Aleksandr Dugin a-t-il introduit le nazisme dans la philosophie ?

Aleksandr Dugin, CC BY 40 (Wikipedia)
Aleksandr Dugin, CC BY 40 (Wikipedia)

Le philosophe Jean-Claude Monod, chercheur aux Archives Husserl, médaille de bronze du CNRS, co-directeur de la collection « l’ordre philosophique » au Seuil, fondée par Paul Ricœur et François Wahl, publie le Dictionnaire Claude Lévi-Strauss et La Raison et la Colère. Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse (2022).

Douguine promoteur du « grand espace » russe et de la guerre d’agression en Ukraine : les « leçons de Carl Schmitt » pour un bouleversement de l’ordre global.

En faisant des recherches sur la réception de la pensée de Carl Schmitt, j’avais été frappé par les usages multiples qui ont été faits de la pensée de l’auteur du Concept de politique et du Nomos de la Terre, notamment sur l’état d’exception, la dictature, la dissociation entre démocratie et libérale, le droit international et les formes de la guerre. Or après une phase d’usages à fronts renversés par l’extrême-gauche, Schmitt revient fortement ces dernières années à l’extrême-droite, en particulier… par l’Est. Ainsi de Douguine, théoricien du « grand espace » russe qui plaide inlassablement pour l’annexion de l’Ukraine et pour une « guerre sacrée » qui permettrait de reprendre l’ensemble des États (ex-« Républiques » d’URSS) qui ont accédé à l’indépendance après la chute de l’URSS. Douguine a synthétisé ce qu’il entend retenir de Carl Schmitt dans un article de 1991, d’abord paru dans Nach Sovremnik (« Notre contemporain ») traduit en français sur un site d’extrême-droite breton.

La notion de « grand espace » (Großraum) avait été élaborée par Schmitt dans ses écrits sur le droit international des années 1930 pour légitimer la reprise par voie armée de territoires germanophones, des Sudètes à l’Autriche, domaine du « rayonnement » du Reich pour lequel l’invasion militaire ne saurait être disqualifiée comme « agression » et sur lequel régnerait un « interdit d’intervention extérieure » telle que la Société des Nations avait justement commencé à en établir la possibilité en cas de « guerre d’agression ». Schmitt a consacré une grande énergie à dénigrer la notion même de « guerre d’agression ». L’arrière-plan de cette réflexion est un rejet du droit international « libéral-cosmopolitique », d’inspiration kantienne, fondé sur l’idée de droit égal des peuples à l’auto-détermination et d’union (Bund) fédérale puis mondiale de Républiques s’entendant entre elles pour bannir la guerre comme moyen de règlement des conflits. Une telle vision, bien qu’elle ait trouvé une expression éminente en Allemagne avec Kant, était renvoyée par Schmitt d’un côté au répertoire des idées révolutionnaires-démocratiques issues de la Révolution française, dont l’axe polémique aurait visé les monarchies et leurs théologies politiques, de l’autre à une compréhension du droit international favorable aux puissances libérales « maritimes », comme l’Angleterre et les États-Unis, privilégiant la liberté de commerce et « forçant » les frontières pour conquérir toujours de nouveaux marchés au nom des « libertés » politiques, économiques et juridiques (les droits de l’homme), au besoin en fomentant des révolutions dites « démocratiques ». Stigmatisant les droits de l’homme et l’invocation de l’humanité comme instruments de l’impérialisme anglo-saxon (essentiellement « maritime » – anglais – puis « aérien » – américain, selon cette sorte de mythologie des éléments que Schmitt dramatise dans Terre et mer) et français, Schmitt y oppose une conception « continentale » et « chthonienne » du droit, dont le foyer est évidemment germanique, dont les principes sont hiérarchiques et impériaux : loin de tout égalitarisme, cette vision suppose un dégradé de droits, avec un (ou en fait plusieurs) « centres » impériaux supérieurs imposant leur loi à des peuples et des pays subordonnés, dont les habitants devient des sous-citoyens de l’empire. Le droit n’est pas vu comme un système de normes universelles logiquement cohérent dont l’expression politique est l’État de droit, à la façon de l’adversaire de toujours de Schmitt, Hans Kelsen, mais comme un « partage » établi par un « acte de force » qui distingue ce qui est mien et ce qui est tien et fonde ainsi un « ordre concret ».

