble d’autant plus nécessaire que les Cahiers noirs, semés de schémas ésotériques laissent paraître une continuité avec l’ariosophie qui au début du siècle contribua à l’élaboration de la pensée nazie. Le messianisme de Heidegger, leurre tendu aux juifs comme aux chrétiens, voire aux musulmans, s’éclaire ainsi, comme un art consommé de l’ambiguïté, mis à profit non plus pour échapper aux persécutions, mais pour pouvoir les perpétuer.
Les trois études suivantes reviennent sur les critiques de la pensée de Heidegger de son vivant, au cours des années 1950-1970, alors que les textes les plus accablants n’étaient pas parus. La première, celle de Henri Lefebvre, philosophe marxiste dissident, est présentée par Leonore Bazinek. La deuxième, celle de Castoriadis, lui aussi philosophe et marxiste encore plus dissident, se voit documentée par Claude Helbling et Olivier Fressard qui joignent à leur contribution un florilège fort instructif. Enfin, l’écrivain et résistant allemand, Jean Améry, survivant d’Auschwitz, montre bien que dans les milieux artistiques et intellectuels, certains n’étaient pas dupes, comme le souligne Édith Fuchs.
Après ces chapitres qui rendent hommage à la lucidité des critiques, viennent les analyses de deux textes qui gardent un immense retentissement dans les milieux culturels : « L’origine de l’œuvre d’art », et « L’homme habite en poète ».
En comparant les réécritures successives du premier essai, par un impeccable travail philologique, Gaëtan Pégny montre comment les implications politiques et métapolitiques, à demi-effacées par les réfections, continuent de guider la lecture. C’est tout le milieu intellectuel de l’esthétique nazie et de son kitsch agressif qui se voit restitué.
Très souvent cité, le second texte suscite toujours une révérence particulière dans les milieux de l’architecture par son opacité grandiloquente qui se veut imitée de Hölderlin. Professeur d’architecture, Jean-Pierre Marchand sait en éclairer les attendus et en déceler le nationalisme mystique.
Répondant à la fin du recueil à la prétention messianique analysée par Sidonie Kellerer, Stéphane Domeracki souligne dans les Cahiers noirs les passages insistants qui témoignent d’une forme de satanisme romantique tardif – partout diffusé au demeurant dans l’anti-culture nazie, mais qui fonde cependant la théologie politique heideggérienne.
Enfin, l’épilogue, « Réhabiliter la pensée », pose la question de l’après ; n’attendons pas « l’après-culture » selon la formule douteuse de George Steiner, car après un demi-siècle de déconstruction inspirée par Heidegger, une reconstruction (55) s’impose.
Bibliographie
*Badiou (Alain) et Cassin (Barbara), Préface à Martin Heidegger, “Ma chère petite âme”. Lettres à sa femme Elfride 1915-1950, Paris, Seuil, 2007.
*Blumenberg (Hans), La lisibilité du monde, Cerf, Paris, 2007.
*Bollack (Jean) et Wismann (Heinz) (1975) « Heidegger l’incontournable», Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°5-6 : 157-161.
*Douguine (Alexandre), Martin Heidegger. The Philosophy of Another Beginning, Moscou, Academic Project, 2010 (tr. angl. Washington, Washington Summit Publishers, 2014).
*Faye (Emmanuel), Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris, Albin Michel, 2005
*Goldschmidt (Georges-Arthur) Heidegger et la langue allemande, Paris, Éditions du CNRS, 2019.
*Heidegger (Almuth) (dir.), Martin Heidegger, Kurt Bauch. Briefwechsel 1932-1975, Fribourg et Münich, Karl Alber, 2010.
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*Held (Klaus), Marbach Bericht über eine neue Sichtung des Heidegger-Nachlass, Frankfurt am Main, Klostermann, 2019.
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*Zagury-Orly (Raphaël) et Cohen (Joseph), « Heidegger et les Juifs », La Règle du jeu, n° 58-59, 2015.
Notes:
(1) « Das Denken bleibt im unbekannten Unscheinbaren » (GA 97 : 510).
(2) « Das Denken ist nicht für die Öffentlichkeit, / nicht für die Gebildeten unter ihren Sklaven, / nicht für die Person des Menschen, /nicht für die Kultur, /nicht für die Wissenschaften, /nicht für die Philosophie,/ nicht für die Denkenden; / das Denken verschwindet in seinem Gedachten » (GA 97 : 451). « Publicité » est ici dans l’acception quasi juridique de « caractère public », mais le terme est toujours péjoratif chez Heidegger, dès les années 1920.
(3) « Dieses ist dem Seyn zur Gunst » (ibid.)
