#MeTooPolitique ou Métapolitique ?

Martin Heidegger (CC BY 4.0 Wikipedia)
Martin Heidegger (CC BY 4.0 Wikipedia)

François Rastier, linguiste, sémanticien et directeur de recherche au CNRS, est l’auteur, en 2015, de Naufrage d’un prophète. Heidegger aujourd’hui, aux Presses Universitaires de France, en 2018, Heidegger, Messie antisémite (Le Bord de l’eau, collection Clair et net), en 2020, Exterminations et littérature. Les témoignages inconcevables (Paris, Presses Universitaires de France) et en 2021, Cassirer et Heidegger: Un siècle après Davos, avec Emmanuel Faye, Jean Lassègue et Muriel van Vliet.

Le Genre comme sexe astral et les attendus ésotériques de la transsexualité

Résumé. — Faisant référence dans maints organismes internationaux comme dans les milieux culturels et éducatifs, très répandue dans les sciences humaines, la théorie du genre semble devenue incontestable. Les exposés de cette théorie foisonnent, mais si certaines questions demeurent sur ses fondements scientifiques et ses attendus politiques, on n’a pas suffisamment souligné ses sources ésotériques et notamment astrologiques. L’exemple de la transsexualité permet paradoxalement d’en éclairer certains aspects (Texto ! Textes et cultures, vol. XXVI, n°2-4, 2021.).

Mots clés. — Genre, sexualité, transsexualité, astrologie, théosophie, corps.

La découverte-même d’un trouble peut contribuer à sa prolifération. Bayne et Levy.

La « théorie » ou idéologie du genre est partout présente dans les programmes universitaires, non seulement en sciences sociales, de la linguistique à la paléontologie, mais dans l’ensemble des disciplines, en raison de son caractère dit transversal. Elle fait l’objet de recommandations des organismes de recherche et agences de moyens tant au plan national qu’international : la recherche européenne pratique désormais le gender mainstreaming. Les organismes politiques comme le Conseil de l’Europe publient des recommandations et des manuels de formation (1) .

Les exposés doctrinaux foisonnent, mais si certaines questions demeurent sur ses fondements scientifiques et ses attendus politiques, on n’a pas suffisamment souligné ses sources ésotériques et notamment astrologiques. Dépassant les questions d’orientation sexuelle qui avaient marqué ses débuts, le postféminisme radical a élaboré paradoxalement une mystique de la transidentité dont cette étude entend éclairer quelques attendus.

1. Le mystère du genre prénatal

L’importance soudaine prise par la « question trans » (selon le titre du beau livre de Claude Habib) (2) ne se réduit pas au buzz médiatique car la casuistique déconstructionniste réélabore et reformule une mystique paradoxale. La question de la « dysphorie de genre » et de la transition de sexe semble révélatrice : comment en effet pourrait-on naître dans un corps inadéquat sans une prédestination prénatale ? Cela suppose un ensemble de croyances qu’il convient d’éclairer.

Signe de révérence et peut-être de sacralité, la transition est entourée de tabous lexicaux, notamment sur le « mégenrage » : aucun média ne songerait par exemple à désigner un trans par son prénom d’état-civil, dès lors qu’il s’en est arrogé un autre. Les tabous sur les prénoms se sont étendus à l’étiquette des pronoms, affichés sur les profils internet ou arborés sur des badges : ce serait une offense inexpiable d’employer un pronom masculin pour un homme, dès lors qu’il s’est déclaré femme. Par un zèle précautionneux, on multiplie enfin les signes de déférence plus ou moins ésotériques : par exemple, les jeunes francophones du parti Verts suisse ont ainsi décidé d’intégrer systématiquement un x symbolisant les trans à tous les mots écrits avec des ponctuations dites inclusives, et se sont rebaptisés Les Jeunes Vert·e·x·s Fribourg. Ce x propitiatoire peut désormais figurer sur les passeports des USA et d’une douzaines d’autres pays.

Pour Judith Butler et la mouvance intersectionnelle, la différence des sexes passe pour une illusion à déconstruire et dénoncer : le sexe biologique serait une construction sociale et donc le résultat d’un complot institutionnel, d’une « assignation » par l’État-civil. Reconnaître la différence des sexes participerait ainsi d’une sorte de complot pour assurer la domination d’un sexe par un autre. La transition peut alors être présentée comme un acte révolutionnaire.

Toutefois, cette prétention politique radicale ne cacherait-elle pas des superstitions archaïques ? Ainsi, à propos des transsexuels, on lit souvent qu’ils sont « nés dans un mauvais corps ». Comment cette étrange formule s’est-elle banalisée ?

Le genre (gender) était jadis un euphémisme victorien pour désigner le sexe, comme si le genre était un sexe assez éthéré pour paraître convenable. Depuis le début du siècle dernier, les philosophies de la vie ont privilégié le vécu sur le factuel, le certain sur le vrai, et réhabilité ainsi le préjugé individuel ou collectif. D’abord cantonnées à des auteurs peu rationalistes comme Bergson ou Simmel, elles ont connu le succès avec diverses formes de phénoménologie, puis avec des penseurs nazis comme Ludwig Klages ou Martin Heidegger ; enfin, avec un existentialisme vulgarisé, elles ont érigé une forme d’idéalisme subjectif en une gnoséologie maintenant si répandue que le vécu, voire simplement le ressenti, est devenu le critère de toute connaissance. Par exemple, on publie à présent des météos où la température ressentie l’emporte sur la température objectivement mesurée.

Le genre dépend lui aussi du ressenti ; plus précisément, le genre est défini comme un sexe ressenti : « Le sexe, c’est ce que l’on voit, le genre, c’est ce que l’on ressent », résume l’endocrinologue américain Harry Benjamin, connu pour ses travaux sur le transsexualisme (3) .

La dissociation contemporaine entre genre et sexe s’autorise des expériences et manipulations d’un médecin américain, James Money, qui dans les années 1950, pour soigner deux garçonnets émasculés accidentellement dans un incendie, décida d’en faire des « filles » et obtint des parents qu’ils les élèvent en conséquence. Le suicide d’un des cobayes désormais oublié, on en est venu du sexe imposé au sexe choisi, d’autant plus aisément que C’est mon choix reste un des axiomes de la société de consommation dans le capitalisme tardif où la multiplication des segments de clientèle reste impérative.

Dans sa cinquième et dernière édition à ce jour, parue en 2013, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques (en anglais Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) publié par l’Association Américaine de Psychiatrie, et reconnu comme référence internationale, confirme médicalement ce subjectivisme définitoire : « L’identité de genre est le sentiment subjectif d’appartenir à un sexe ; c’est-à-dire le fait de se considérer comme un homme, une femme, un transgenre ou tout autre terme identifiant (p. ex., genderqueer, non binaire, agender [identité de genre non normative et non binaire]) » (je souligne). La confusion entre mots et choses reste constante dans les discours sur le genre, car ils s’autorisent d’une conception performative du langage, mise en œuvre notamment par Judith Butler : « mon identité » est définie par le terme identifiant que j’emploie pour me désigner, ou à défaut par les pronoms que l’on se doit d’employer pour cela (4) .

Après quelques décennies de casuistique, le choix des genres est devenu pléthorique et Facebook décline 63 identités au bon vouloir de ses usagers. Ces distinctions se sont banalisées au point de faire l’objet de fiches officielles pour l’enseignement secondaire, comme de recommandations du Conseil de l’Europe ou de l’ONU. Par exemple, la fiche n°5 de Éduscol diffusée à l’intention des scolaires explique : « L’identité de genre fait référence à l’expérience intime et personnelle de son genre vécue par chaque personne, au sentiment profond de se ressentir femme ou homme. […] Le genre fait référence aux rapports sociaux entre les femmes et les hommes basés sur l’assignation de rôles socialement construits en fonction du sexe biologique. Ces rapports sociaux sont asymétriques et hiérarchiques, conduisant à une répartition du pouvoir et des acquis favorable aux hommes et désavantageuse pour les femmes. Le concept de genre fournit une grille d’analyse et de lecture qui, dans son usage scientifique, en sciences humaines et sociales notamment, permet une étude comparée de la situation des femmes et des hommes d’un point de vue économique, social, culturel et politique. La perspective de ces études est de promouvoir l’égalité des droits réels entre les personnes ». On voit que le genre est ici présenté comme une clé générale, tout à la fois de la compréhension du monde social et de l’action politique (5) .

Propagée par les grandes firmes de l’internet, reprise par les principales organisations internationales, la « théorie » du genre est devenue un domaine majeur de l’idéologie du capitalisme tardif. En Europe, le gender mainstreaming s’impose dans les universités comme dans la recherche (6) . En France, la circulaire ministérielle du 30 septembre 2021 prescrit aux établissements scolaires d’accompagner, avec tous les ménagements insinuants du care, la transition de genre des élèves — comme si la transsexualité des mineurs relevait de leurs missions éducatives (7) . Ainsi, tout enfant d’âge scolaire peut-il prétendre être accompagné par l’équipe éducative dans sa transition, imposer un nouveau prénom, choisir ses pronoms et bénéficier d’un accès particulier aux toilettes. Personne ne pose la question de son autonomie intellectuelle et affective, voire de son consentement à des « thérapies » de transition — souvent irréversibles et en cela plus dommageables encore que les « thérapies de conversion » pourtant justement pénalisées par la loi (8) . En revanche, les législateurs ont fixé à 15 ans l’âge du consentement aux relations sexuelles. Ainsi la sexualité est-elle réglée par la loi humaine, alors que la transsexualité semble relever de superstitions transcendantes qui lui échappent. Du moins, les règlementations sont critiquées au nom d’un intérêt supérieur : par exemple, nommé en mars 2021 sous-secrétaire à la Santé des États-Unis, le docteur Rachel Levine, lui-même trans spécialisé dans la « médecine LGBTQ », a critiqué les états qui envisagent de repousser à 18 ans les « soins de santé affirmant le genre ».