Schmitt a soutenu, après-guerre, que la notion de « grand espace » se distinguait de celle, mise en avant par la propagande nazie, d’ « espace vital » (Lebensraum), dont l’ancrage « biologique » est plus marqué et qui s’articule à l’idée d’une soumission voire d’une extermination des « sous-hommes ». Si la dimension raciale est effectivement peu présente dans les écrits de Schmitt sur le droit international, le rejet de l’idée d’égalité entre les hommes et entre les peuples y est patent, et l’antisémitisme imprègne non seulement son « journal » publié bien après la guerre (le Glossarium, paru en 1991), mais aussi son ouvrage sur Le Léviathan de Hobbes, publié en 1938. D’autre part, alors qu’il développera dans Le Nomos de la Terre une critique de « l’illimitation » de la guerre dès lors qu’on prétend la mener « au nom de l’humanité », l’illimitation réelle de la « guerre totale » nazie dans sa dimension exterminatrice, adossée à une vision anti-humaniste et raciste, n’y fait l’objet d’aucun commentaire – et pour cause, puisque Schmitt a pu soutenir l’idée de « guerre totale » contre un « ennemi total » pendant la 2nde guerre même.

Comment Douguine opère-t-il une reprise des thèses que Schmitt employa sous le IIIe Reich pour justifier l’expansion allemande ? La transposition de l’idée de Pluriversum est aisée : contre « l’hégémonie » anglo-saxonne et surtout américaine qui prétendrait imposer un Universum juridique sous l’égide de l’ONU, par extension de l’économie capitalistes et par la diffusion mondiale de la démocratie libérale (telle que la « révolution orange » en Ukraine en représenterait une expression, interprétée comme une subversion activée depuis l’étranger pour faire tomber un dirigeant pro-russe), il s’agirait de faire droit à d’autres « centres » porteurs de principes politiques traditionnalistes, nationalistes et autoritaires, tournant le dos au « droit cosmopolitique » et aux droits de l’homme – ces nouveaux centres étant la Chine, que Douguine tient néanmoins pour une menace, et la Russie. Douguine reprend ainsi les thèses du Nomos de la Terre pour fonder une « géographie sacrée » légitimant la défense de « grands espaces » civilisationnels, au premier rang desquels, bien sûr, le grand espace russe à reconstituer, une première étape étant le rétablissement de son « rayonnement » en Ukraine, c’est-à-dire la pure et simple annexion de celle-ci. (Voir Alexandre Douguine, Pour une théorie du monde multipolaire, trad. fr., éd. Ars Magna, 2013, et « Carl Schmitt, 5 leçons pour la Russie », 1991).

Suivant encore un principe fondamental de la vision schmittienne du politique, Douguine construit celle-ci autour de la détermination de l’Ennemi – en l’occurrence, l’Ennemi de la Russie est hérité de la Guerre froide, Douguine s’inscrivant aussi dans les paramètres « rouges » du bolchévisme qu’il mêle au « brun », l’ « ennemi ontologique », essentiel, « l’empire du mal » reste les États-Unis et, par métonymie, ce qui s’est désigné comme « monde libre », libéral, démocratique, capitaliste, « moderne », individualiste, etc. Comme l’auteur de la Théologie politique, mais sans la subtilité d’une érudition qui s’appuyait sur l’histoire des transferts conceptuels entre droit et théologie dans le cadre de l’Église catholique, Douguine recourt contre la modernité sécularisée à la ressource d’une théologie politique, en l’occurrence orthodoxe. L’opposition viscérale aux mœurs modernes se traduit par le rejet des sexualités minoritaires et d’abord de l’homosexualité, qu’on retrouve au cœur de la récente justification, par le patriarche Kyrill, de la « guerre métaphysique » de la Russie en Ukraine. (L’affinité entre fondamentalismes politico-religieux contre la modernité occidentale permet aussi à Douguine de prôner une étonnante alliance orthodoxe-islamiste, entre la Russie de Poutine, réancrée dans une union du trône et de l’autel, avec la Tchétchénie de Kadyrov, islamiste installé par Poutine après l’écrasement militaire de la Tchétchénie, qui s’est vanté de traquer les homosexuels et qui a envoyé quelques bataillons combattre l’Ukraine « décadente »).

S’il met en avant le référent chrétien-orthodoxe comme Schmitt avait pu se réclamer, un temps, du catholicisme contre-révolutionnaire, Douguine ne recule pas devant le racisme ouvert à l’encontre des peuples à soumettre à l’hégémonie « blanche »-chrétienne. Ainsi, dans son article sur les leçons de Carl Schmitt, Douguine écrit-il : « Et si nous n’armons pas l’État d’une idéologie, ce qui a manqué pendant un certain temps, nous devrons nous armer du partisan russe, celui qui se réveille aujourd’hui pour l’exécution de la mission continentale, à Riga et Vilnus, ressemblants à “l’Albion brumeux”, au Caucase “noircissant” et à l’Asie centrale « “jaunissante”, à l’Ukraine “polonisée” et à la Tatarie “moldavisée”. La Russie est un grand espace et son peuple porte une grande idée dans son âme eurasienne et continentale gigantesque. »