(4) « Das andenkende Denken tritt auch nicht an die Stelle der Philosophie » ; « Das Denken ist anstößig für den Glauben an Jesus Christus » ; « Das Denken ist gleichgültig gegen die Wissenschaften » (GA 97 : 468). Dans Qu’appelle-t-on Penser ? (Paris, PUF, 1951), on trouvait une version de ces propos radoucie en apparence, pour ménager l’avenir : « 1/ La pensée ne conduit pas à un savoir tel que les sciences ; 2/ La pensée n’apporte pas une sagesse utile à la conduite de la vie ; 3/ La pensée ne résout aucune énigme du monde ; 4/ La pensée n’apporte pas immédiatement de forces pour l’action » (243).
(5) « Je me suis clairement rangée sous la bannière de ceux qui, depuis pas mal de temps, s’efforcent de démanteler la métaphysique ainsi que la philosophie et ses catégories telles que nous les connaissons toutes deux, depuis leurs débuts en Grèce et jusqu’à nos jours » (Hannah Arendt, La Vie de l’esprit. La pensée, le vouloir, trad. Lucienne Lotringer, Paris, PUF, 1981 : 237).
(6) Dès les premiers pointages du bébé, la naissance du sens s’affirme quand l’enfant pointe un objet en regardant l’adulte : ceci est pour moi car ceci est pour nous.
(7) Conférence à la journée d’études « Primo Levi et la rationalité après Auschwitz », organisée à Paris le 28 avril 2007 par la Fondation Auschwitz. Sur la question du témoignage, voir au besoin l’auteur, 2005, Ulysse à Auschwitz, Paris, Éditions du Cerf ; Exterminations et littérature. Les témoignages inconcevables, Paris, PUF, 2019.
(8) La dialectique concrétiserait l’« idéal ascétique » commun au platonisme et au christianisme (voir Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral. Eine Streitschrift, Berlin et New York, KSA 5, 1980 : 245-412, et III, § 25 : 402-405). Voir aussi Derrida qui compare l’opération dialectique de relèvement, ou Aufhebung, à une « mère chrétienne » (Glas, Paris, 1974 : 224).
II.Réhabiliter la pensée
« L’anti-philosophie risque, par la stérilisation et le tarissement à la source, de fabriquer une génération d’abrutis manipulables et parfaitement dociles, incapables non seulement de réagir, mais de comprendre l’enjeu ».
Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé.
Dans un volume des Cahiers noirs, Heidegger, alors interdit d’enseignement, notait : « Le Penser demeure dans l’Inapparent inconnu »1, ce qui confirme son projet cryptique. Il poursuit par une litanie de négations qui rappelle fort la théologie négative : « La Pensée n’est pas pour la publicité, / ni pour ceux qui apprirent de leurs esclaves, / ni pour la personne de l’homme, / ni pour la culture, / ni pour les sciences, / ni pour la philosophie, / ni pour les pensants ; / la Pensée disparaît dans ses propres pensers2». Toutes ces négations font place à l’Être, sans doute en souvenir de l’identification parménidienne de la Pensée et de l’Être : « Elle est ce qui favorise l’Être »3.
Cependant, quand on trouve des définitions positives, elles décèlent la fonction combattante de ces négations : « La Pensée pensante n’entre pas dans le domaine de la philosophie » ; « La pensée est à l’offensive contre la foi en Jésus-Christ » ; « La Pensée est de même hostile aux sciences »4.
Autant il serait mesquin de refuser à Heidegger le titre de Penseur, qu’il peut partager avec Vladimir Soloviev, Julius Evola, René Guénon ou Guido von List, puisqu’il a élaboré comme eux une œuvre d’ampleur, autant il serait discourtois d’en faire un philosophe alors même qu’il récuse ce titre et entend en finir avec la philosophie par la Pensée.
Comme le judaïsme et la philosophie seraient secrètement liés, le Maître déclare non seulement qu’il n’est pas philosophe, mais qu’il faut détruire la philosophie : c’est le programme même de l’« Abbau », la mise à bas, euphémiquement traduite par « déconstruction ». Conformément au principe de l’auto-anéantissement, cette tâche sera dévolue de préférence à des auteurs juifs, au premier rang desquels Arendt, qui la revendique5, et bien sûr Derrida. En théorie comme en pratique, le langage de la déconstruction, aujourd’hui mondialisé, récuse dans son principe la rationalité et la notion même de vérité, en reprenant les procédés rhétoriques de la théologie négative et de sa « logique » antinomiste.
La question n’est plus seulement celle de l’introduction du nazisme dans la philosophie, ce qui pourrait permettre de conclure comme le fait Di Cesare que le nazisme est une philosophie, mais de mesurer l’ambition du projet de Heidegger qui n’est pas de faire une philosophie nazie, mais de détruire la philosophie.
