Ce que Heidegger a enseigné à Douguine
Entretien de Daniel Arjona avec François Rastier, à l’occasion de la publication de la traduction espagnole de Naufrage d’un prophète (PUF, 2015 : Naufragio de un profeta, Laetoli, 2022). Texte original dans El Confidencial:
Pendant longtemps, on a tenté de disculper Heidegger en présentant son nazisme comme un péché de jeunesse. Mais, avant même la parution des Cahiers noirs, comme l’a démontré par exemple Emmanuel Faye, il suffisait de bien le lire pour savoir que son nazisme était une conviction profonde. Comment est-il possible que tant de gens se soient ainsi trompés en séparant artificiellement l’homme du philosophe ?
FR: À 44 ans Heidegger n’est plus un jeune homme, et n’est pas non plus un nazi ordinaire. Il mène une politique radicale en tant que Recteur, présidant par exemple une cérémonie où l’on fait un autodafé de livres. Une semaine après la fin de son rectorat, il siège dans la Commission pour la philosophie du droit, aux côtés notamment d’Alfred Rosenberg et de Hans Frank (connu ensuite pour être « le bourreau de la Pologne), pour élaborer les lois raciales de Nuremberg. Il soutient le Parti nazi jusqu’à la fin du Reich, et ensuite il assurera avec succès, de manière voilée et quasiment ésotérique, la diffusion de l’idéologie nazie.
La séparation du nazi ordinaire et du philosophe génial reste un cliché apologétique, qui ne tient compte ni des faits historiques ni de l’analyse philosophique.
À la publication des Cahiers noirs, il est devenu clair qu’il s’agit d’un nazi extrémiste. Vous expliquez qu’alors les heideggériens se divisent en deux groupes. Ceux qui assurent que ce n’est pas si mal. Et ceux qui disent : « oui, et alors ? ». Je m’intéresse à ces derniers, en particulier aux heideggériens de gauche. Qu’est-ce qui les amène alors à admirer son nazisme comme une provocation philosophique nécessaire ? Peut-être la fascination pour la violence?
FR: Depuis 1933, de nombreux auteurs, comme Marcuse, pourtant son élève, ont mis en garde, mais ils n’ont pas été écoutés. Le nazisme de la philosophie de Heidegger est un secret de Polichinelle. Les écrits politiques étaient connus, mais on évitait de les mettre en relation avec les écrits académiques.
Des éléments décisifs ont été cependant révélés par Emmanuel Faye en 2005 dans les cours de Heidegger qui restaient consultables aux archives (encore fermées jusqu’en 2046). À partir de 2014, la publication des Cahiers noirs, programmée par Heidegger lui-même et couvrant une période d’une quarantaine d’années, expose son antisémitisme et la radicalité de son nazisme : il compare par exemple l’Allemagne vaincue à un camp de concentration… pour les Allemands.
On continue cependant à considérer que Heidegger est indispensable pour « penser » la Shoah. Rien de très surprenant cependant : antidémocratique, le radicalisme universitaire va de pair avec une fascination pour la violence, de Foucault, soutien de Khomeiny, à Badiou, partisan des Khmers rouges.
Et qu’est-ce que la philosophie de Heidegger a pour que l’Occident, des post-structuralistes français à la droite la plus réactionnaire, soit hypnotisé par elle depuis un siècle ?
FR: Heidegger impressionne par sa grandiloquence, et il met à profit la force de l’équivoque, et l’absence de définitions, ce qui favorise les commentaires indéfinis : il ménage des lectures philosophiques de ses œuvres, mais il adresse aussi des signes que savent reconnaître les initiés.
L’attaque de la gauche postmoderne contre la raison et la science n’aurait-elle pas eu lieu sans Heidegger?
FR: Heidegger écrit en 1916 à sa fiancée qu’il veut mener « une lutte au couteau » contre la raison. Or, comme le disait Goya, El sueño de la razon produce monstruos.