Ne nous attardons pas sur « l’âme eurasienne », sinon pour rappeler que Douguine a publié un volume d’entretiens avec le fondateur français de la Nouvelle Droite, Alain de Benoist, lui-même grand amateur de Schmitt, dans lequel ils dissertaient de L’Appel de l’Eurasie (Avatar éditions, 2013). La vision géopolitique de Douguine repose sur l’idée que la Russie réduite à elle-même est trop faible, et qu’elle doit reconstituer un vaste espace eurasien à même de constituer un « pôle complet » dans le monde multipolaire : « The multipolar world principle brings forth the second core of the Eurasian political philosophy: the integration of the post-Soviet space. This is the focus of Putin’s programme right now. Russia alone cannot be an independent and complete pole in the multipolar world. In order to build this pole, Russia needs allies and integration processes in the post-Soviet space. It needs Kazakhstan, Belarus, Ukraine, Moldova, Armenia, and possibly Azerbaijan. It needs access to the depths of Central Asia represented by Kyrgyzstan, Tajikistan, and possibly Uzbekistan and even Turkmenistan. This is a long-term goal, but the creation of a pole of the multipolar world is necessary” (Putin vs Putin, p.361). D’autre part, dans l’extrait cité, Douguine en appelle au « partisan », et l’élaboration de cette figure par Carl Schmitt dans sa Théorie du partisan (1963) est encore une des « grandes leçons » de Schmitt à ses yeux. Il s’agissait originellement d’un type de combattant ou de résistant se levant après la défaite d’une armée régulière et combattant une invasion ou une occupation, de Jeanne d’Arc aux partisans espagnols, prussiens ou russes contre l’empire napoléonien, ou aux résistants yougoslaves ou français contre les armées d’occupation nazie. Néanmoins, en 1963, Schmitt distinguait le « partisan déterritorialisé », instrument d’une « révolution mondiale », tel Che Guevara portant le « foyer » révolutionnaire partout, et le « partisan tellurique », défendant sa terre. Douguine relève la généalogie « russe » du partisan, effectivement présente dans la Théorie du partisan sous les traits du combattant irrégulier contre les armées napoléoniennes, transformé par Lénine et Troski en combattant dans la guerre civile révolutionnaire, puis par Staline une fois l’URSS attaquée par l’armée allemande – Staline ayant alors su mobiliser l’affect du partisan russe pour sa terre et même pour sa religion. Or, transposant sans ambages ces analyses vers le présent, Douguine présente les territoires russophones d’ex-Républiques de l’URSS devenues indépendantes comme des terres occupées par l’ennemi où de nouveaux « partisans » doivent se dresser, pour « libérer » ces nations de leurs gouvernements « vendus » à l’Ouest, à l’Europe, l’OTAN et l’Amérique. Le développement et la dissémination de groupes de combattants pro-russes (faits pour la plus grande part de soldats russes sans insignes ou de mercenaires) apparaissant « spontanément » est la stratégie suivie par la Russie en Ukraine, avec les hostilités déclenchées en 2014 au Donbass par des groupes armés sécessionnistes pro-russes armés par le Kremlin, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre de militaires russes sans uniforme « régulier », les combats et les morts – présentés comme un « génocide » commis contre les Russes – dans la région « justifiant » l’invasion… non seulement du Donbass mais de l’Ukraine entière !

The Eurasian continent @ CC BY 4.0 (Wikipedia)

La lecture des préconisations de Douguine à destination de Poutine, émises en particulier à partir de 2014 et des tensions fomentées en Ukraine, est impressionnante, tant elle semble annoncer ce qui se passe sous nos yeux. Dans un essai dont la traduction anglaise est intitulé Putin vs Putin, Douguine suggérait que Poutine, intérieurement divisé entre une tendance à aller vers l’Occident libéral et une tendance nationaliste russe radicale, était à la croisée des chemins et ne pouvait plus reculer : il devait entrer en confrontation directe avec le libéralisme et avec « l’ordre mondialiste » en « gagnant la guerre » en Ukraine. Voici un extrait de la traduction anglaise de ce texte : « Putin cannot let the radically anti-Russian government in Ukraine dominate a country that has a population that is half-Russian and which contains many pro-Russian regions. If he allows this, he will be finished on the international and domestic levels. So, reluctantly, he accepts war. And once he begins on this course, there will be no other solution for Russia but to win it ». « This war is not against Ukrainians or even against part of the Ukrainian populace. Nor is it against Europe. It is against the liberal world (dis)order. We are not going to save liberalism, per their designs. We are going to kill it once and for all. Modernity was always essentially wrong, and we are now at the terminal point of modernity » (Alexander Dugin, Putin vs Putin. Vladimir Putin Viewed from the Right, Arktos, 2014, p. 668-669 et p. 674).