En premier lieu, la notion même de vérité fut mise en cause (Derrida en fit la cible majeure de la déconstruction). Si la théorie de la connaissance est concernée au premier chef, l’éthique et la politique le sont aussi, car la vérité partagée est au fondement du vivre-ensemble6. Comme pour Hitler et l’ensemble des idéologues nazis, pour Heidegger la notion de vérité ne peut trouver son fondement que dans une vision du monde, expression d’un peuple. Elle s’inscrit dans sa langue et se mire dans l’étymologie de ses racines.
La destruction (Abbau) qu’appelle Heidegger s’applique tant aux vérités scientifiques qu’aux vérités morales — qui ne sont pas inscrites dans les visions du monde de tel ou tel groupe. Éliminée d’emblée de la réflexion, la science « ne pense pas », et les vérités scientifiques, y compris les vérités historiques sur le nazisme et l’extermination, ne peuvent être prises en considération.
La notion de vérité morale, elle aussi discréditée d’emblée, ne saurait avoir d’autre critère que l’affirmation d’une vision du monde incarnée dans un peuple. « Qui dit comment nous sommes en faute et ce que faute a pour sens ? » (Sein und Zeit, § 58) : l’irresponsabilité morale devient un principe, c’est pourquoi Heidegger a tout simplement éliminé l’éthique dans son système, puisqu’elle relèverait d’un christianisme bourgeois voire, pire encore, d’un judaïsme capitaliste ou bolchevisé.
L’enjeu n’est pas seulement philosophique : il engage aussi le rapport à l’histoire et notamment à l’extermination. Par exemple, après avoir défini Heidegger sur le mode caractéristique du déni comme « ce philosophe allemand non adepte du nazisme », Élisabeth de Fontenay en vint à la délégitimation du témoignage : « l’impératif de communication » de Primo Levi lui apparaît comme « la plus grande corruption de la réalité, de la pensée et du lien humain, et même comme ce dispositif d’hégémonie qui rend proprement intransmissible la réalité de l’extermination7».
Pour détruire la philosophie, il fallait en outre détruire les formes de régulation du discours philosophique, au premier chef la rationalité ; puis la dialogique et sa dimension critique pour la remplacer par une dogmatique ; enfin, même l’univocité qui pourrait être celle d’un énoncé dogmatique doit être récusée.
Plus de définitions, plus de méthode aporétique : le déconstructionnisme a porté ces principes de dérégulation jusqu’à refuser de s’autodéfinir, et Derrida a adroitement multiplié les esquives pour déguiser le creux en profondeur.
L’anéantissement de la culture, dont la philosophie fait assurément partie, exclut la complexité historique et supprime toute distance critique : cela favorise l’exaltation qui anime le messianisme apocalyptique. Le discours philosophique ainsi vidé de son sens et l’entreprise philosophique elle-même récusée, la Pensée prophétisant au nom de l’Être supplante toute réflexion. Cette apothéose permet de parvenir à l’insignifiance, projet dans lequel Castoriadis voyait justement l’idéal du xxe siècle ; mais une insignifiance mortifère car la haine de la raison engendre les fanatismes.
Le nazisme a été une force de destruction et d’autodestruction ; s’il ne s’est pas détruit lui-même, sa démesure a précipité sa défaite. Dans le domaine de la pensée, il pourrait bien en aller de même car la destruction se renverse en autodestruction. Les destructions hitlériennes conduisirent à la ruine de l’Allemagne et au suicide du Führer. Les Cahiers noirs consomment pour leur auteur une destruction de la philosophie honnie, mais conduisent aussi au suicide de la Pensée heideggérienne.
Il en va ainsi de toutes les pensées identitaires. Nietzsche opposait déjà l’instinct à la dialectique8 et, pour Heidegger, la dialectique doit être conçue comme combat sans pitié qui déchaîne en elle la force de l’instinct identitaire : la « Gegensätzlichkeit », l’« opposition » devient une guerre pour la vérité de l’Être9. Si elles sont conséquentes, les pensées identitaires se privent de toute altérité et rendent impossibles toute distance critique. Plus fondamentalement encore, comme le sens est fait de différences, en récusant la dialectique et a fortiori la rationalité, elles doivent renoncer au sens puisque la dialectique opère sur la base de grandeurs différenciées.
En perdant de son ambiguïté, l’œuvre heideggérienne va perdre l’essentiel de son pouvoir de séduction ; et, pour continuer à la louanger, il faudra prendre une responsabilité que beaucoup d’universitaires n’assumeront pas sans difficulté : la courageuse et prudente démission de Günter Figal, qui incarnait à Fribourg la succession académique du Maître et fut l’auteur d’un Dictionnaire Heidegger, a ouvert une crise qui n’est pas seulement académique.