L’autorité prestigieuse a naturellement un prix. Par exemple, un étudiant trans, Gavin Grimm, a obtenu de 1.300.000 dollars pour compenser la violence transphobe que son lycée aurait exercé sur lui en le cantonnant aux toilettes des garçons (9) . Il fut dès ce jugement recruté au conseil d’administration de l’union américaine pour les libertés civiles.

Dès l’enfance, l’autorité du Trans ne fait aucun doute : en 2019, par exemple, un garçon de 8 ans prétendu fille, Elsa Ramos, a tenu un discours « particulièrement émouvant » devant l’Assemblée d’Estrémadure, l’encourageant à « voter des lois qui reconnaissent la diversité de chacun » (10) . L’image, fort retouchée, de Jésus parmi les Docteurs, du puer senex qui enseigne aux adultes pour les édifier, semble se surimposer à cette scène émouvante (11) , associant ainsi les deux sexes et les deux âges, dans une double coïncidence des opposés.

En raison du prestige des intérêts supérieurs du genre, l’État de droit devrait être modifié. Un politicien, Jean-Luc Mélenchon, déclarait le 15 novembre 2021 : « La liberté du genre, je suis pour qu’elle soit dans la Constitution […]. Nous garantirons la liberté de changer de genre » (12) . L’autorité de l’enfant en « transition » l’emporterait ainsi sur celle de ses parents, comme c’est déjà le cas en Écosse comme au Québec, où ils ne peuvent aucunement s’opposer à la transition de leurs enfants mineurs.

La « chirurgie de genre » et le transhumanisme. — Le DSM-5 définit ainsi la dysphorie de genre : « La dysphorie de genre est caractérisée par une identification forte et permanente à l’autre genre associée à une anxiété, à une dépression, à une irritabilité et, souvent, à un désir de vivre en tant que genre différent du sexe attribué à la naissance. Les sujets qui présentent une dysphorie de genre se croient souvent victimes d’un accident biologique et sont cruellement emprisonnées dans un corps incompatible avec leur identité de genre subjective » (je souligne). Le diagnostic de dysphorie est établi après des questions comme : « Ressentez-vous un sentiment d’inconfort ou d’impropriété à propos de votre corps humain ? » (13) .

D’après le DSM-5, « la forme la plus extrême de dysphorie de genre est appelée transsexualisme ». Maintenant médicalisée et dument répertoriée, cette nostalgie se soigne par le triomphe de la volonté et avec l’aide de la médecine post-hippocratique : il conviendra de la traiter par des bloqueurs hormonaux à l’époque de la puberté, puis par des chirurgies de « réassignation sexuelle ». On sait cependant que les bloqueurs hormonaux ont des effets irréversibles non seulement sur la croissance, mais sur le squelette et le système vasculaire. Quant aux mutilations sexuelles, comme l’ablation des testicules ou la mastectomie, elles sont également irréversibles, mais souvent voilées par divers euphémismes, par exemple la torsoplastie, ce qui les range dans le domaine bienveillant de la chirurgie esthétique (14) .

Bizarrement, le Conseil de l’Europe recommande l’expression chirurgie de genre, et conseille d’éviter chirurgie de réattribution, réassignation sexuelle, chirurgie de changement de sexe, réassignation sexuelle chirurgicale, etc. Ces laborieuses substitutions d’euphémismes laissent toutefois entendre qu’une première attribution a eu lieu par l’État-civil et que l’on peut réparer par la chirurgie une catégorisation erronée (15) ; mais aussi que le but de la « théorie » du genre reste d’en finir avec le sexe qu’il vaut mieux ne plus nommer.

Le chemin initiatique de la transition est évidemment semé d’épines, car, regrette une journaliste de Marie-Claire, « selon les statistiques, seuls 20 % des enfants nés garçons et 50 % des enfants nés filles persisteraient dans leur volonté de changer de genre, alors que tous les autres finiraient par se rétracter ». Cette rétractation témoigne d’une conversion bien tiède : ceux qui sont relaps abjurent et retombent dans le cisgenrisme, bref l’hétérosexualité pécheresse (16) .

Certes, un arrêt de la Haute Cour de justice de Londres a estimé « hautement improbable » qu’une jeune fille de 13 ans ait donné un consentement éclairé pour bloquer sa puberté, ingérer à la testostérone et procéder à l’ablation des seins. Peu importe en regard de la voix intérieure du genre, telle qu’elle s’exprime dans le « jargon de l’authenticité » (17) .

Écartons prudemment l’hypothèse que les influenceurs militants y soient pour quelque chose. Après enquête auprès de centaines de parents, Lisa Littmann a cependant conclu dans une revue scientifique prestigieuse que les réseaux sociaux et les antécédents psychothérapiques permettaient de comprendre les « dysphories rapides » par un processus d’imitation sociale et d’emprise – dont le principe rappelle d’autres formes de radicalisation en ligne (18) . Des spécialistes incontestées se sont d’ailleurs étonnées que le nombre de trans dans la population des USA ait pu doubler en cinq ans (19) .

2. La naissance comme déchéance et la transsexualité comme salut

Dans le Gorgias, Socrate estime que le corps (sôma) est le tombeau (sêma) de l’âme. Venu de religions orientales, le dualisme entre le corps et l’âme, d’inspiration pythagoricienne (les pythagoriciens croyaient à la réincarnation), a reçu avec le christianisme une transposition théologique ; puis il s’est aggravé avec les hérésies gnostiques, pour lesquelles ce monde est abandonné par Dieu, aux mains de puissances malignes. La naissance est donc une chute dans la déréliction, la vie étant considérée comme un pénible moment d’exil. Ce thème sera repris par les manichéens, puis par diverses sectes, jusqu’aux cathares et au-delà.

Quand on lit dans le DSM 5 qu’il se trouve des personnes « cruellement emprisonnées dans un corps incompatible avec leur identité de genre subjective », le thème du corps devenu le tombeau de l’âme ne réapparaît-il pas ? L’identité de genre, nous le confirmerons plus loin, a pris la relève de l’âme.

L’identité de genre prénatale. — La naissance semble donc le moment d’un exil dans un corps étranger. À présent, la théorie du genre vient renouveler ce thème gnostique, en répétant le motif du sexe erroné. Partout l’on s’attendrit sur des garçons « nés dans un corps de fille » et des filles « nées dans un corps de garçon » (20) . Cela s’explique par une sorte de malédiction obstétricale que l’Express, dans sa rubrique Styles, commente ainsi : « c’est comme si la nature s’était trompée : l’enfant a un sexe masculin mais se sent fille, ou il a un sexe féminin mais se sent garçon ».

Les superstitions sur la prédestination se transposent ainsi : le genre destinal préexistait à la naissance, et remplace ainsi l’ingenium des Anciens, sorte de génie personnel défini par les astres et qui correspond à « l’identité profonde » (dans les termes du magazine Terrafemina), celle du sexe d’élection. Cette identité prénatale, mystique ou du moins mystérieuse, ne peut pas toujours s’exprimer et ceux qui naissent sous une mauvaise étoile voient leur sexe, par un écart malencontreux, ne pas correspondre à leur identité de genre ; une « fille », « féminine à deux cents pour cent », mais « née garçon » déclare ainsi à Marie-Claire : « J’ai toujours été une fille, c’est juste qu’il y a eu un problème au moment de la naissance » (2)1 .

Déjà le genre (littéraire, s’entend) du récit de transition se précise, et par exemple Béatrice Denaes, vice-présidente de Trans-Santé France, publiait récemment Ce corps n’était pas le mien (Paris, First). Ce titre suffit à suggérer que l’on peut être possédé par son corps, comme on pouvait l’être jadis par le Malin.

Cette aliénation initiale est redoublée, voire causée, par la société qui l’entérine : « Le sexe, affirme Éric Fassin, est une catégorie du savoir (et non de la réalité elle-même). D’ailleurs, inscrit dans l’État civil, n’est-il pas institué par l’État ? » (22) . On accrédite ainsi l’idée que le sexe n’est pas une réalité biologique, mais un construit social — et donc une réalité politique forgée par les dominants, le patriarcat blanc. En effet, si toute différence est assimilée à une discrimination, la déconstruction, en abolissant les différences, devient un programme révolutionnaire.

Ceux qui semblent être nés sous une bonne étoile ne sont pas sauvés pour autant, car leur genre correspond à leur sexe. Ils s’accommodent donc des vices de leur monde d’exil : ils sont ainsi cisgenres, et s’endurcissent alors dans l’hétérosexualité. Or cet état est « dangereux », selon des penseuses comme Paul Beatriz Preciado, et il convient d’en sortir : un colloque Sortir de l’hétérosexualité prônait ainsi récemment une ascèse déconstructive dont la conversion homosexuelle n’est qu’une première étape. Elle engage non seulement des transformations physiques, mais aussi spirituelles.