Le mouvement de la déconstruction, explicitement inspiré de Heidegger, est devenu un mouvement international, hégémonique dans les milieux intellectuels, dont toutes les tendances concordent pour délégitimer la rationalité au profit du vécu, du ressenti, etc.
Enfin, je veux savoir si je vous ai bien compris : vous affirmez quelque chose de terrifiant : non seulement Heidegger n’a jamais cessé d’être un nazi mais il s’est aussi moqué de tous ceux qui l’ont justifié de se convertir, avec la publication des Cahiers noirs, chez le père du renouveau du néonazisme et de l’extrême droite actuelle, Douguine par exemple, en passant par l’islamisme radical. C’est bien cela ?
FR: L’extrême-droite a toujours su assez bien lire Heidegger, et Douguine le présente comme son principal inspirateur. Le national-socialisme se présentait évidemment comme révolutionnaire, même si Heidegger le disait à l’occasion « trop bourgeois ». Plus près de nous, le parti national-bolchevik co-fondé par Douguine s’inspirait de cette rhétorique.
Les islamistes chiites de l’école de Fardid, comme Ahmadinejad, se sont aussi inspirés de sa théorie du Pouvoir. L’antisémitisme et l’hostilité à la démocratie sont évidemment des facteurs d’unité entre les islamistes et l’extrême-droite, comme on l’avait vu avec le ralliement à Hitler du Grand Mufti de Jérusalem.
Mais Heidegger n’est pas le seul, son ami Carl Schmitt jouit aussi d’un grand soutien à l’extrême droite comme à l’extrême-gauche. Il faudrait aussi évoquer l’intérêt pour bon nombre d’autres auteurs nazis, comme Bauemler, ou Klages (à qui Derrida emprunte le coneept de logocentrisme), voire Gadamer, son disciple préféré.
Bref, on peut craindre que les rouges-bruns n’aient de l’avenir.
Annexe I. Extraits choisis de Naufrage d’un prophète (2015).
I. Comme Heidegger déploie un style oraculaire, pompeux et adroitement hypnotique, recodant dans le vocabulaire de l’ontologie les catégories du nazisme, on n’a pas su ou pas voulu y discerner le double langage qu’il revendiquait pourtant en privé. L’ « affaire » Heidegger n’aura été que celle de l’aveuglement parfois complice de divers milieux académiques et de bien des intellectuels de renom.
Une philosophie qui appelle au meurtre est-elle autre chose qu’une doctrine dangereuse ? De fait, des ultra-nationalistes russes influents, comme Alexandre Douguine, ou des islamistes comme Omar Ibrahim Vadillo s’appuient de longue date sur Heidegger pour prôner la supériorité raciale et la guerre totale. Dans le scénario noir, tel que Heidegger l’a programmé, la radicalisation inscrite dans son projet éditorial peut revêtir alors une valeur éducative, en prônant un néo-nazisme philosophiquement légitimé.
II. Le projet identitaire aussi est un point décisif de la rencontre entre les nationaux-bolcheviques russes et les rouges-bruns européens. Les nazis, sans se résigner au pessimisme de Spengler, voulaient restaurer le destin de l’Occident et le régénérer dans la Grande Europe Allemande, ce pourquoi Heidegger reconnaît « la responsabilité occidentale » des Allemands (GA 16, p. 378). Or, cette responsabilité semble échoir à présent à la Russie, pour des raisons politiques et ethniques (1). De longue date, des milieux d’extrême-droite européens ont vu dans la Russie le réservoir génétique de la race blanche. Dans son discours du 17 avril 2014, Poutine a d’ailleurs vanté le « code génétique russe très souple, très résistant, notre avantage concurrentiel », et « l’homme du monde russe » (Rousski mir) mû par « un objectif moral supérieur ».