L’heideggérisme orthodoxe a perdu son quasi-monopole, car il ne sait comment faire face stratégiquement, se divise et s’égare dans des tactiques contradictoires qui vont du déni indigné à l’affirmation radicale de la dignité philosophique du nazisme. La débandade argumentative s’accroît, le couvre-feu intellectuel n’est plus guère respecté.
Il ne s’agit cependant pas de se prononcer pour ou contre le nazisme ou l’antisémitisme, pour ou contre les apologistes ou les pamphlétaires, mais d’observer strictement le principe de distanciation10 qui commande les lectures révélatrices.
Le Maître a certes donné l’exemple de condamnations péremptoires – qui se multiplient encore dans les Cahiers noirs. Pourquoi cependant maintenir un état d’exception du débat philosophique (et philologique), n’admettre que des lectures heideggériennes de Heidegger, lectures épigonales conduites selon les guises prophétisantes dont il use pour attester sa propre grandeur ? Cela ne peut réussir qu’au détriment de la dimension critique propre à la philosophie – dimension qui la rend indispensable aux humanités comme aux sciences de la culture.
Enfin, si par sa stratégie sectaire d’écriture et de publication, Heidegger a suscité nombre d’apologies, l’étude de son œuvre ne s’est jamais limitée à cela. Un courant de recherche, certes minoritaire et parfois académiquement menacé, s’est maintenu et se développe aujourd’hui.
Il faudra au moins une génération pour tirer les conséquences de la publication des Cahiers noirs, d’autant plus que Heidegger reste une figure tutélaire, une icône invoquée dans les milieux intellectuels du monde entier et revendiquée par les courants identitaires les plus divers ; mais sans égard pour les connivences académiques, ni pour l’agenda caché des radicalismes politiques, des philosophes trouvent le courage de reconsidérer l’état de la question, de relire Heidegger, de caractériser sa doctrine meurtrière et de reconstruire l’éthique. Cette tâche dépasse même la philosophie, car elle intéresse l’ensemble des humanités et des sciences de la culture.
Depuis un siècle, la guerre métapolitique contre la culture a connu trois principales étapes. La première est celle des guerres étatiques, dans les pays de l’Axe, en URSS et dans ses pays frères ou satellites, en Chine, notamment pendant la Révolution culturelle, au Cambodge sous les Khmers rouges. On voudrait croire que la culture a repris ses droits dès que les totalitarismes sont allés à leur perte ; cependant, si par exemple les nazis ont conduit une guerre culturelle, c’est-à-dire une guerre contre la culture, elle n’a hélas pas connu d’armistice.
En effet, les diffamations, proscriptions, interdictions, destructions, voies de fait se sont hélas perpétuées dans les « cultural wars » et la « cancel culture » et touchent la plupart des pays démocratiques, sans avoir été imposées. Que s’est-il passé ? Comment la détestation populiste de la culture est-elle devenue une vertu politique parée des atours de la justice sociale ?
Heidegger voulait détruire la philosophie de l’intérieur et la remplacer par la métapolitique, et il a remporté les succès que l’on sait. La subordination de la philosophie à un irrationalisme conquérant a permis aussi de démanteler les cadres intellectuels du monde de la culture, par le biais de la déconstruction.
Quand Derrida en 1996 incrimine la culture pour dénoncer sa « colonialité essentielle », il fait de la culture une cible pour les milieux culturels eux-mêmes. La dérision creuse, les agressions sans objet, la dégradation des qualités d’exécution, l’effondrement des projets esthétiques, tout cela s’est banalisé au nom de la déconstruction d’une culture jugée bourgeoise et blanche par essence — la question de la culture mondiale étant récusée au passage.
S’opposant au projet anthropologique des Lumières, qui s’était concrétisé dans le développement des sciences de la culture auquel Cassirer donnait un fondement réflexif par sa Philosophie des formes symboliques, Heidegger avait voulu fonder la philosophie sur la Werfrage : non plus la question d’inspiration kantienne Que sommes-nous, mais la question identitaire-nationaliste Qui sommes-nous ?. Le Dasein, littéralement être-le-là, prit tout son relief quand Heidegger révéla à Kurt Bauch que Sein (l’Être) est un mot couvert (Deckname) pour Vaterland (patrie). Quand Derrida relança la Werfrage en la dépouillant de ses leurres existentialistes et en demandant Combien sommes-nous ?, il ouvrait symboliquement la période des minorités identitaires aujourd’hui coalisées par l’invocation de l’intersectionnalité. Sans s’y résumer, les principaux auteurs des théories postcoloniales et décoloniales se placent dans ce courant. C’est Spivak, traductrice et éditrice de Derrida qui imite même les tics typographiques du Maître ; c’est Enrique Dussel, disciple de Heidegger devenu source d’inspiration pour les principaux théoriciens décoloniaux, de Maldonado-Torres à Andrade et Grosfoguel. Ce dernier par exemple développe le postulat que les cultures sont des ontologies et renvoie pour cela directement à Heidegger11.
