Italiques, l’émission qui a révélé Bernard Pivot

J’ai commencé au mois d’avril 73, sans avoir fait ni une maquette, ni un essai de télévision, le seul essai de télévision, c’était chez Marc Gilbert (le 6 juillet 1972), deux ans auparavant, ni un numéro zéro, rien. On ferait jamais ça aujourd’hui, c’est impossible, ce serait invraisemblable. confier une émission en direct à quelqu’un qui n’a jamais fait de télévision. (Bernard Pivot) (1)

« Au moment où, dans les années 50 et 60, une critique universitaire nimbée de structuralisme entérine la mort sacrificielle de l’auteur au profit du texte et de sa réception, la Paléo-Télévision consacre sa résurrection avant son « assomption cathodique » promue par la Néo-Télévision. Instance d’une nouvelle légitimation, l’émission-littéraire assied son magistère et, par l’avènement d’un véritable dispositif cathodico-littéraire, modifie en profondeur le statut de l’écrivain dont elle procède à la liquidation via le sacrifice du texte et une allégeance forcée au règne de l’assentiment et du plébiscite commercial. L’émission littéraire, exception culturelle à la française, connaît son apogée dans les années 80 et 90 – avec un parangon jamais égalé : Apostrophes -, puis une lente déchéance. Aujourd’hui balayée par le règne du divertissement « sur-télévisuel » – qui s’arroge le quasi-monopole de la promotion du livre n’a-t-elle pas, au fond, voulu endosser des habits trop larges ? », explique Patrick Tudoret. (2)

La mort de l’auteur, énoncée par Roland Barthes s’oppose à la pensée du philosophe des média canadien, Marshall McLuhan pour qui : « Le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. » Umberto Eco, sémiologue, comme Barthes, pense que « La vérité qui compte (dans la néotélévision) n’est plus celle de l’énoncé, mais celle de l’énonciation. » Michel Foucault, lui, s’interroge à ce sujet : « Comment l’auteur s’est individualisé dans une culture comme la nôtre, quel statut on lui a donné […] dans quel système de valorisation l’auteur a été pris, à quel moment on a commencé à raconter la vie, non plus des héros, mais des auteurs — tout cela mérite à coup sûr d’être analysé. »

Italiques est le dernier Talk-show de la Paléo-télévision, une émission transdisciplinaire, éducative et le premier Late-show de la Néo-télévision, avec son style collégial et moderne créé par Marc Gilbert, journaliste du Nouvel Observateur, Planète, Sélection du Reader’s Digest, LIFE, traducteur des Réactions sexuelles de Masters & Johnson et L’an 2000 d’Hermann Kahn. Le générique est conçu par Jean-Michel Folon et Ennio Morricone. En 1972, il interview les initiateurs du Nouveau journalisme (Norman Mailer), de la deuxième vague féministe (Kate Millett), de la blaxpoitation (Melvin Van Peebles), des acteurs de l’édition (André Schiffrin et Michael Korda), de la critique littéraire (Susan Sontag et Robert B. Silvers) puis en 1973, de la Ultima generazione et du Fantarealismo (Federico Fellini) sur le tournage de Nous nous sommes tant aimés, d’Ettore Scola.