Cette supériorité génétique et morale fonde le propos d’Alexandre Douguine, qui s’appuie principalement sur Heidegger, comme en témoigne son ouvrage Martin Heidegger: The Philosophy of Another Beginning (2010) (2). Naguère co-fondateur du Parti National-Bolchevik (nazbol) (3), Douguine théorise un néo-eurasisme d’abord inspiré par Carl Schmitt, Ernst Niekisch et Julius Evola ; il a publié récemment un ouvrage où il reconnaît Heidegger comme seul maître à penser pour fonder une nouvelle philosophie ultra-nationaliste (4). Conseiller auprès de la Présidence de la Douma, et réputé une éminence grise de Poutine, il anime depuis 2001 le mouvement Eurasia qui milite pour un Empire eurasien, bref une Europe dominée par la Russie, de Dublin à Vladivostok (5). Dans un communiqué, notre philosophe écrit : « L’Ukraine doit être nettoyée de ses idiots » et appelle ensuite au « génocide » de la « race des bâtards (6).»
Douguine est fort bien accueilli par les heideggériens allemands, ce dont témoigne notamment son dialogue consensuel avec Friedrich-Wilhelm von Herrmann, dernier disciple et assistant du Maître et principal éditeur, avant Trawny, de son œuvre “complète” (7). L’extrême droite allemande félicite Douguine de vouloir « lier les formes les plus radicales de la résistance nationale aux formes les plus radicales de la résistance sociale » (8). Outre ses rencontres avec von Hermann en Allemagne, il a été invité en Hongrie, en Grèce, en France où il se présente en ami de Jean-Marie Le Pen (9).
Cependant, l’eurasisme gagne du terrain, littéralement, en Ukraine, dans les régions de la Crimée et du Donbass, comme en Moldavie avec la « Transnistrie », etc. Sur ces points, les convergences avec nos rouges-bruns sont nombreuses. Badiou — qui vient de publier un nouveau livre sur Heidegger — déclare ainsi : « La Crimée est un symbole de la Russie depuis longtemps » et justifie ainsi l’occupation russe : « on a le sentiment d’être en Russie », tout en désignant les manifestants de Maïdan comme des partisans du « séparatisme ukrainien ». Les prorusses ne sont pas des séparatistes, ils s’unissent à l’Eurasie, alors que l’Europe ne serait dans l’affaire qu’un « opérateur local » de la mondialisation (10).
La haine de la démocratie, de l’Europe et de l’Occident servent un projet politique général. Aujourd’hui, c’est l’éclatement et la disparition de l’Europe autonome et son intégration dans l’Eurasie qui est en jeu (11).
Annexe II (Extraits de Heidegger, Messie antisémite. Le Bord de l’eau, 2018.
Alexandre Douguine s’appuie principalement sur Heidegger, comme en témoigne son ouvrage Martin Heidegger : The Philosophy of Another Beginning (12). Naguère cofondateur du Parti national-bolchevik (13) (nazbol), Douguine théorise le néo-eurasisme.