La transidentité rédemptrice. — Commentant le mythe de l’androgyne dans le Banquet de Platon, le néo-platonicien Marsile Ficin concluait jadis que l’Amour est la force qui nous permet de retrouver notre unité originelle : « En nous rétablissant dans notre état complet, nous sommes depuis longtemps divisés, il nous a reconduits au ciel » (23) . De fait, pour diverses traditions occultes, l’androgynie est un apanage divin ; par exemple, le mage alchimiste Agrippa de Nettesheim affirmait que selon Hermès Trismégiste, « les dieux possèdent les deux sexes » (utrumque diis sexum inesse) (24) .

Repris dans divers courants ésotériques, ce thème se retrouve chez Swedenborg, et Balzac en a tiré Séraphîta, roman mystique : l’étrange Séraphîtüs aime Minna, qui voit en lui un homme, mais il est aussi aimé par Wilfrid, qui le considère comme une femme, Séraphîta. Cet androgyne, l’« être total », né de parents swedenborgiens, finit, sous les yeux de Minna et Wilfrid, par se transformer en séraphin et monter au ciel. Si le sexe des anges a toujours été non-binaire, qui sait si la revendication croissante d’une non-binarité ne témoigne pas d’un angélisme superstitieux ?

La réaffirmation du caractère sacré voire divin de l’androgynie s’est poursuivie dans l’ariosophie qui fondé les courants ésotériques du nazisme. Ainsi dans sa Theozoologie (1905), Adolf-Joseph Lanz, alias Jörg Lanz von Liebenfels, estime que « selon la Bible ainsi que de nombreux exégètes, ’’l’homme à l’image de Dieu’’, dans Gen. I, 26 (…) aurait été hermaphrodite, à l’instar des ’’fils de Dieu’’ et des Séthites. Dans toutes les mythologies, le dieu primordial est également hermaphrodite » (p. 40) (25) .

Dans le bas monde matériel, les différences existent inévitablement, car elles le définissent, et saint Augustin par exemple le situe « in regione dissimilitudinis » (Confessions, VII, 10.17) (26) . Or les différences définissent le sens et tous les systèmes symboliques propres à l’humanité les organisent pour élaborer le monde culturel. En revanche, l’effacement des différences permet non seulement d’en finir avec la rationalité, mais avec la réalité de ce bas monde humain. Notamment, la différence des sexes, attachée au péché, peut se voir sublimée par le genre inassignable des anges aujourd’hui concurrencés par les trans.

Paradoxalement, le discours d’Aristophane sur l’androgynie dans le Banquet a trouvé maints échos dans la pop culture. Haruki Murakami le reprend dans Kafka sur le rivage (2006, p. 52-53) et il sous-tend le film culte Hedwig and the Angry Inch (2001). À présent, la mode des coiffures miparties, pour distinguer par la coupe et la couleur un profil féminin et un profil masculin témoigne de la popularité du mythe (27) . Son rappel n’a donc rien d’un pédantisme déplacé, et dans le clip à succès (des dizaines de millions de vues) du chanteur queer devenu trans Lil Nas X (le X étant l’emblème des trans) le passage de Platon est gravé, en grec, sur l’écorce de l’arbre de la Connaissance (28) .

Cette connaissance reste fort partagée : à l’exemple des actrices à succès Emma Watson ou Charlize Theron, il devient usuel de déclarer « Je suis en couple avec moi-même », motto qui titre aussi l’ouvrage de la postféministe radicale Marcela Iacub (29) .

Eritis sicut dii, telle fut la promesse encore non tenue du Serpent. Comment le Trans revientil donc à l’unité divine d’avant la séparation des sexes ? Dans un ouvrage de référence, traduit un peu partout et devenu un succès de librairie, King Kong Théorie, Virginie Despentes forge une allégorie : « King Kong, ici, fonctionne comme la métaphore d’une sexualité d’avant la distinction des genres telle qu’imposée politiquement autour de la fin du XIX e siècle. King Kong est au-delà de la femelle et au-delà du mâle. Il est à la charnière, entre l’homme et l’animal, l’adulte et l’enfant, le bon et le méchant, le primitif et le civilisé, le blanc et le noir. Hybride, avant l’obligation du binaire […] » (30) .

3. Permanences gnostiques et nouvelles dévotions

Développons quelque peu les allusions astrologiques mentionnées plus haut. Comment alors l’âme exilée dans un corps peccant et mal sexué peut-elle retrouver son genre, c’est-à-dire son sexe astral ?

Dans le confusionnisme favorisé par la déconstruction, la mystique du genre et les croyances astrologiques ont pu se rencontrer, car elles témoignent d’une hostilité fondamentale à l’égard de la rationalité. Elles exaltent notamment les pouvoirs magiques attribués à la figure de la sorcière, issue des religions de la préhistoire, où la Grande Déesse était réputée prendre pour porte-paroles des femmes dotées de pouvoirs chamaniques. À présent, par exemple, l’ouvrage de Camille Ducellier, Le Guide pratique du féminisme divinatoire (Cambourakis, 2018) revendique « une dimension païenne, spirituelle ou ésotérique » et définit ainsi son objectif : « Le féminisme divinatoire propose de désenclaver le féminisme radical de son rationalisme et de son absence totale de considération pour les traditions ésotériques telles que sont l’astrologie, l’alchimie, la magie cérémonielle, les arts divinatoires ». L’auteur se définit comme une « sorcière » (31) , revendication issue du mouvement Wiccan (32) du New Age, et partagée aujourd’hui par des personnalités politiques comme Sandrine Rousseau (33) . Rien de marginal ici, et le best-seller de Mona Chollet Sorcières. La puissance invaincue des femmes (Zones, 2018) commence par ce warning : Tremblez, les sorcières reviennent !

Cette intimidation n’a plus rien de commun avec une libération sexuelle, puisque la magie divinatoire prescrit le destin auquel l’adepte doit se soumettre. Chaque genre définit en effet un destin d’autant plus strict que la casuistique LGBT+ promeut une étiquette pointilleuse normant, jusque dans des détails de morphologie lexicale et de graphie, l’identité collective de « communautés » obsidionales.

Freud mettait jadis Jung en garde contre « le sombre flot boueux de l’occultisme ». Toutefois, Butler et d’autres penseuses ont récusé Freud et l’occultisme s’est diffusé dans la sphère de la sexualité par le biais des superstitions de genre.

Souvenir douloureux du genre astral, la « dysphorie de genre » témoigne de la nostalgie de l’identité perdue. Par une chance providentielle, il reste à la créature déchue dans la sexualité cette lueur de sa splendeur passée que les gnostiques comparent à une étincelle : conscience soudaine d’une origine enfouie, c’est la révélation intime du genre, lueur de l’âme exilée dans un corps. Dix-huit siècles avant Freud, les gnostiques nommaient anamnèse ce soudain souvenir d’une vérité désormais illuminative.

Dès lors qu’il ne correspond plus au sexe, le genre devient l’opérateur qui permet de passer du sexe apparent ou assigné à l’identité profonde. Il assure alors une fonction éminente de reconduction dans ce que les néoplatoniciens nommaient le circuitus spiritualis : après la déchéance dans la chair, l’esprit peut par ses œuvres reconduire l’âme vers sa nature céleste ; mais la comparaison s’arrête là, car les œuvres de l’esprit sont à présent remplacées par la chirurgie de genre.

La théorie du genre semble ainsi une gnose qui promeut la révélation intérieure d’une vérité occultée. Spéculative, elle n’a bien entendu que faire de méthodologie et de confirmations empiriques, puisqu’il lui suffit de multiplier les croyants.

Opposées à l’autonomie personnelle, principe humaniste et démocratique, toutes les idéologies sectaires prêchent que l’homme doit se soumettre à un destin. Partout diffuses dans les traditions ésotériques, comme dans la pop culture qui en recycle les schèmes, les superstitions astrales et cosmiques se sont répandues chez les militants intersectionnels, car elles permettent de déterminer les destins.

Par exemple, la cofondatrice de la section Black Lives Matter à Toronto, Yusra Khogali, a publié ce message d’invocation à Allah : « Plz Allah give me strength to not cuss/kill these men and white folks out here today. Plz Plz Plz » [« Svp, Allah, donne-moi la force de ne pas maudire/tuer ces hommes et ces blancs là aujourd’hui »]. Cette oraison menaçante s’appuie sur la conviction que les blancs sont des « sous-hommes » (sub-human, équivalent de Untermenschen), bref des « déchets génétiques récessifs ». La blancheur n’est pas humaine « Whiteness is not humxness » (34) . Remarquablement, ce propos d’un racisme sans fard emploie « humxness » : dans ce néologisme imprononçable qui désigne l’humanité défaite, le x est là pour éviter le a et purger le mot qui désigne l’humanité de la syllabe peccante man, tout en honorant les trans, désignés par ce symbole. Le racisme et le sexisme éliminateur de la misandrie radicale sont ainsi condensés dans ce barbarisme « politiquement correct ». En revanche, ajoute la militante fervente de l’astro-blackness, la mélanine permet à la peau noire de transformer la lumière céleste en connaissance et assure une connexion cosmique (35) .