Comme jadis pour les totalitarismes, les arts sont les premières victimes : des bûchers de livres à la persécution des intellectuels, ils se distinguaient par leur hostilité à la culture dont le caractère critique leur paraît incontrôlable ; et leur échec dans le domaine de l’art n’a pas été assez souligné. En effet, la culture identitaire est répétitive, édifiante et exclut ou ignore par principe des pans entiers de la culture mondiale, considérée comme oppressive. À présent, des œuvres sont prises indistinctement pour cible de diverses « mobilisations », en raison de leur auteur ou de leur thème (telle Oaristys de Chénier, tel sonnet de Ronsard, telle mise en scène d’Eschyle, tel film de Polanski, etc.).
Pour éclairer cette situation, rappelons une lettre de Charles Munch à ses musiciens aux premières heures de l’Occupation : « Mes amis, dans les jours lugubres que nous venons de traverser, vous avez certainement tous déjà éprouvé qu’il y a des trésors que nulle force ne peut nous ravir, telles les affections profondes, les vraies amitiés, telle la joie de travailler ensemble pour un même idéal. L’on peut nous ruiner matériellement mais l’on ne peut, si nous savons les défendre, nous dérober nos dons et notre patrimoine artistique. Sur ce terrain nous ne sommes pas battus, sur ce terrain nous devons continuer la lutte »12.
Après la guerre, Michel Borwicz évoquait au passé « la force de la continuité culturelle qui faisait en l’occurrence subsister l’esprit humaniste au cours d’épreuves inhumaines » ; mais il évoque au présent « la continuité de l’esprit antihumaniste qui s’épanouit dans le courant des années exterminatrices »13, et dont maintes résurgences présentes se manifestent dans la pensée contemporaine. Certes, la barbarie peut aussi prétendre à l’universalité.
Ces deux continuités dessinent deux figures de l’humanité, celle qui s’efforcerait à la paix et celle qui deviendrait universellement corrompue par ses propres crimes. Comme l’inhumanité, l’humanité est l’enjeu de traditions et de transmissions. Acquise et non plus garantie par l’âme ni le patrimoine génétique qui l’a remplacée dans l’imaginaire, elle peut être perdue dès lors qu’elle cesse d’être transmise.
Jamais cependant l’humanité n’a été aussi objectivement unifiée par des menaces communes, qu’elles soient sanitaires, environnementales ou politiques, mais aussi, subjectivement, par la revendication des droits humains, des libertés, de l’éducation, de l’autonomie personnelle, de la démocratie. La déconstruction a eu lieu, la confusion règne : la reconstruction devient nécessaire, impérative.
Notes:
(1) Heidegger admirait dans le nazisme son caractère barbare : « Le national-socialisme est un principe barbare. C’est l’essentiel, et sa grandeur potentielle. Le danger n’est pas le national-socialisme lui-même – mais qu’il soit diminué par une prédication sur le vrai, le bon, le bien […] » (GA 94 : 194). Il renchérit, dans la correspondance avec l’historien de l’art nazi Kurt Bauch : « J’ai l’impression que l’on s’approche de la fin ; le national-socialisme serait beau en tant que principe barbare – mais il ne devrait pas être aussi bourgeois » (Almuth Heidegger (dir.), Martin Heidegger, Kurt Bauch. Briefwechsel 1932-1975, Fribourg et Münich, Karl Alber, 2010 : 29-30, lettre du 7 juin 1936).
(2) « Hart an der Grenze der Vernichtung läuft der Weg, der vom Seyn dem Denken gewiesen » (GA 95 : 50).
(3) « Der Kampf gegen die jüdische Weltgefahr wird damit auch dort beginnen » (Hitler, Adolf, 1943 [1925], Mein Kampf, deux tomes en un volume, Munich, Franz Eher Nachfolge : 431).
(4) Cette édition de référence n’est pas une édition critique et n’offre aucune garantie scientifique. Voir au besoin notre Naufrage d’un prophète, Paris, PUF, 2015, ch. 2.
(5) Emmanuel Faye, Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris, Albin Michel, 2005 :170 sq.
(6) Dans son article « Emmanuel Faye. L’introduction du fantasme dans la philosophie » (Le Portique, 18, 2006 : 1-18).
(7) Klaus Held, Marbach Bericht über eine neue Sichtung des Heidegger-Nachlass, Frankfurt am Main, Klostermann, 2019.
(8). Je souligne : « In der von Heidegger skizzierten Figur kann man zwar die Gestalt eines Hakenkreuzes erkennen, aber die Zeichnung hat offensichtlich nicht den Sinn, diese Gestalt darzustellen. Deshalb kann man ausschließen, dass es sich bei der Zeichnung um einen bewussten Rückgriff auf das nationalsozialistische Hakenkreuz handelt. » (Held, ibid.)