Il écrit dans une apologie récente :
« Heidegger se révélera non seulement comme un grand philosophe, à l’égal des plus grands, mais comme le plus grand de tous, occupant la place du dernier prophète, concluant le développement de la première phase de la philosophie (d’Anaximandre à Nietzsche) et servant de transition, de pont vers une nouvelle philosophie, qu’il anticipe dans ses œuvres. En ce cas, Heidegger se révèle comme une figure eschatologique, comme l’interprète final et le clarificateur des thèmes les plus profonds et les plus énigmatiques de la philosophie du monde et le créateur d’une pensée radicalement nouvelle. En cela, il peut être considéré comme une figure du panthéon religieux, comme un “envoyé de l’Être lui-même”, un prophète et préparateur du plus grand événement dans lequel l’histoire ancienne du monde européen prendra fin et une nouvelle, qui n’a jamais été jusque-là, va commencer (14). »
Ce grand événement s’éclaire tant soit peu quand Douguine, en dialogue avec von Herrmann, disciple de confiance et éditeur des œuvres de Heidegger, déclare : « La Russie doit envahir l’Europe (15). »
NB : L’idéologue Alexandre Douguine déclarait le 1er octobre 2022 sur la chaîne de télévision Tsargrad, au lendemain de l’annonce de l’annexion de quatre régions ukrainiennes par Vladimir Poutine : « Ce n’est pas seulement un événement ordinaire, (…) c’est le début de la dernière bataille de la lumière et des ténèbres qui a été défini aujourd’hui. »
Notes:
(1) Heidegger a d’ailleurs une position antibolchevique mais favorable aux russes, hélas trop occidentalisés (cf. GA 96, p. 260). Russes et Allemands sont selon lui des peuples possédant « une puissance historiale originaire » (« Völker ureigener Geschichskraft », GA 96, p. 56) remarque-t-il opportunément dans la période du pacte germano-soviétique ; cf. aussi Kellerer, 2015a, p. 141.
(2) Moscou, Academic Project, 2010 ; tr. angl. Washington, Washington Summit Publishers, 2014 ; voir notamment son commentaire du Geviert (quadriparti — ou svastika), pp. 121-126. Les implications politiques de cet ouvrage sont développées dans The Fourth Political Theory (Londres, Arktos, 2012).
(3) Avec Édouard Limonov, qui le présente comme « le Cyrille et Méthode du fascisme ».
(4) Chajdegger: Wosmoshnost russkoj filosofii [Heidegger : la possibilité d’une philosophie russe], Éditions Le projet académique, Moscou, 2011.
(5) Fils d’un général du GRU, soutenu et financé par ce service, Douguine représente l’aile la plus militariste du pouvoir russe.
(7) Voir en particulier cet entretien.
(8) Manuel Ochsenreiter, « Der Vordenker », Zuerst, 2013, 3, pp. 73-77 ; ici p. 75.
(9) Douguine a même défilé dans un cortège de la « Manif pour tous ». J’ignore si c’est celui où l’on criait Mort aux Juifs!
(10) Au micro d’Aude Lancelin. Badiou n’est pas isolé : à la chaîne Russia Today, le chef du FPÖ, Heinz-Christian Strache affirme que « l’escalade a été provoquée par l’Union européenne et les Etats-Unis ». Nigel Farage (UKIP) assure que l’UE a « du sang sur les mains ». Le chef de l’Aube dorée, le parti nazi grec, appelle à « tourner le dos aux sionistes américains et aux usuriers occidentaux» et à faire alliance avec la Russie ».
(11) Alexander Dugin : Russland muss Europa erobern (La Russie doit conquérir l’Europe) : https://www.youtube.com/watch?v=e-oH58VA5Rw
(12) Alexandre Douguine, Martin Heidegger : The Philosophy of Another Beginning, Moscou, Academic Project, 2010 (tr. angl. Washington, Washington Summit Publishers, 2014). Voir notamment son commentaire du Geviert (quadriparti – ou double svastika), p. 121-126. Les implications politiques de cet ouvrage sont développées dans The Fourth Political Theory, Londres, Arktos, 2012. Voir aussi Gaëtan Pégny, « Alexandre Douguine, un heideggérisme à la fois revendiqué et dissimulé », Revue d’histoire de la Shoah, n° 207, 2017, p. 115-128.
(13) Avec Édouard Limonov, qui le présente comme « le Cyrille et Méthode du fascisme ».
(14) Mes italiques. Voir Alexandre Douguine, « Encounter with Heidegger : An Invitation to Journey », in The Fourth Political Theory : Beyond Left and Right but against the Center.
(15) Voir en particulier cet entretien
Articles précédents:
*Dialogue avec François Rastier
*Heidegger, Moïse et Moix
*Témoignages et littérature
*Race et décolonialisme
*#MeTooPolitique ou Métapolitique ?