La supériorité de l’esprit sur la matière. — On a beaucoup reproché aux nazis leur racisme biologique, en négligeant le fait qu’ils l’avaient dépassé et approfondi par un racisme spirituel ou spiritualisé que l’on voit à l’œuvre chez des auteurs comme Heidegger ou Schmitt. Rapporté par Martin Bormann en date 13 février 1945, un propos de Hitler sur les Juifs révèle qu’ils constitueraient une « race spirituelle » [geistige Rasse]. Le Führer employait alors geistig (en esprit) et non geistlich (spirituel, au sens religieux du terme). Et il concluait : « Voilà qui montre la supériorité de l’esprit sur la matière ». Il suivait ainsi des théoriciens comme Bachofen, principal idéologue du matriarcat (Das Mutterecht, 1861), qui distinguait diverses « races de l’esprit ».

Conformément au principe élémentaire de l’intersectionnalité, ce qui vaut pour le racisme vaut aussi pour le sexisme : le genre doit être un « sexe » spirituel qui dépasse le sexe biologique en raison de la supériorité de l’esprit sur la matière. Sa révélation témoigne d’une agentivité ou puissance (agency, dans les termes de Butler) : elle permet la maîtrise du destin enfin pris en main, en attestant le pouvoir « performatif » qui confère à la parole une efficacité magique.

Alors que la naissance semble une déchéance dans le sexe, caractère du corps biologique non seulement impur, mais peccant, le genre révèle ainsi une propriété du corps astral. Issue d’insistantes traditions ésotériques, du Pimandre et du Corpus hermeticum aux premiers siècles, la théorie du corps astral a été reprise notamment par Paracelse à la Renaissance, dans sa théorie des deux corps : le premier, fait de matière, « lui vient des Éléments », et le second est « issu de la nature sidérale » (36) . Christianisée par Swedenborg, elle fut reprise dans le paganisme théosophique inspiré d’Helena Blavatsky, comme dans l’anthroposophie de Rudolf Steiner qui a reformulé la théosophie et connaît à présent un essor remarqué. Steiner éclaire le corps astral en le définissant, entre autres formules, comme le corps des désirs. Ainsi, le sexe serait un caractère inné ou assigné du corps biologique, et le genre le caractère propre au corps des désirs. Le genre se révèle ainsi un sexe spirituel, issu d’une révélation intérieure, celle d’une mémoire acquise dès avant la naissance. La supériorité du genre sur le sexe se fonde sur la connexion de l’esprit avec un monde supérieur, révélé par l’éveil — thème majeur des fanatismes sectaires, des born again aux wokes intersectionnels, voire au mot d’ordre « Awakening » arboré par les complotistes de QAnon.

Après la révélation innée de l’identité de genre occultée par l’assignation de sexe, l’élu réalise, par le progrès de sa transition, la réformation et reformation de sa propre matière corporelle enfin rédimée par l’esprit de son genre astral. Le Trans prend alors la figure du saint martyr, celui qui a souffert dans sa chair pour témoigner du Royaume céleste dont les astres émanent les influences tutélaires (37) . Autant il récuse son statut d’exilé sur cette terre, autant la gloire, sinon divine, du moins médiatique – cela revient au même dans la société du spectacle –, lui est acquise.

C’est pourquoi ne pas lui rendre hommage passe pour un crime. Maintes féministes, même lesbiennes militantes, se sont vues menacées de mort, au motif qu’elles mettent en doute la féminité des trans MtoF (male to female). Ces « terfs » (pour trans-exclusionary radical feminists) avaient émis des réserves sur la participation de trans aux compétitions sportives féminines, sur leur incarcération dans des prisons de femmes, ou avaient simplement nommé femmes des femmes biologiques, excluant de fait les trans de la féminité transcendante. Pour avoir dit que les femmes avaient des règles, la romancière J.K. Rowling fait à présent l’objet d’un boycott international. Le professeur de gender studies Kathleen Stock reste menacée pour avoir estimé que les trans ne devaient pas accéder aux vestiaires féminins (38) . Alliant prudence et opportunisme, la prestigieuse revue médicale The Lancet alla jusqu’à employer la galante périphrase « bodies with vaginas » pour désigner les femmes sans offenser les trans MtoF.

Ainsi le post-féminisme peut-il, au nom des trans, rendre les femmes littéralement innommables. La dissociation gnostique entre les deux corps, physique et astral, conduit enfin au démembrement de la personne : le « tournant génital du féminisme », salué par Camille Froidevaux-Metterie, permet ainsi de définir une femme (au sens propre) comme un body with vagina, description qui conviendrait parfaitement à un cadavre.

La théologie politique du genre. — L’idéologie intersectionnelle d’aujourd’hui aura toutefois apporté une nouveauté, celle d’une politisation radicale et omniprésente qui diffère de l’irénisme utopique du New Age et justifie les prétentions lustrales de violences inattendues. Loin de rompre avec la superstition, cette politisation relève de la théologie politique et permet l’irruption du mythe dans l’histoire.

Depuis Carl Schmitt, on sait que la théologie politique infuse le mythe dans l’histoire et abolit les lois au profit d’un état d’exception indéfini. L’exceptionnalité juridique dont bénéficie la transsexualité en est ici un aspect, mais ses aspects théologiques ou du moins mystiques ont été sous-estimés. Une église voudrait-elle s’édifier sur les ruines d’une autre ? L’essayiste trans Paul Beatriz Preciado, philosophe invitée au centre Pompidou, proclame du moins : « Je propose que l’État français retire à l’Église la garde de la cathédrale de Notre-Dame de Paris et transforme cet espace en un centre d’accueil et de recherche féministe, queer, trans et antiraciste et de lutte contre les violences sexuelles, un centre qui pourrait bien s’appeler Notre-Dame des SURVIVANTS ET SURVIVANTES DE LA Pédocriminalité. Et ça, ce n’est pas un blasphème, c’est une RÉVOLUTION (39) . »

La revendication est d’autant plus piquante que l’auteur, à présent égérie de la ligne homme de Gucci, illustre un luxe trendy et sa vêture fait d’elle la papesse du sacerdoce trans dont NotreDame des Survivant.e.s serait le Temple. De fait, malgré le vocabulaire de la politique radicale (lutte, révolution), la théologie l’emporte (40) quand l’auteur propose de légitimer religieusement sa propre exaltation.

La transformation de Notre-Dame en temple intersectionnel de la Déesse-Mère avait d’ailleurs été annoncée par le sociologue déconstructeur Michel Maffesoli : « la crainte se lisant sur les visages apeurés, c’était celle de voir disparaître un véritable ’’matrimonium’’ collectif. Lieu servant de matrice spirituelle à toute vie en société » (41) .

La religion de la sexualité. — La prétendue « sécularisation » a rencontré ses limites avec la religion de la sexualité qui s’étend depuis plus d’un siècle — et dont nous avons commencé à détailler certains aspects (42) . Elle s’appuie sur l’antirationalisme du romantisme tardif. Elle s’est développée avec le tantrisme théosophique promu par Helena Blavatsky, puis avec des auteurs comme Otto Weininger (Geschlecht und Charakter [Sexe et caractère], 1903) en qui Hitler voyait « le seul juif honnête », le théoricien nazi Ludwig Klages, mais aussi Julius Evola, qui lie l’ésotérisme fasciste avec la Métaphysique du sexe (1958) ; et, pour une gauche anarchisante, des auteurs comme Wilhelm Reich, qui remplace l’éther de l’antique cosmologie par l’orgone, fluide orgiastique interstellaire (43) .

L’ésotérisme fin-de-siècle avait puisé les éléments dans le tantrisme réinterprété par les théosophes comme Frances Swiney ou Annie Besant. Les divers courants spiritualisants sont traditionnellement syncrétiques et, dans un hommage fervent au yoga tantrique si important pour Blavatsky, Marguerite Yourcenar, icône d’un certain féminisme, écrivait en 1972 : « pour l’Occidental, il semble que perfectionnement et libération s’opposent brutalement l’un à l’autre, au lieu de représenter les deux aspects d’un même phénomène. L’étude du yoga tantrique tend à corriger ces erreurs, et c’est dire l’immense profit qu’un lecteur réceptif peut tirer d’une somme comme celle d’Evola » (44) .

Tant pour la théosophie que pour l’anthroposophie qui la prolonge jusqu’à nos jours, dans la mystique contemporaine orientalisante d’inspiration hindouiste, chacun connaît des réincarnations qui sont autant de métamorphoses. À présent toutefois, dans une urgence politique, l’éveillé, certains disent aujourd’hui le « woke », peut se réincarner de son vivant. En premier lieu, une révélation intérieure qui permet à l’initié d’abjurer l’hétérosexualité pour afficher ensuite une homosexualité spéculaire. Cette révélation peut ensuite être suivie d’une ascèse physique et spirituelle qui fait de l’initié un Trans.

Prolongeant la magie créatrice d’homoncules et de golems, le transhumanisme assure les moyens techniques de cette transformation initiatique et permet littéralement de changer de corps. Le courant du cyberféminisme, de Donna Haraway à Paul Beatriz Preciado, décrit le corps comme une prothèse, celle d’un esprit tout-puissant et défini par sa seule volonté – ou agency. La transition consiste alors à changer de prothèse par la chirurgie et la pharmacopée.

Outre la hiérarchie des races, point que je ne peux développer ici, la hiérarchie des sexes est claire : l’homme étant attaché à la matière, la féminité doit l’emporter, car le féminin sacré permet de se connecter à la divinité – à condition expresse d’en finir avec la masculinité.