« (Norman Mailer) c’est un monsieur qui a beaucoup de talent, un peu moins qu’il ne le croit néanmoins, qui est très célèbre mais un petit peu moins qu’il ne le croit aussi et qui s’est trouvé il y a quelques mois, ou peut-être un ou deux ans, candidat curieusement aux élections municipales de New York, il a décidé d’être maire de New York, c’était à peu près sans espoir mais je crois qu’il peut tout espérer puisqu’il commence son livre en expliquant qu’il attend le prix Nobel alors pourquoi pas ? Pourquoi pas maire de New York ? donc Norman Mailer dans cette circonstance particulière a été en contact avec les femmes de ces mouvements de libération qui sont très précieuses pour un monsieur qui recherche des voix, pour être élu ce sont des électrices n’est-ce pas. Je pense que ces contacts n’ont pas toujours été excellents que d’autre part il a voulu lire tout ce qui avait été écrit à son sujet et elles ont beaucoup écrit à son sujet à lui parce qu’il est assez provocant. Il a eu donc des débats, des débats télévisés avec elles, et il a écrit ce livre que je dois dire très drôle, et qui est même assez truculent, qui est plein d’esprit, plein de verve. Des trois écrivains, c’est lui, là-dessus, il n’y a aucun doute. Ce qui personnellement m’a plu dans ce livre, c’est ce qu’il ne pensait pas y mettre. Je veux dire par là qu’il apparait quelque chose qui est que Norman Mailer a peur des femmes et qu’il a peur des femmes dans ce que les femmes incarnent véritablement c’est à dire la sexualité, et que la sexualité, c’est la nature, et que la nature c’est la mort. Et derrière la truculence de Mailer, il y a un homme qui tremble. Et çà c’est assez émouvant », conclut Françoise Giroud, dans l’émission Italiques, du 15 novembre 1971.

Quand sort Chagrin d’amour , le second roman de Jean-Edern Hallier, qui a été éconduit une première fois dans l’émission par Marc Gilbert, s’attarde sur son cas, le 11 octobre 1974, sans l’inviter pour autant:

Marc Gilbert : J’ai vu Jean-Edern-Hallier cet après-midi, je lui ai dit chagrin d’amour il n’y a pas de chagrin d’amour là dedans, il m’a dit : « si, tu n’as rien vu comme d’habitude. »
Jean Ferniot: c’est l’autocritique ce soir ?
Marc Gilbert : absolument
Marc Gilbert : Chagrin d’amour c’est la suite de la Cause des peuples qui était paru l’an dernier, c’est le chagrin d’amour avec la gauche et l’Europe (…) et cette déception que lui a donné l’Europe, la découverte qu’il fait de l’Amérique du sud et d’une misère extraordinaire, que son action politique était à coté du problème, qu’il fallait tout réinventer et se remet lui même en question. C’est un livre fou, je crois que Jean-Edern doit être un peu fou.

Jean-Edern « pranké » par le Petit rapporteur:

En janvier 1974, l’historien Frédéric Delarue s’étonne que, paradoxalement, le magazine littéraire le plus prompt à aborder le sujet (Italiques) à l’acmé de l’Affaire Soljénytsine, ne recueille pas les fruits de sa couverture précoce alors qu’Ouvrez les guillemets (NDLR: 24 juin 1974), choisissant de consacrer une émission complète à l’affaire au moment où elle s’essouffle excelle à ressusciter la polémique obtenant un « effet Pivot » avant la lettre. (4) Après la confrontation restée célèbre, entre Jean Daniel et Jean d’Ormesson, face à l’auteur de L’Archipel du goulag, Raymond Aron accusera le directeur du Nouvel obs d’avoir « abaissé le dialogue au niveau ordinaire des débats partisans », Maurice Clavel d’avoir « déploré l’absence de son camarade communiste Max Pol Fouchet » tandis que Michel Foucault, Jean-Marie Domenach et Edgar Morin le soutiennent dans l’épreuve. Pendant ce temps là, Italiques, invite Alain Robbe-Grillet pour parler du ciné-roman puis évoque le roman, d’une jeune autrice, le futur prix Nobel 2022, Annie Ernaux, qui publie Les armoires vides, chez Gallimard, un livre au service d’une écriture radicalement de gauche:

Jeanne Lara : le premier des livres que j’ai choisi, que j’ai aimé énormément est un livre dur mais pas dur dans le sens de difficile mais d’une âpreté tout à fait remarquable qui traite d’un sujet qui n’est pas souvent abordé, qui traite d’un sujet douloureux traite de l’écartèlement que peut provoquer l’accès à la culture d’une enfant issue d’un milieu très modeste, en découvrant cette autre galaxie où les êtres sont d’une autre élégance, d’une désinvolture, d’une aisance dans le langage, dans la façon de se comporter qui est le privilège d’une certaine classe, la petite Denise Sur ne va plus vivre que dans la volonté effrénée de s’adapter à ce milieu et dans le refus écoeuré, révolté de celui qui est le sien. Alors, elle va essayer d’y parvenir à coup de victoires, de colères, d’aventures sexuelles avec des garçons qui sont choisis justement pour leur appartenance à cet univers qu’elle convoite et finalement le livre commence et finit, je ne peux pas donner les détails il faut le lire, le livre commence et et finit dans une chambre de la cité universitaire où elle est en train d’avorter, dans la douleur et dans la rage, et comprend qu’elle restera à jamais différente. C’est un livre d’une extraordinaire puissance écrit avec une virulence, une âpreté tout à fait remarquable.

Le 16 août 1974, Marc Gilbert déclare au Monde: « la culture italienne a deux origines, la littérature et le cinéma. Pourquoi négliger le cinéma ? » Vittorio de Sica, Francesco Rosi et Carlo Levi, Fellini, la « Ultima generazione » des moins de quarante ans, Antonioni, Visconti, Pasolini, en six émissions composées par le réalisateur Michel Random y dévoileront la vie quotidienne de l’Italie, de 1972 à 1976. Le cinéma de Fellini s’inspire principalement de l’univers du cirque et de la ville de Rome. On appelle cela le Fantarealismo qui influencera de nombreux réalisateurs comme Tim Burton, Terry Gilliam, Emir Kusturica ou David Lynch. Le cinéma d’Ettore Scola, comme celui de Sergio Leone et Ennio Morricone, est plus politique, plus à gauche.

Italiques s’achève, en avance sur son programme, en décembre 1974. Daniel Toscan du Plantier parle une dernière fois de la résistance nécessaire de la presse écrite contre les nouveaux supports audio-visuels. Rien ne semble avoir changé ou presque. Il distribuera en Italie avec la Gaumont: Don Giovanni (1979), de Joseph Losey, La Cité des Femmes (1980), de Federico Fellini et Carmen (1984), de Francesca Rosi. Folon, qui se trouve dans l’embarras, offre un générique de Noël à Jacques Chancel, un second pour le JT de 20H à PDDA et un troisième pour l’ouverture et la fermeture des programmes d’Antenne 2, à Marcel Jullian. Apostrophes commence le 10 janvier 1975, et sera diffusée 734 fois, jusqu’au 22 juin 1990, il y a trente-trois ans.

Dans Les Inrocks, le fondateur de Thinkerview, la chaine YouTube spécialiste de prospective et de guerre cybernétique conclut : “En France aujourd’hui, l’information est devenue contre-productive, regrette-t-il entre deux clopes. Les gens s’aboient dessus à la télé, ils sont dans l’émotion, et les émissions font du neuromarketing, elles ne gardent que les séquences de clashs. Quand tu regardes Italiques avec Raymond Aron et Marc Ullmann, ils n’étaient pas d’accord, mais c’était autre chose. Ils discutaient calmement. Maintenant, il n’y a plus que de l’infotainment.”

Voir aussi:
*Ma vie avec Bernard Pivot, de Noël Herpe, publié en 2023, aux éditions Plein Jour

*Radio Shalom : Le Surmoi antisémite de la Télévision Française

Notes:

(1) Des écrivains sur un plateau : une histoire de la littérature à la télévision, de Maria Pourchet, 22 octobre 2009

(2) De la paléo-télévision à la sur-télévision : vie et mort de l’émission littéraire, par Patrick Tudoret

(3) Incident à « Italiques » à propos de « la Cause des peuples »

(4) Frédéric Delarue, A la croisée des médiations:les émissions littéraires de la télévision française de 1968 à 1990

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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