Ludwig Wittgenstein, homme des Lumières

Ludwig Wttgenstein @CC-BY-SA-4.0
Ludwig Wttgenstein @CC-BY-SA-4.0

Christiane Chauviré, professeur émérite à l’UFR de Philosophie de Paris1-Panthéon-Sorbonne, publie, en 2022, Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, une nouvelle traduction pour le centenaire de sa publication, en 1921, avec Sabine Plaud, chez Garnier Flammarion.

D’un bout à l’autre de sa carrière, Wittgenstein a été un homme des Lumières, soutenant que la seule philosophie légitime doit se consacrer entièrement à la clarification du langage, luttant ainsi contre une certaine forme d’obscurantisme qui ne se sait pas tel : il faut donc le clarifier totalement par l’analyse logique dans le Tractatus, et par la mise au jour de la grammaire profonde de nos expressions trompeuses, dans sa deuxième philosophie.

Pour cela il nous faut obtenir une vison synoptique des rapports grammaticaux entre les descriptions des phénomènes ou des faits de grammaire. Dans les deux cas, il faut avoir une autre appréhension de notre langage au lieu de l’utiliser de façon irréfléchie, détruire le charme de ces expressions qui envoûtent, analyser le trouble qu’ils engendrent en nous. Le meilleur exemple de cette démarche, efficace en philosophie, est la guérison des troubles suscités en nous par notre langage philosophique ou par le langage ordinaire. Si nous ne donnons un sens à un élément d’une proposition, celle-ci devient dénuée de sens.

« Il y a des objets » est ainsi un non sens, on ne peut énoncer quelque chose sur le monde pris comme totalité, « il y a en tout n objets dans le monde » est ainsi dénué de sens. Le Cahier bleu donne lui aussi des exemples de questions trompeuses dans le langage philosophique, qui, une fois élucidées par cette méthode, se dissolvent, comme « qu’est-ce qu’un nombre ? » « Eh bien si ce n’est pas un chiffre (numeral), qu’est-ce que c’est ?». Ce qu’est un nombre ne pouvant pas se dire et ne peut que se montrer. La lutte contre l’obscurantisme passe par une conscience claire de ce que sont les propositions métaphysiques : la métaphysique est une grammaire qui ne se sait pas telle. Il faut donc restituer cette grammaire oubliée de ses locuteurs.

Pourtant le combat de Wittgenstein contre les sortilèges philosophiques n’est pas positiviste, contrairement à ce qu’avaient tout d’abord cru les membres du Cercle de Vienne, qui avaient adopté le Tractatus comme leur Bible. Quoique foncièrement rationaliste, Wittgenstein est anti-scientiste, et même anti-moderne si par modernité on entend, comme il le dit au début des années 1930,  une époque caractérisée par le modèle américain, ou soviétique, les progrès de l’architecture, de la technoscience, les dictatures fascistes. Wittgenstein dissocie paradoxalement la science (ou ses usages) et le progrès. Le progrès n’a en rien amélioré l’humanité, moralement ou matériellement dans les années 1930-40. Scientisme et obscurantisme peuvent donc aller de pair, comme on le constate en lisant les remarques du penseur viennois sur le Rameau d’Or de Frazer, s’agissant de comprendre (au sens fort) les croyances et pratiques rituelles dans les sociétés archaïques, telle l’Ecosse primitive et ses « feux de joie », qui pratiquait les sacrifices humains. Il dénonce l’approche scientiste de Frazer, lequel fait reposer la barbarie de ces rites sur de la science fausse.

Or aucune pratique rituelle ne repose sur la science ou sur les opinions. C’est le caractère déplacé de l’explication scientifique à la Fraser que Wittgenstein met en relief. Ce n’est pas de science que nous avons besoin en anthropologie, ce qu’il nous faut, c’est comprendre (mais pas au sens de Dilthey) la profondeur de ces rites et le trouble qu’il jette en nous. Wittgenstein recommande de substituer une explication par les raisons à une analyse causale des sacrifices humains ; Il préconise une intelligence des faits humains qui n’a rien à voir avec l’approche causale, et qui ressemble à la compréhension d’une œuvre d’art. Dans les deux cas nous recherchons l’intelligibilité synoptique des faits recueillis.

Cette démarche, en anthropologie et en esthétique, commence par agencer des faits recueillis et les ordonner de manière à en obtenir une vision synoptique propre à nous éclairer et qui est sans rapport avec une explication causale, laquelle consiste à avancer une hypothèse à vérifier ou falsifier. Cette vision synoptique nous frappe comme une évidence, et permet de visualiser les connexions entre faits ou entre concepts : tel est le but de cette démarche. Comprendre est ainsi voir les connexions, et c’est ainsi qu’on peut comprendre une ethnie primitive. La présentation synoptique des éléments grammaticaux est précisément l’aboutissement d’une démarche philosophique : on a une vue synoptique de la grammaire d’un langage, ou plutôt d’expressions de ce langage ; le philosophe n’est plus tourmenté par le problème qu’il voulait résoudre. Il est « apaisé ».

Pour comprendre une société primitive, il faut en outre en saisir la parenté qui existe avec « notre époque », c’est-à-dire les années 1930 et 1940, une époque de « déclin » et de » ténèbres », selon Wittgenstein. La barbarie des rituels primitifs trouve en nous une résonance dans des gestes familiers, comme frapper un arbre pour exprimer sa colère. Si nous arrivons à comprendre un rite primitif, c’est qu’il nous parle ; et cela montre bien l’inadéquation des thèses de Frazer : comprendre une société étrangère ne consiste pas à la rationaliser, la ramener à l’Angleterre du XIXème siècle, à faire disparaître toutes les différences avec les sociétés actuelles.

Il faut au contraire pointer les ressemblances, et c’est notre parenté avec les hommes primitifs qui les fera mieux comprendre. Wittgenstein pratique un principe de charité avant la lettre (ce principe a été formulé par Quine et repris par Davidson) : il faut supposer à autrui, même s’il vit dans une société primitive, la même rationalité qu’à nous. Et non soutenir que les primitifs ont « eu tort », dans leurs pratiques car ils ne s’appuyaient sur une science fausse : médecine fausse, physique fausse. On voit comment Wittgenstein, comme beaucoup d’auteurs de son époque, Jünger, puis Adorno, est marqué par Spengler et son Déclin de l’Occident, même s’il est bien plus rationaliste que lui. Selon Spengler l’ « homme » est une pure fiction, une invention des Lumières, nous ne sommes qu’une espèce animale prédatrice, perfectionnée grâce à la technique, thèse très nietzschéenne. Il prédit l’avènement du « césarisme », une dictature fasciste avant la lettre qui marquera le retour de l’homme à sa barbarie naturelle.

Mais Wittgenstein est bien loin de la posture de prophète prise par Spengler, sa démarche est plus modeste, son attitude plus réaliste. Il reconnaît avoir été influencé par lui, mais il est aussi loin de lui que de Frazer. C’est dans l’approche « morphologique » de Spengler qu’il pourrait se reconnaître mais celle-ci est transformée chez Wittgenstein en approche structurale (vision synoptique) . Bien avant Lévi-Strauss, il pratique une méthode structurale pour comprendre les sociétés primitives sans jamais se confondre avec celles-ci, car un outsider reste toujours l’Autre du primitif. A peu près en même temps que Freud, il décrit une possibilité de guérison du philosophe tourmenté par un problème grâce à l’explication d’un symptôme par les raisons, non par les causes.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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