Cette fin attendue précède celle des sexes. Publié de 1916 à 1940, le journal féministe Urania portait à chaque numéro la devise : « Il n’y a ni ’’hommes’’ ni ’’femmes’’ en Uranie ». Il tenait une rubrique régulière sur les chirurgies de changement de sexe. Le journal ne demandait pas l’égalité des sexes, mais leur disparition (45) . Ésotérique, son titre fait clairement allusion à Aphrodite Ourania, la déesse de l’amour céleste – distinguée de l’Aphrodite Pandemos, déesse de l’amour terrestre.

Le patronage ou matronage astral d’Ourania n’est pas oublié aujourd’hui, et Paul Beatriz Preciado a intitulé Un appartement sur Uranus (Grasset, 2019, avec une préface de Virginie Despentes), un ouvrage qui commence présente par cette proclamation hiératique : « Je ne suis pas un homme je ne suis pas une femme je ne suis pas hétérosexuel je ne suis pas homosexuel je ne suis pas bisexuel. Je suis un dissident du système genre-genre. Je suis la multiplicité du cosmos (…) ». Rien de moins en effet.

Des femmes aux trans. — La pieuse disparition du sexe se poursuit depuis longtemps. Par exemple, en 1907, la militante féministe et théosophe Frances Swiney fonda à Londres la Ligue d’Isis afin de préconiser l’abstinence sexuelle et d’ouvrir la voie au futur monde des femmes Isis symbolisait la maternité divine et la sagesse secrète des Anciens (46) . Dans la mystique de cette théosophe à succès, les hommes appartiennent évidemment au sexe inférieur, car ils ont substitué au culte de la Divine Mère le culte du phallus. Le salut viendra donc des femmes : aussi doivent-elles « racheter les hommes, malgré eux, de l’asservissement à leurs vices et répandre sur l’humanité polluée l’atmosphère bienfaisante et vivifiante de la pensée et de la conduite morales » (47) . Et, par une extension féministe de l’angélisme romantique, « l’homme deviendra substantiellement femme ; le mâle sera absorbé par la nature féminine, selon une transmutation progressive et continue » (op. cit., p. 194). Ce propos reste d’un grand intérêt pour comprendre le transsexualisme contemporain, puisque la transition se voit chargée non seulement d’une valeur initiatique, mais encore elle participe de la rédemption générale.

Les sectes occultistes qui se sont multipliées au cours du XIX e siècle pour faire oublier les Lumières et contester l’évolutionnisme comme le projet même des sciences de la culture ont trouvé dans la théosophie une synthèse influente (48) dont les avatars majeurs furent l’ariosophie (49) , l’anthroposophie et le New Age.

Par la numérologie, l’astrologie, la phrénologie et autres pseudo-disciplines, la théosophie promut l’idée que l’univers n’était pas un système physique, mais une entité cosmique chargée de résonances et de correspondances mystérieuses que l’âme humaine peut connaître par des illuminations successives. La métaphysique du sexe que propose l’idéologie du genre et son incarnation dans la figure du Trans apparaît à présent comme un des aboutissements de ce courant obscurantiste.

Nouvelles hiérarchies. — Comme ce fut généralement de mise dans la tradition gnostique, l’hétérosexualité, trop liée à ce monde impur – et patriarcal –, est à présent réprouvée par le postféminisme qui théorise la transsexualité. Une gradation initiatique s’affirme ainsi :

hétérosexualité > homosexualité (masculine > féminine) > transsexualité (femme vers homme > homme vers femme).

Dans la conversion homosexuelle, puis dans la transition transsexuelle, nous retrouvons les deux phases fondamentales de la dialectique déconstructionniste : l’inversion des catégories, conforme au satanisme romantique paganisé par la tradition nietzschéenne, suivie de l’indistinction catégorielle où la pensée disparaît pour faire place à l’extase nihiliste.

Cette gradation en tout cas éclaire la place restreinte, sinon discriminatoire, qu’occupent dans les débats actuels les homosexuels mâles et les trans FtoM dans la progression initiatique : leur parcours reste à bien des égards rétrograde, puisqu’il valorise indument le genre masculin.

L’essentiel reste que le Trans réalise et incarne paradoxalement un idéal mystique entouré de superstitions. Souvent, une terminologie messianique entoure donc sa mission : non seulement sa naissance est étrange, sous une étoile annonciatrice, mais il se souvient de sa nature céleste, pour laquelle il subit une douloureuse passion corporelle. Dans Ces corps qui comptent, Judith Butler elle-même fait l’éloge du film de Jennie Livingston, Paris is burning, et décrit étrangement le parcours du héros travesti comme une onction, un sacre, une transsubstantiation.

Hors de ces considérations d’apparence théologique, revenons à la mythologie pour rappeler l’ommiprésence des figures de métamorphoses qui font communiquer tous les êtres et instituent le monde des esprits en univers totalisant. On connaît les transfigurations du chamane scandant ses randonnées extatiques, les figures du trickster dans la mythologie amérindienne, les loups garous (50) et autres monstres mutants qui pullulent encore dans la pop culture. Le Trans incarne aujourd’hui une de ces figures fascinatrices dans lesquelles les certitudes irrationnelles aiment se concrétiser. Il devient ainsi tout à la fois une figure de médiation et de transgression : il permet de passer d’un monde, celui de la réalité objective, tant biologique que sociale, à celui du désir de puissance subjectif, crédité de vertus initiatiques et révolutionnaires.

Les deux Aphrodite. — Revenons enfin à la dualité des figures de la déesse de l’Amour. L’Aphrodite ouranienne est née d’une émasculation, celle de son père Ouranos : son épouse Gaïa le fit mutiler par son fils Saturne et, de son sexe tranché, jeté à la mer, naquit la pudique Aphrodite céleste. En revanche, l’Aphrodite terrestre ou « pandémique » n’a rien d’éthéré et préside à la sexualité la plus traditionnelle.

Nous avons vu comment cette dualité du céleste et du terrestre s’est transposée aujourd’hui dans la dualité du sexe et du genre. La religion contemporaine de la sexualité connaît ainsi deux cultes : le culte exotérique de la pornographie, traditionnellement dévolu au sexe, se voit complété par le culte ésotérique de l’homosexualité et de la transsexualité, attaché au genre.

Comme tant d’autres, la nouvelle religion connaît ses superstitions et ses offices populaires, la plupart célébrés en ligne par les plateformes pornographiques qui drainent la plus grande part du trafic Internet, pourtant colossal. Ces offices incessants restent paradoxalement chastes dans la mesure où, par un mixte d’addictions et de traumatismes, ils détournent leurs fervents du passage à l’acte.

Alors que la prostitution était naguère encore objet de réprobation et que les progressistes, notamment des féministes, voulaient la supprimer, il n’en va plus de même à présent pour la pornographie banalisée. Les stars du X sont entourées d’une révérence qu’elles doivent à certains pouvoirs, certes physiques mais aussi initiatiques, car les plus célèbres finissent souvent leur carrière dans les médias, dispensant du coaching sexuel ou des prédictions astrologiques et prodiguant ainsi à leur public les bienveillants soins moraux du care (51) .

Apportant au sexe le supplément d’âme du genre, la nouvelle religion a aussi ses théologiens et mystiques, divisés en maintes sectes qui rivalisent. Alors que la pornographie populaire se contente d’aligner des mots clés correspondant à autant de segments de clientèle, la mystique du genre assume une portée sotériologique, dont la Transition est une étape majeure.

Les figures médiatrices entre la religion populaire du sexe et les sectes ésotériques du genre ne sont pas seulement les stars du X devenues coachs, mais encore les théoriciennes universitaires du post-porn, comme en France Marie-Anne Paveau ou Rachele Borghi (52) , et les essayistes comme Virginie Despentes qui se disent « pro-sexe » et veulent démasculiniser la pornographie.

Alors que du temps de Julius Evola la métaphysique du sexe restait sans rapport avec la pornographie, le postféminisme pro-sexe innove en soutenant l’industrie du X. Paveau cite en exemple une star militante comme Annie Sprinkle, promotrice de la pornographie endoscopique, devenue docteur en sexologie, et qui se définit comme une nouvelle « prostituée sacrée » ou « déesse du sexe », figurée à l’occasion comme une idole tantrique dont les multiples bras portent une quincaillerie de sex-shop, ce qui confère à ses performances une aura de religiosité bienvenue.

L’ombre d’un doute. — Le doute s’épaissit toutefois à propos du concept même de « genre » qui légitime ces évolutions, aux dires de leurs promotrices. Il affecte en premier lieu sa définition, car le genre se voit lié avec le sexe par un cercle jugé vertueux de déterminations réciproques : le genre instaure le sexe qui détermine le genre. Ainsi, pour Judith Butler, le genre « désigne l’appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes » (53) . Et cependant, le sexe détermine le genre : selon Elsa Dorlin, qui fait autorité, « le concept de genre est lui-même déterminé […] par la polarisation sexuelle socialement organisée des corps » (54) .

Même si par courtoisie nous la dirons vertueuse, cette circularité reste le propre des langues de bois, qui s’enferment dans leurs propres renvois entre termes indéfiniment réaffirmés mais jamais définis, comme y engage de longue date la tradition déconstructive, depuis Heidegger jusqu’à Derrida et aux postféministes qui s’en revendiquent, de Butler à Ronell ou Malabou.