(9) Heidegger, Überlegungen VII-XI (GA 95 : 28-29)
(10) Bollack, Jean (1997) La Grèce de personne, Paris, Seuil : 221.
(9) Voir l’auteur, Heidegger, Messie antisémite, Lormont, Le bord de l’eau, 2018 : 36-37, 6
(10) Je dois cette hypothèse à Sidonie Kellerer. Elle est appuyée par le Handworterbuch des Deutschens Aberglaubens (Hanns Bächtold-Stäubli unter Mitw. von Eduard Hoffmann-Krayer), Berlin, Walter de Gruyter, 10 vol., 1927-1942, sv.). Les cryptages étymologiques sont fréquents chez Heidegger. 11 Held donne Freye dans sa transcription, mais elle semble peu exigeante, comme l’attestent sa transposition de la figure IV et son déni de tout nazisme afférent à cette croix gammée. 12 Dans le Cercle nordique (Nordischer Ring), fondé en 1926 et réservé à une élite mystico-raciste, se rencontrèrent notamment Jünger, Himmler, Darré, Günther, raciologue théoricien de la Rassenkunde. Là s’élabora politiquement l’idéologie Blut und Boden, sorte de nazisme agraire qui présida au projet de conquête et de colonisation de l’Est
(11) «Heidegger nous permet également de décrire le “monde” indigène dans lequel les “découvreurs” européens apparaissent » (Dussel, Historia de la filosofía latinoamericana y filosofía de la liberación, Bogotá, Nueva América, 1994 : 84). Pour une présentation générale, voir Sylvie Taussig, « La pensée décoloniale Derrière la politique, la gnose heideggérienne », Revue européenne des sciences sociales, 2022/1, n° 60-1 : 141-170.
(12) In Charles Munch. Un chef d’orchestre dans le siècle, Correspondance présentée par Geneviève Honegger, Strasbourg, La Nuée Bleue, 1992 : 137.
(13) Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie 1939-1945, Paris, PUF, 1953 ; rééd. Gallimard, 1973 : 46. (Generalplan Ost). Là se rencontrent des cadres intellectuels et politiques du Reich à venir, notamment Himmler, déjà à la tête de la SS récemment créée. La participation de Heidegger est documentée dans les archives Darré. 13 Martin Heidegger: Anmerkungen IV, page de titre ; in Schwarze Hefte 1942-1948, GA 97. Éd. Peter Trawny, Frankfurt am Main, Klostermann, 2015.
(14) «Aber Klarheit entsteht nur im Momente des Siegs » [Friedrich Schiller: Briefwechsel mit Körner. Von 1784 bis zum Tode Schillers. Vierter Theil. 1797-1805. Verlag von Veit und Comp, Berlin, 1847 : 49.]
(15) Cf. « La fin de la “Philosophie”. — Nous devons la conduire à sa fin et par là préparer le tout autre — Métapolitique » [« Das Ende der “Philosophie”. —Wir müssen sie zum Ende bringen und damit das völlig Andere —Metapolitik —vorbereiten.» (GA 94 : 115)].
(16) Pour des précisions, on pourra au besoin consulter notre Heidegger, Messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers noirs, Lormont, Le bord de l’eau, 2018 : 74-75. La session inaugurale fut ouverte par un discours d’Alfred Rosenberg ; auprès de Heidegger siégeaient, entre autres, Julius Streicher et Carl Schmitt.
(17) Voir par exemple Harald Seubert, Heideggers Revolution, in Sezession, n° 44, 2011, p. 30-33.
(18) Pour une présentation, voir .
(19) Cf. l’auteur, 2018, op. cit. : 91-94.
(20) Entretien avec Frédéric Lemaître, Le Monde, 21 octobre 2015. Pastörs reprend les termes mêmes des Cahiers noirs, en l’occurrence GA 95 : 322, alors récemment parus en Allemagne.
(21) Évoquant la violence soudaine, « Sturm » est un mot-clé du militarisme nazi : par exemple, les « Sturmtruppen » (« détachements d’assaut ») et les « Sturmabteilungen » (connus par le sigle SA). Bien que Heidegger présente cette phrase comme une traduction de Platon, il rend « episphalle » par « Sturm », alors même que Schleiermacher traduit « bedenklich » (discutable)…
(22) Alexandre Douguine, Martin Heidegger. The Philosophy of Another Beginning, Moscou, Academic Project, 2010 (tr. angl. Washington, Washington Summit Publishers, 2014). Voir notamment son commentaire du Geviert (quadriparti – ou double svastika), p. 121-126. Les implications politiques de cet ouvrage sont développées dans The Fourth Political Theory, Londres, Arktos, 2012. Voir aussi Gaëtan Pégny, « Alexandre Douguine, un heideggérisme à la fois revendiqué et dissimulé », Revue d’histoire de la Shoah, n° 207, 2017 : 115-128. Douguine n’est pas qu’un idéologue : il est par exemple cité comme négociateur du Kremlin dans le dossier d’instruction en cours sur le scandale du financement occulte de la Ligue du Nord italienne dirigée par Matteo Salvini. Des traductions françaises des livres de Douguine ont été préfacées par le leader néo-nazi Alain Soral.