Le rejet conjoint du libéralisme et de la modernité se trouvait également chez Schmitt, dont Hans Blumenberg avait bien discerné que sa théorie de la sécularisation visait à placer les Temps modernes en situation de « dette culturelle inavouée » vis-à-vis du christianisme et à suggérer que la modernité n’avait aucune substance propre, était ainsi vouée au nihilisme. Chez Douguine, l’orientation antimoderne débouche sur une nouvelle variante de révolution conservatrice : l’idée d’un épuisement de la modernité qui doit faire place à un « tournant » vers un « nouveau commencement » antimoderne, confié non plus à l’Allemagne mais à la Russie, est empruntée – et, là encore, reconfigurée pour être adaptée au contexte russe et « eurasien » – à un autre intellectuel allemand éminent engagé dans le national-socialisme, Heidegger. Heidegger avait thématisé un « autre commencement » répétant le « premier commencement » grec pour ouvrir un autre horizon après le « nihilisme achevé » sur quoi débouchaient les Temps modernes, et dont l’Allemagne était censée être le site. L’Allemagne, placée dans « l’étau » entre le capitalisme occidental et le soviétisme russe, était censée constituer cette troisième voie dont Douguine répète la mixture « nationaliste-socialiste », ou « national-bolchévique » selon le nom du parti créé par lui en 1994. Bien sûr, la métaphysique historique d’un dépassement anti-moderne de la modernité occidentale par le « peuple messianique » russe puise aussi à de nombreuses autres sources que Schmitt, extrême-droite française (René Guénon, Alain de Benoist), philosophes russes (Berdiaev), idéologues fascistes (Julius Évola), etc.

Poutine semble bien aujourd’hui suivre à la lettre certaines préconisations de Douguine en faveur d’une soumission militaire de l’Ukraine, et ne cache plus la visée de reconstitution d’un grand espace russe incluant l’Ukraine, la Biélorussie (où les révoltes contre le trucage des élections en août 2020, qui se sont prolongées durant plusieurs mois, ont entraîné une répression sanglante menée par l’actuel Président Loukachenko, soumis à Poutine et mettant à sa disposition son territoire comme base arrière pour l’attaque de l’Ukraine), et peut-être, demain, les États baltes. Néanmoins, Poutine utilise abondamment une ficelle que l’usage massif de sources ayant partie liée avec le fascisme (Schmitt, Evola, Heidegger, etc.) chez Douguine rendrait improbable chez lui : c’est contre « les fascistes » (ukrainiens) et « les néonazis » que Poutine prétend mener son « opération spéciale » de « démilitarisation et dénazification » de l’Ukraine, ce qui lui permet de mobiliser la ressource mémorielle de la « grande guerre patriotique » contre le nazisme et de l’héroïsme bien réel des millions de combattants russes morts dans ce cadre.

Il a souvent été dit que Douguine avait été marginalisé ces dernières années, qu’il n’était plus si influent auprès de Poutine, et d’autres sources intellectuelles du « poutinisme » ont été exhumées, comme le représentant du « fascisme chrétien » Ivan Ilyn. Néanmoins, outre l’impressionnante convergence entre le déclenchement de la guerre en Ukraine et ses vœux exprimés il y a près de dix ans, on peut noter que la délégation russe pour les négociations avec l’Ukraine était menée par Medinski, ancien ministre de la culture ultra-nationaliste et historien révisionniste qui avait présidé la séance inaugurale du cercle Izborski, formé par les amis de Douguine pour le réarmement idéologique de la Russie en faveur de l’empire eurasiatique. Certains observateurs critiques, en Russie, craignent que le projet de l’actuel pouvoir soit bien de former un immense axe d’alliance antilibéral eurasien, couvrant l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, peut-être les États baltes, le Kazakhstan (où des mouvements de révolte ont été très sévèrement réprimés par l’armée et qui est quasi coupé du monde comme commence à l’être la Russie), l’Azerbaïdjan, la Géorgie, le tout sous la férule russe, alliés provisoirement aux États totalitaires ou ultra-autoritaires de la Corée du Nord et de la Chine – même si Douguine craint le déferlement « jaune » sur la Russie et prône tout bonnement le « démantèlement » de la Chine, tenue pour tendanciellement « atlantiste » -, soutenus dans leur opposition commune aux États-Unis et à l’Europe par l’Iran et la Syrie. En Chine aussi, au demeurant, on assiste à une véritable « Carl Schmitt-Renaissance », en faveur d’un renforcement de l’empire chinois comme premier pôle du nouveau Pluriversum géopolitique. Un nouveau Nomos de la Terre est-il en voie de se cristalliser, pour le pire ?

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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