L’originalité de l’idéologie du genre ne réside pas dans le constat qu’il existe des rôles sociaux correspondant à la différence des sexes, puisque toutes les sociétés humaines structurent les rapports d’alliance et de filiation, principes majeurs de l’articulation entre nature et culture. Ériger cette donnée élémentaire en concept transversal et « puissant », c’est abandonner toute distance critique et se condamner à la tautologie. La distinction des rôles sociaux relève des constats initiaux et ne peut être érigée en catégorie explicative si déterminante qu’elle transcenderait les cultures et même les spécificités des diverses sciences de la culture.

L’originalité de l’idéologie du genre se résume alors à dénier l’objectivité des phénotypes (et des génotypes) sur lesquels sont construits les catégorisations, évidemment culturelles : ainsi, la distinction des sexes, pourtant fort attestée par des millions d’espèces hors de la nôtre, ne seraitelle qu’une assignation imposée par la tyrannie patriarcale.

Ordinaire dans les croyances gnostiques et les théories complotistes qu’elles alimentent encore à présent, le déni de réalité se présente alors comme un acte militant. La métapolitique du genre sanctionne l’irruption de mythes dans l’histoire : ceux qui reconnaissent la différence des sexes seraient les victimes inconscientes, ou, pire, les complices d’un imaginaire qui ressemble fort à « l’inconscient collectif » de douteuse mémoire. En revanche, ceux qui la nient se placent du côté des « déconstruits » dans un premier temps, et des « éveillés » (woke) dans un second ; bref des militants d’une politique incantatoire qui consiste à nier la réalité en croyant la transformer.

Elle vise explicitement à dissiper l’illusion prétendue du sexe biologique, disparition que concrétise le Trans en incarnant une transcendance, celle du sexe par le genre. Elle résulte d’une opération dialectique de déni, complétée à l’occasion par une opération chirurgicale de « réassignation » de genre.

Cela favorise les tabous qui entourent la figure du Trans. Si par exemple un homme se proclame femme, qui ose ne pas le considérer comme telle peut se voir diffamé voire menacé de mort, comme ce fut le cas de féministes pourtant militantes comme Marguerite Stern ou de Kathleen Stock. Une police du déni se met ainsi en place.

À ce degré de radicalité, l’idéologie redevient mythe. La « critique » faussement revendiquée se retourne en superstition, celle-là même qui unifie les groupes sectaires. Instrumentalisée par des groupes militants, diffusée par des organismes internationaux, de grands états et la plupart des géants du numérique, l’idéologie du genre a fini par menacer le féminisme accusé d’universalisme. Elle alimente à présent diverses superstitions qui détourne de fait le regard toutes sortes d’inégalités : par exemple, un cinquième des filles dans le monde se voient contraintes à des mariages forcés, sans que les postféministes occupées à dénoncer la transphobie ne s’en émeuvent. Elle développe enfin une mystique phobique de la sexualité ; l’irrationnalisme et le narcissisme de masse sont ainsi en passe de réussir une diversion majeure sur les plans politique, économique et écologique.

Postféminisme et métapolitique. — Le féminisme avait pour objectif primordial l’égalité entre hommes et femmes. Il s’agissait alors de modifier les rapports sociaux inégalitaires, et non les sexes – même si certaines imaginaient une sécession, comme Monique Wittig avec son slogan : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Pour les féministes universalistes et égalitaires des années 1970, le sexe était une catégorie biologique (une sexuation), et ce que l’on appelle aujourd’hui le genre relevait des rapports sociaux, d’où le célèbre principe beauvoirien : « On ne naît pas femme, on le devient ». La transition de sexe n’avait alors aucun relief particulier et la figure du Trans n’inspirait pas de révérence marquée : au demeurant, en quoi la transition permettrait-elle la moindre égalité ?

À l’inverse, si pour le postféminisme le sexe fait l’objet d’une assignation, il est exclu que le genre soit assigné de même, puisqu’il témoigne d’un éveil intérieur. Le postféminisme inverse ainsi les rapports du genre et du sexe, puisque sexe biologique et genre social deviennent selon lui un sexe social et un genre personnel ; d’où la dimension politique attribuée au coming out et à la transition considérés comme de justes révoltes contre l’assignation sociale.

À la simple distinction introduite par Freud entre sexuation et sexualité, le postféminisme substitue ainsi l’opposition entre sexe et genre. Ce biais voue la sexualité à disparaître (55) , car elle est trop polymorphe et trop ludique ; et surtout parce que le désir fait place à une altérité, ce qui l’empêche de devenir identitaire en se résorbant dans l’autostimulation infantile. Un parcours jugé progressif se dessine : il va de l’hétérosexualité « altéritaire » à une homosexualité spéculaire (ou sororale), pour culminer dans une autostimulation identitaire.

Aussi, l’identité de genre fait-elle l’objet d’une recherche existentielle angoissée et se voit socialement proclamée par des rituels de spectacularisation qui vont du maquillage et du travestissement au coming out.

Corrélativement, l’idéologie du genre ne laisse guère de place aux « cisgenres » — dont nombre de femmes —, qui sont réputés conservateurs sinon complices de l’ordre hétérosexuel et patriarcal. En revanche, le Trans incarne une révolution anthropologique par ses attributs transhumanistes, puisqu’il rompt de fait avec la filiation comme avec l’alliance : ce un self-made human semble n’attendre aucune descendance.

Certains pourraient minimiser l’importance de la transsexualité et le prestige qu’a revêtu la figure du Trans, absente du féminisme historique proprement dit (56) . Certes, on a pris l’habitude de remplacer le social par le sociétal, les inégalités par la « transphobie », puis de réduire le sociétal à des questions qui agitent et divisent l’opinion sans concerner grand monde — on estime à quelques centaines par an le nombre des transitions en France.

La confusion s’étend autour de la transidentité, mais pour la dissiper il faut dépasser le sociétal et rappeler la fonction mystique de la figure du Trans : médiatrice entre le monde astral et le monde sublunaire, elle incarne la coïncidence des opposés qui a fasciné les traditions ésotériques, de Paracelse à Swedenborg et de Blavatsky au New Age.

Le discours initiatique s’est banalisé à son propos, et par exemple une conférencière mandatée par l’Observatoire académique des LGBTphobies déclare devant les lycéens : « Aujourd’hui, de plus en plus de personnes assument publiquement leur transidentité. Cette décision constitue une épreuve initiatique qui confronte à la mort symbolique et parfois physique, mais c’est aussi le passage nécessaire pour renouer avec la paix intérieure et le plaisir de vivre » (57) . Comme la métapolitique ménage l’irruption du mythe dans l’histoire, le Trans incarne, souvent malgré lui, la mission subversive revendiquée par ceux qu’il émerveille.

L’introduction des superstitions de genre dans la sphère politique a déjà des conséquences importantes : elles pénètrent bien des domaines, notamment l’éducation et la culture, car elles s’appuient sur une victimisation militante qui fait de toute réserve ou d’une simple indifférence une manifestation de misogynie, d’homophobie ou de transphobie. Partout des « missions égalité » et des organismes acquis à cette idéologie diffusent donc des manuels (58) , des mises en garde culpabilisantes, voire organisent des sessions obligatoires qui financent des entreprises de formation militantes (59) . Les prétextes charitables et miséricordieux couvrent des pratiques dénonciatrices souvent destinées à établir un contrôle, puis une emprise. Par exemple, dans certains milieux universitaires et culturels, de nouvelles normes s’imposent de fait, comme celles de l’écriture dite inclusive : iel par exemple serait un pronom queer ou trans et il serait discourtois de ne pas l’employer opportunément.

Faisant de toute différence une inégalité et de toute inégalité le résultat de discriminations ommiprésentes, le discours intersectionnel réintroduit des mythes raciaux ou sexuels non seulement dans le discours scientifique ou du moins académique, mais dans le discours politique lui-même.

Ainsi, les institutions politiques sont-elles directement mises en cause : par exemple, en ignorant les lois sur la parité, on accrédite l’idée d’un sexisme systémique. Le manifeste #MeTooPolitique affirme : « c’est un sexisme généralisé et banalisé qui gangrène les institutions politiques, des petites mairies jusqu’aux grands partis » (60) . La délégitimation de l’ensemble des institutions participe ainsi, explicitement, d’un programme métapolitique. Or la métapolitique est revendiquée par tous les auteurs radicaux, qu’ils se disent d’extrême gauche comme Alain Badiou et Giorgio Agamben, ou qu’ils soient d’extrême droite comme Alain de Benoist ou Marion Maréchal (61) .

En généralisant la reprise par Judith Butler de la théorie de la performativité, le postféminisme a réintroduit le principe magique de l’action par profération ou par écriture inclusive. À présent, cette magie n’est plus seulement incantatoire : les réseaux sociaux et la badauderie des médias, la généralisation managériale du contrôle « bienveillant » et la démagogie institutionnelle dotent d’un pouvoir croissant cette idéologie métapolitique.

N.B. — J’ai plaisir à remercier Liliane Kandel, Céline Masson et Hubert Heckmann.

Notes:

(1) Voir, en date du 29 juillet 2009, «Droits de l’homme et identité de genre», p. 19f. À cette époque, l’expression Droits de l’homme n’était pas encore considérée comme sexiste.

(2) Gallimard, Le Débat, 2021.