(23) Avec Édouard Limonov, qui le présentait élogieusement comme « le Cyrille et Méthode du fascisme ».
(24) Alexandre Douguine, Chajdegger : Wosmoshnost russkoj filosofii [Heidegger : la possibilité d’une philosophie russe], éd. Le Projet académique, Moscou, 2011.
(25) Voir en particulier cet entretien : . Cette philosophie autorise des déclarations métapolitiques comme celle-ci : « c’est le début de la dernière bataille de la lumière et des ténèbres qui a été défini aujourd’hui », commentaire de Douguine sur l’annexion de quatre régions ukrainiennes par Vladimir Poutine, le 1er octobre 2022.
(26) Manuel Ochsenreiter, « Der Vordenker », Zuerst, 2013, 3 : 73-77. Ici p. 75.
(27) Elle ajoutait : « Tout notre respect à Dominique Venner dont le dernier geste, éminemment politique, aura été de tenter de réveiller le peuple de France », Le Monde, 21 mai 2013.
(28) https://twitter.com/vincentcespedes/status/1178107142978654213?s=21
(29) Elle questionnait en 2011 : « Comment pourrions-nous nous satisfaire de voir nos adversaires poursuivre leur œuvre de ruine morale et économique du pays, de le livrer à la submersion par un remplacement organisé de notre population ? ». En septembre 2018, dans un meeting à Fréjus, elle répétait : « Jamais dans l’histoire des hommes, nous n’avons vu de société qui organise ainsi une submersion irréversible et d’une ampleur non-maîtrisable qui, à terme, fera disparaître, par dilution ou substitution, sa culture et son mode de vie ».
(30) Il a prodigué d’autres signes de reconnaissance : quand il a diffusé en direct son massacre sur Facebook live, il a fait le signe des suprématistes blancs (le pouce et l’index arrondis ensemble pour dessiner un P, les trois autres doigts levés, pour dessiner un W, soit les initiales de White Power). Quelques semaines après, en Estonie, le néonazi Ruben Kaalep, élu du parti EKRE, membre de la coalition au pouvoir, recevait Marine Le Pen et diffusait un selfie où tous deux font le même signe. Le 15 mai, sur France Inter, Marine Le Pen se disculpait toutefois en interprétant ce signe comme le OK des « plongeurs de combat », et en précisant que son hôte n’était pas un « suprématiste blanc », mais un « suprématiste finno-ougrien », nuance que le lecteur appréciera pleinement.
(31) « We sit down at the dining room table and he picks up a book, a biography of the philosopher Martin Heidegger. « That’s my guy, » Bannon says ». (Christoph Scheuermann, « The Stephen Bannon Project Searching in Europe for Glory Days Gone By », 29 octobre 2019 ; en
(32) Voir : « La conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre conception historiographique », Questions III, op. cit. : 99.
(33) Heidegger, Paris, Les Belles-Lettres, 1997 : 141. 34 L’affolement transparaît dans la discussion entre rédacteurs: https://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Martin_Heidegger/Archive
(35) Pour un bilan, voir au besoin l’auteur, op. cit., 2015 : 147 sq.
(36) In Hermann Rauschning, Gespräche mit Hitler, Zürich-New York, Europa Verlag, 1940 : 56-57.
(37) Voir la Lettre d’Alain Badiou, 2014, en ligne : http://strassdelaphilosophie.blogspot.fr/2014/04/lettre-dalain-badiou-propos-dune.html
(38) Voir aussi dans l’ouvrage posthume de Hans Blumenberg l’importance du trio Heidegger, Schmitt et Jünger, La lisibilité du monde, Cerf, Paris, 2007.
(39) Arendt employait le mot Ausflug, qui sert aussi pour les week-ends en amoureux, voir : 318.
(40) Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger. La verita sui Quaderni neri, Brescia, Morcelliana, 2015. L’ouvrage fut très vite traduit en français et publié chez Gallimard sous l’autorité de Philippe Sollers dans la collection L’Infini.
(41) Le premier, von Herrmann, assistant et disciple de Heidegger qui lui a confié la charge d’éditer son œuvre, fréquente les revues d’extrême droite comme Sezession et s’affiche avec Alexandre Douguine, eurasiste fanatique ; le second, Francesco Alfieri, est un académicien franciscain, professeur à l’université pontificale du Latran.