(3) Mon enfant se sent appartenir à l’autre sexe, L’Express

(4) Cela s’impose dans l’étiquette, et par exemple Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission européenne, arbore de tels pronoms sur son profil officiel.

(5) Cela n’est pas sans conséquence sur les jeunes confrontés à l’injonction de devoir définir leur « genre » et qui se sentent dévalorisés quand ils ne peuvent pas se prévaloir du prestige LGBT+ ; voir Maroussia Dubreuil, « Je suis tellement hétéro que je n’arrive même pas à embrasser une fille, et ça me rend triste » : plongée dans les nouvelles amours adolescentes, Le Monde, 16.10.21.

(6) L’Agence Nationale pour la Recherche, dans ses appels à projet 2021, précise bien que « Le coordinateur ou la coordinatrice s’engage à considérer la dimension sexe et/ou genre dans sa recherche, et ce quel que soit le domaine, pour une production des connaissances de qualité. Cet engagement s’inscrit dans la politique de l’ANR soucieuse de contribuer à l’égalité entre les genres et à la réduction des biais de genre dans la production des savoirs » (je souligne cette précision qui intéresse aussi les sciences de la nature et de la vie, tout comme les sciences logico-formelles : la prescription de l’ANR est ainsi clairement métaphysique, puisqu’elle transcende tous les ordres de réalité correspondant aux départements scientifiques).

(7) Voici un exemple de formation continue proposée à ses personnels par l’Éducation nationale : « Les transidentités en milieu scolaire : défaire la norme cisgenre ». 

(8) Le 5 octobre 2021, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une proposition de loi LREM réaffirmant l’interdiction des « thérapies de conversion ». Ces « thérapies » prétendent soigner l’homosexualité, considérée comme une déviance. Elles consistent en des pressions psychologiques, accompagnées parfois d’exorcismes ou de mesures jugées disciplinaires comme le mariage. Les « médications » se réduisent à des prises d’hormones correspondant au sexe biologique. En revanche, comme la dysphorie de genre est classée par le DMS comme une maladie qui doit être prise en charge, les « thérapies de transition » sont non seulement permises, voire recommandées, mais prises en charge. Par exemple, la sécurité sociale ne rembourse guère les soins dentaires ou les lunettes, mais rembourse intégralement les chirurgies esthétiques des trans, notamment MtoF, qui veulent rectifier des oreilles trop grandes ou des mâchoires trop affirmées. La transition accomplie n’est donc pas seulement psychologique et les réseaux sociaux fourmillent d’appels aux dons pour les opérations les plus coûteuses.

(9) NBC News. En proportion, la famille d’un soldat français mort en opération recevra moins du vingtième de cette somme.

(10) Je souligne : Il lisait alors à la première personne une intervention publique de sa mère, prononcée alors qu’il avait quatre ans et ne savait pas encore lire.

(11) Luc 2, 41-52 (Jésus avait 12 ans). Le puer senex apparaît déjà dans les Métamorphoses d’Ovide, VI, 1, 2-3 : ce garçon divin « est sous le regard du Ciel » et a le visage d’une vierge (virgineum caput). Fort influent dans la religion contemporaine du sexe, Jung a fait de lui un archétype qui reste associé à la figure dionysiaque de Iacchus.

(12) Dans plusieurs pays, comme l’Argentine ou l’Uruguay, il suffit déjà d’une simple déclaration.

(13) « [Do you have] a feeling of discomfort or inappropriateness concerning [your] human body ? » (DSM5, op. cit.), où human body évite soigneusement toute mention de sexe, mais laisse à penser qu’il pourrait exister un autre corps, sans doute le corps astral, nous le verrons plus loin, celui que nimbe le genre.

(14) Les interventions financées par le National Health Service anglais sont notamment les interventions hormonales (œstradiol, testostérone), la mastectomie, la chirurgie de changement de sexe, l’épilation du visage et l’orthophonie.

(15) Voir Paul Beatriz Preciado : « Avec “la deuxième réassignation”, dont le paradigme est la transsexualité, on passe d’un moment performatif purement linguistique à un moment performatif chirurgical : adjugée à un homme, la dénomination “femme” exige le redécoupage physique de son corps. » (Manifeste contrasexuel, Paris, Balland, 2000, p. 94).

(16) Pour un tableau clinique de la détransition, on peut consulter Hall, R., Mitchell, L., Sachdeva, J., “Access to care and frequency of detransition among a cohort discharged by a UK national adult gender identity clinic: retrospective case-note review”, BJPsych Open, 1.10.2021. Une synthèse scientifique : Stephen B. Levine, E. Abbruzzese & Julia M. Mason, “Reconsidering Informed Consent for TransIdentified Children, Adolescents, and Young Adults”, Journal of Sex & Marital Therapy, 17.03.2022

(17) Favorable à la plaignante, la décision de la Haute cour a été cassée en appel en novembre 2021, au motif que les transitions relèvent de la médecine et non de la justice. Désormais hirsute, rauque, stérile et amputée, la plaignante se trouve sans recours après des années de procédure.

(18) Littman, Lisa (16 août 2018), “Parent reports of adolescents and young adults perceived to show signs of a rapid onset of gender dysphoria”, PlosOne (19 mars 2019). Attaqué de toutes parts, contesté par d’influentes associations de psychiatres et psychologues, l’article a cependant été maintenu. Les contestations vinrent notamment des associations suivantes : American Psychiatric Association, American Psychological Association, Society of Behavioral Medicine, Association for Behavioral and Cognitive Therapies, National Association of School Psychologists. Pour une synthèse, voir Abigail Shrier, Irreversible Damage: The Transgender Craze Seducing Our Daughters, Washington, Regnery Publishing, 2020. Ce livre a fait l’objet de campagnes de boycott, Amazon en tête.

(19) Laura Edwards-Leeper, psychologue, est la fondatrice de la première clinique pédiatrique pour transgenres aux États-Unis ; Erica Anderson est membre du comité de l’American Psychological Association chargé de rédiger les directives relatives au traitement des personnes transgenres. Elles ont occupé des postes de direction au sein de la WPATH (World Professional Association for Transgender Health) et rédigé des préconisations en matière de santé pour les personnes transgenres dans le monde.

(20) On trouve sur internet des dizaines de milliers d’occurrences de ces formules. Le film de Céline Sciamma, Tomboy, en 2011, a eu un grand succès critique, tout comme en 2020 Petite fille de Sébastien Lifschitz. Dans l’émission de Cyril Hanouna, « Lilie, enfant transgenre de 8 ans explique son combat pour devenir une fille », et sur France 5, « Stella est une petite fille de 8 ans qui, depuis toujours, dit vivre dans un corps de petit garçon ».

(21)Petites filles transgenres, dans Marie-Claire

(22) Éric Fassin, Le mot race. Cela existe, AOC, 1, 2019. On appréciera la syllepse sur le mot état qui fait de cette question rhétorique un pur jeu de mots.

(23) « De Amore », IV, vi, Opera, Turin, Bottega d’Erasmo, 1959-1962, II, p. 1330 : « Quod nos olim divisos in integrum restituit in caelo ».

(24) De Occulta Philosophia, III, vii, Cologne, Heinrich Cornelius, 1533, p. 222.

(25) Lanz ajoute : « Dans les Logia du Seigneur, il est dit : ’’Lorsque vous foulerez aux pieds l’habit de honte et que les deux deviendront l’un et que l’homme sera avec la femme, ni homme ni femme, alors le royaume des cieux sera de nouveau advenu’’. Après la résurrection, il n’y aura plus de mariage, nous serons à nouveau des anges, c’est-à-dire des hermaphrodites (Mat. XXII, 30) » (p. 67). Enfin, « Dans le Coran, les anges sont conçus comme des hommes-femmes (Sour. XXXVII, 150, XLIII, 18).

(26) L’histoire de cette définition est très riche, du Politique de Platon, à Plutarque, Porphyre, le PseudoDenys, Scot Érigène ; voir notamment E. TeSelle, « ’’Regio dissimilitudinis’’ in the Christian tradition and Greek philosophy », Augustinian Studies, 6, 1975, p. 153-179.

(27) Les contrastes de couleurs mi-parties sont fréquemment attestés : chez les Ibos d’Afrique, les Bororos d’Amazonie, les Miwoks de Californie, ceux qui dans un rite figurent les esprits se teintent le corps de cette manière (pour un développement, voir Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992, III, ch. 2, § 15).

(28) « ἐπειδὴ οὖν ἡ φύσις δίχα ἐτμήθη, ποθοῦν ἕκαστον τὸ ἥμισυ… » (Quand le corps fut ainsi divisé, chacun regrettant sa moitié [allait à elle pour l’embrasser]). Voir le clip.

(29) Leo Scheer, 2020. Ce couple serait selon elle une « solution révolutionnaire », et cette adepte de la « sologamie » et de la « monoparentalité » (sans doute par clonage et GPA) décrit sur le mode fleur bleue la romance entre elle et sa moitié, désignée par ses initiales MI. L’autogamie était jusque-là réservée à Dieu, selon certains mystiques comme Angelus Silesius (Cherubinischer Wandersmann, III, § 175).

(30) Paris, Grasset, 2006, p. 120. King Kong, jadis icône viriliste, devient ici un méta-androgyne.