(42) « Heidegger est certainement un grand philosophe, qui a été aussi, et en même temps, un nazi très ordinaire » (Alain Badiou et Barbara Cassin, Préface à Martin Heidegger, “Ma chère petite âme”. Lettres à sa femme Elfride 1915-1950, Paris, Seuil, 2007 : 12).
(43) « Sarebbe questa forse, per la filosofia, l’occasione per pensare nella sua profondità abissale la Shoah. » (Donatella Di Cesare, « Heidegger : ‘Gli ebrei si sono autoannientati’ », Corriere della Sera, 8 février 2015). Elle renchérit dans un entretien accordé en allemand au magazine Hohe Luft le 10 février 2015 et intitulé « Selbstvernichtung der Juden » [Auto-extermination des Juifs].
(44) « Il pensiero più elevato si è prestato all’orrore più abissale » (2014 : 98).
(45) Trawny, Peter (2014) Irrnisfuge. Heideggers An-archie, Berlin, Matthes & Seitz. Tr. fr. par Nicolas Weill, La liberté d’errer, avec Heidegger, Montpellier, Indigène.
(46) Le traducteur de Trawny a oublié Erde, mot pourtant crucial quand dans le discours du rectorat Heidegger félicite le national-socialisme d’avoir réveillé les « forces de la terre et du sang » (erd- und bluthäftige Kräfte). Lieu pour Ort reste éthéré : il s’agit d’un endroit précis, par exemple un village.
(47) Trawny, 2014, op. cit. 48 Voir
(49) Parler des Faye, à la suite de Michel Deguy ou de Gérard Guest, qui daube finement sur l’imaginaire firme Faye and Sons, inc., aussi ploutocratique qu’américanisée, c’est noyer leurs recherches dans un fatum génétique immémorial rappelant celui des Rougon-Macquart. Voir aussi, sur « l’affaire », Luc Ferry, 2019, loc. cit., et l’auteur, Il n’y a pas d’affaire Heidegger, « Il n’y a pas d’affaire Heidegger », Libération, 7 mars 2014.
(50) Ma vie en Allemagne avant et après 1933, Hachette, Paris, 1988 : 50-64. « Les implications politiques de la philosophie de l’existence chez Heidegger », Les Temps Modernes, n°14, novembre 1946, p. 343-360. On y trouve notamment une analyse du discours du Rectorat et de celui que Heidegger a consacré à Schlageter : 351-357. Elle parut dans une rubrique Opinions et fut vite oubliée.
(51) Sur l’histoire de ce « débat », voir Jean-Pierre Faye, « Réponse à François Fédier », Texto ! Textes et cultures, Vol. XVIII, n°2 (2013), et la réédition en annexe de « Heidegger : la chaîne de la ‘’dureté’’ », Études germaniques, vol. XXIII, n° 2, 1968 : 283-286.
(52) Voir notamment Bollack, Jean et Wismann, Heinz (1975) « Heidegger l’incontournable», Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°5-6 : 157-161.
(53) Voir aussi une série de conférences de Georges-Arthur Goldschmidt, « Heidegger et la langue allemande », Lendemains : I. Langue et espace., no 117, 2005 : 124-140. II. Les repères spatiaux de la langue de Heidegger, no 118, 2005 : 103-118. III. Le problème de la technique et le vocabulaire de la philosophie, no 119-120, 2005 : 247-264. IV. Heidegger et la langue allemande, no 121, 2006, pp. 124-141. V. De Fichte à Heidegger, no 122-123, 2006 : 246-259. Ces conférences ont enfin été réunies en un volume : Heidegger et la langue allemande, Paris, Éditions du CNRS, 2019.
(54) Dans la contribution centrale, Heidegger questionne pour affirmer : « Qu’est-ce donc que l’espace en tant qu’espace ? Réponse : l’espace espace. Espacer signifie : essarter, dégager, donner du champ libre, de l’ouverture54 » (« Remarques sur art-sculpture-espace », Les Temps modernes, numéro spécial « Heidegger. Qu’appelle-t-on le lieu ? », n° 650, juil.-oct. 2008 : 51). Toutefois, les commentateurs évitent d’évoquer le « Lebensraum », conception centrale pour le nazisme, « notre espace allemand », écrit Heidegger. 55 Consulter par exemple les archives du collectif La Reconstruction (https://lareconstruction.fr/).
Articles précédents:
*Dialogue avec François Rastier
*Heidegger, Moïse et Moix
*Témoignages et littérature
*Race et décolonialisme
*#MeTooPolitique ou Métapolitique ?
*Ce que Heidegger a enseigné à Douguine