(31) Voir aussi Sorcières, mes sœurs (2010), Le Guide du voyageur astral (2015). Nombre de ces sorcières ont créé leur entreprise de coaching, comme @ TheVoluptuousWitch (« la sorcière voluptueuse ») ou @ Astrologouine, qui rédige en écriture inclusive ses « astromèmes ». Parmi les ouvrages de référence récents, signalons Âme de sorcière d’Odile Chabrillac : « L’auteure nous parle des sorcières. Celles-ci pourraient être considérées comme des prescriptrices du féminisme, car symboles d’une féminité libre et puissante s’incarnant par leurs pouvoirs et leurs savoirs » ; et Le grand livre du féminin sacré de Josée-Anne Sarazin-Côté : « Un livre accessible et une bible du féminin sacré qui fourmille de conseils pratiques pour se reconnecter à soi. Son auteure donne de nombreuses “recettes sacrées” comme des exercices de méditation, de respiration, des outils pour purifier son espace (encens), l’utilisation des plantes, etc. »

(32) Reconnue comme une religion aux USA, au Canada et au Royaume-Uni, la Wicca est un mouvement néo-païen dont le nom évoque la sorcellerie. Les adeptes, presque exclusivement des femmes, adorent la Déesse-mère, se piquent de chamanisme divinatoire et de connaissances astrales, fêtent les solstices et pratiquent des « sabbats » (sic). Voir notamment Vivianne Crowley, Wicca. The old religion in the New Age, The Aquarian Press, 1989 ; et Phoenix from the Flame, Pagan Spirituality in the Western World, Aquarian, 1994.

(33) Elle se définit elle-même comme « sorcière » et déclare : « Je préfère des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR », reprenant au passage le stéréotype de l’opposition entre féminité et technique, déjà présent chez Johann Jakob Bachofen, le théoricien du Matriarcat, et repris par divers penseurs nazis comme Alfred Bauemler et Ludwig Klages.

(34) Voir Yusra Khogali

(35) “Melanin enables black skin to capture light and hold it in its memory mode which reveals that blackness converts light into knowledge”. En ligne. Voir aussi Reynaldo Anderson et Charles Jones (2015) Afrofuturism 2.0: The Rise of Astro-Blackness, Lanham, MD, Lexington Books.

(36) Paracelse, Astronomia magna oder die ganze Philosophia sagax der grossen und kleinen Welt, 1537, 1 re éd. 1571, trad. (incomplète), P. Deghaye, Dervy, 2000.

(37) La sœur Marie de l’Incarnation voyait jadis, sur le corps des martyrs, « le mémorial de la bonne nouvelle » (Jean-Guy Nadeau, Pratique et construction du corps en christianisme, Le corps du sujet dans la modernité naissante, Éditions Fidès, Monréal, 2009, p. 70).

(38) « Accusés de transphobie, 200 universitaires britanniques dénoncent les intimidations de militants « woke » et la complicité des universités », Le Figaro, 17/10/2021. Kathleen Stock a fini par démissionner.

(39) Mediapart, 12.10.21, en ligne.

(40) Elle rappelle volontiers qu’elle a été élevée dans un couvent franquiste et détaille alors ses hauts faits de lesbienne à présent honoraire.

(41) Je souligne. Michel Maffesoli, « Notre-Dame, la transcendance immanente », L’inactuelle, 16 avril 2019. La revue vulgarise un certain ésotérisme.

(42) Voir au besoin : « Vestiges de l’Amour et mystiques du genre », Mézetulle, avril 2020, en ligne ; « Le postféminisme et le retour du mythe archaïque de la Grande Déesse », Cités, n°88, 2021, pp. 163-179.

(43) L’accumulateur de l’énergie de l’orgone. Son usage scientifique et médical, 1951 ; tr. fr. 2003 de The orgone energy accumulator. Its scientific and medical use, Orgone Intitute press, Publishing House of The Wilhelm Reich Foundation, Orgonon. P.O. Box 153, Rangeley, Maine, 1951. Reich a fait école pour toutes sortes de thérapies primales ou bioénergétiques. Ses éléments de langage sur la « panique morale » ont aussi pénétré le discours intersectionnel d’aujourd’hui.

(44) « Des recettes pour un art du mieux-vivre », Le Monde, 21 juillet 1972 ; elle commente ici le Yoga della Potenza d’Evola, idéologue fasciste qu’elle qualifie d’« érudit de génie ». Le tantrisme révisé promu par la théosophie reste un des fondements de la religiosité sexuelle contemporaine.

(45) Niamh Carey, “The Politics of Urania”.

(46) Je suis ici George Robb, « Entre science et spiritualisme, la vision d’un avenir asexué selon Frances Swiney », Diogène, 2004/4, n° 208, pp. 190-202.

(47) George Robb, op. cit., p. 192.

(48) Le poète W.B. Yeats estimait qu’à la fin des années 1880, Helena Blavatsky était la femme la plus célèbre du monde.

(49) Source importante de l’ésotérisme nazi, l’ariosophie d’Adolf-Joseph Lanz (alias Lanz von Liebensfels), dont le premier manifeste intitulé Theozoologie paraît en 1905. Lanz divinise les Aryens et se réclame d’une gnose sexo-raciste en soulignant le lien entre hiérarchie des sexes et hiérarchie des races qui fait l’originalité de la théosophie et rappelle fort la nouvelle gnose intersectionnelle. Selon la théosophie, la race supérieure régnant dans notre ère est la race aryenne. Pour que les Aryens retrouvent leur pureté de sang et leurs pouvoirs sacrés, Lanz exigeait la castration générale des mâles « inférieurs », ces sémites dégénérés déjà dénoncés par Blavatsky. Ce projet d’émasculation en vue d’une purification génétique se retrouve, radicalisé car étendu à tous les hommes, dans le SCUM Manifesto, devenu culte, de la féministe radicale Valerie Solanas (1966 ; SCUM abrège Society for Cutting Up Men). Sanctionnant la fin salvatrice de l’hétérosexualité, l’espèce devenue féminine se verrait perpétuée par clonage. Dans ses multiples rééditions, ce manifeste eugéniste mais exterminateur a fait l’objet de préfaces laudatives de Christiane Rochefort et d’Avital Ronell, philosophe déconstructrice. Virginie Despentes affirmait récemment : « Les temps ont changé et un féminisme vraiment misandre et assumé pourrait voir le jour alors que c’était impensable à l’époque de son écriture. Parce qu’on vit un moment Solanas. » (Le Monde, 25 novembre 2020).

(50) Voir notamment Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992, II, ch. 1.

(51) Voir le projet socratique, ou du moins maïeutique, de la star du X honoraire Brigitte Lahaie : « Lorsqu’on me demande quel est mon métier, j’aime à répondre : accoucheuse d’âmes », Hommes, je vous aime !, Paris, Anne Carrière, 2009.

(52) Voir notamment Rachele Borghi R., 2013, « Post-Porn », Rue Descartes, 3-79, pp. 29-41 ; Marie-Anne Paveau M.-A., 2014, Le discours pornographique, Paris, La Musardine, et « Sluts and goddesses. Discours de sexpertes entre pornographie, sexologie et prostitution », Questions de communication, Presses Universitaires de Nancy, Éditions Universitaires de Lorraine, « La pornographie et ses discours », pp. 111-135. Pour compléter : Taormino T. et al (eds), 2013, The Feminist Porn Book. The Politics of Producing Pleasure, New York, The Feminist Press ; Despentes V., 2009, Mutantes (Féminisme Porno Punk), documentaire, Paris, Blaq Out ; Sprinkle A., Beatty M., 1992, The Sluts and Goddesses Video Workshop. Or How To Be A Sex Goddess in 101 Easy Steps, video, 52 mn.

(53) Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 69. Trad. Maxime Cervulle.

(54) Voir Eléonore Lépinard et Marylène Lieber, Les théories en études de genre, Paris, La Découverte, 2020, p.

(55) Voir notamment Beatriz Preciado, Manifeste contra-sexuel, Paris, Balland, 2000.

(56) Janice Reymond publia certes en 1979 The Transsexual Empire, mais la figure du Trans ne devient omniprésente en France qu’au cours des années 1990.

(57) Je souligne. Marie de la Chenelière, « Théorie et pratique de la transidentité », Conférence 2021 au lycée Fénelon.

(58) Le Planning familial diffusait en 2021 des informations comme : « Les règles arrivent au moment de la puberté (…) chez les personnes qui ont un utérus » ; cette dernière périphrase ménage les trans FtoM, de même que plus loin la forme enceint.e, dans « pour ne pas tomber enceint.e sans l’avoir voulu ». Le même organisme publiait alors un Lexique trans, où le mot contraception brille par son absence, à la différence de AMAB (acronyme de Assigned Male At Birth) et AFAB (acronyme de Assigned Female At Birth), cis·passing, morinom ou deadname. En outre, parmi « les termes à ne pas utiliser », on trouve : « Masculin/Féminin : Adjectifs se référant à une adéquation avec des stéréotypes genrés. » (s. l. n. d., p. 4).

(59) Pour une vision critique d’ensemble, voir Sabine Prokhoris, Le mirage #MeToo, Paris, Le cherche midi, 2021.

(60) Il n’est pas exclu que le terme même de metoopolitique ne soit pas un calque de métapolitique.

(61) Voir le site Metapo, carrefour extrémiste. Parmi les auteurs de référence commun à ces deux courants, on rencontre sans surprise Martin Heidegger et Carl Schmitt.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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