Derrida, de Man et la déconstruction

Crédit: Paul de Man par Delphine Lebourgeois
Crédit: Paul de Man par Delphine Lebourgeois

Emmanuel Faye est philosophe à l’Université de Rouen Normandie. Il a publié Philosophie et perfection de l’homme. De la Renaissance à Descartes (1998), Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie (2005) et Arendt et Heidegger. La destruction dans la pensée. (2020).

À propos de Paul et Henri de Man

Cher Alexandre Gilbert,

Vous avez publié sur votre blog un texte de Bruno Tackels et Valentin Husson dans lequel ils prennent à parti le colloque de la Sorbonne des 7 et 8 janvier 2022 intitulé « Que reconstruire après la déconstruction ? », organisé par Pierre-Henri Tavoillot, Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et, fait exceptionnel, précédé d’un discours du ministre de l’éducation nationale. L’ensemble des contributions de ce colloque est disponible à l’écoute sur le site de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires.

Pourtant, à la suite du texte que vous avez publié, vous ne renvoyez pas aux archives de ce colloque mais mentionnez, pour toute référence, l’émission du dimanche 13 février 2022 de Marc Weitzmann, Signes des temps sur France Culture, intitulée « Sources et héritage de la déconstruction ». Il ne s’agissait d’ailleurs pas à proprement parler, comme vous l’écrivez, d’une « interview » des deux participants, Élisabeth Roudinesco et moi-même, mais d’un débat argumenté sur la déconstruction.

Quel est le rapport de cette émission de France Culture avec le colloque de la Sorbonne, auquel ni moi ni Élisabeth Roudinesco n’avons participé ni de près ni de loin ?

En outre Élisabeth Roudinesco, comme moi-même, avons dit publiquement, dans nos tribunes respectives publiées par Le Monde, notre désaccord avec ce colloque officiel. Roudinesco pour défendre la déconstruction, moi-même pour contester la façon dont Pierre-Henri Tavoillot utilise le terme et pour relever la présence d’intellectuels conservateurs dans ce colloque, comme par exemple Pierre-André Taguieff, qui s’en prend à l’« utopie de l’égalité » ou, aurais-je pu ajouter dans ma tribune au Monde, Mathieu Bock-Côté, qui a accepté de remplacer sur CNews un chroniqueur politique devenu candidat à l’élection présidentielle.

Amené à me défendre du fait de l’attaque d’un collègue de Strasbourg, Jacob Rogozinski, dans une tribune du Monde, j’ai été conduit à préciser en réponse dans le même journal, puis dans le débat précité de France Culture, ce que je pense de la « déconstruction », terme utilisé en 1964 par Jacques Derrida pour traduire la Destruktion heideggerienne, puis repris par lui et par le critique littéraire américain d’origine belge Paul de Man, pour fonder, en 1966, le mouvement de la « déconstruction » à l’Université de Yale, qui s’est propagé ensuite dans les départements d’Humanités des universités américaines.

La défense de Paul de Man par Jacques Derrida et les armes de la « déconstruction »

Dans l’épreuve de vérité qu’ont représenté en 1987-1988 la publication du livre du philosophe chilien Victor Fárias, Heidegger et le nazisme, puis la découverte de centaines d’écrits publiés par Paul de Man de 1940 à décembre 1942 dans le journal de Bruxelles Le Soir, alors contrôlé par l’occupant nazi, la « déconstruction » derridienne s’est révélée être une stratégie sophistique qui s’autorise toutes les réversibilités. On a vu ainsi Derrida camper en 1988, dans un texte de plus de quatre-vingts pages intitulé « La guerre de Paul de Man », un collaborateur antisémite comme Paul de Man en « martyr », critique de l’antisémitisme et quasi résistant. Inversement, porter un jugement critique sur son œuvre, ce serait, selon Derrida, « reproduire le geste exterminateur envers lequel on l’accuse de n’avoir pas eu assez tôt la vigilance nécessaire » (p.230-231) .

Paul de Man pour sa part a manifesté bien plus qu’un manque de vigilance. Il écrivait, en 1941, dans les colonnes du Soir:

« une solution du problème juif qui viserait à la création d’une colonie juive isolée de l’Europe n’entraînerait pas, pour la vie littéraire de l’Occident, des conséquences déplorables. Celle-ci perdrait, en tout et pour tout, quelques personnalités de médiocre valeur et continuerait, comme par le passé, à se développer selon ses grandes lois évolutives ».

Derrida est un esprit fin qui a parfois défendu des causes justes. Mais il a aussi employé les pires moyens sophistiques pour soutenir de son autorité et de son prestige des causes indéfendables, lorsqu’il estimait à tort ou à raison, que le débat critique aurait pu remettre en question sa propre crédibilité. Concernant Paul de Man, sa responsabilité politique à l’égard des populations juives de Belgique et d’Europe ne peut pas être effacée. Or, les procédés que l’on peut dire « révisionnistes » de Derrida lorsqu’il suggère un Paul de Man critique de l’antisémitisme et « résistant », ont conduit à une complète déréalisation de l’effectivité historique et à un retournement inquiétant de la réalité politique.

Un éloge de Henri de Man par Jacques Derrida

La stratégie de Derrida consiste notamment à pratiquer constamment le parallèle entre le neveu et l’oncle, Paul de Man et Henri de Man, politicien et théoricien belge dont l’influence fut considérable également sur une partie de la gauche française. Derrida veut tout à la fois montrer que le neveu était sous l’emprise de l’aura de son oncle, et que celui-ci avait une stature, somme toute, respectable.

Rappelons que Henri de Man a dérivé du socialisme marxiste à la collaboration active avec l’occupant nazi. S’il s’est retiré en Suisse en 1942, cela n’a pas correspondu à une rupture aussi radicale que la présente Derrida. Henri de Man a continué jusqu’en 1944 à publier des livres aux Editions de la toison d’Or, maison notoirement financée par le parti national-socialiste. Et il a continué d’effectuer plusieurs voyages à Bruxelles et à Paris. Surtout, au début d’une longue note biographique politiquement édulcorée, qui s’appuie sur un livre de 1926 mais pas sur les Mémoires de 1941, Derrida dresse le portrait que l’on peut dire élogieux de Henri de Man, campé en « extraordinaire figure européenne », laquelle aurait connu « un demi-siècle de rayonnement, par l’action et par les écrits » (Mémoires. Pour Paul de Man, Galilée, 1988, p.166).

Il faudrait ici-analyser la façon dont, au gouvernement, Henri de Man a travaillé, à partir de 1938 et selon les termes du plaidoyer pro domo qu’il a publié en 1941, à « préparer les esprits à l’évolution vers un socialisme véritablement national » (Henri de Man, Après coup (Mémoires), Bruxelles, Éditions de la Toison d’Or, 1941, p.296-297). Il apparaissait alors comme le théoricien du « fascisme de gauche », défenseur de ce qu’il avait « laissé baptiser le socialisme national » (ibid., p.298). Paul de Man avait alors notamment fait entrer en vigueur ce qu’il appelle « la répression des abus de la liberté de la presse » (p.300). Il s’agissait de rompre avec « la démocratie parlementaire » telle qu’elle existait en France, considérant qu’elle « avait cessé d’être un moyen de réalisation pour le socialisme ». Henri de Man critiquait ce qu’il nommait « l’envoûtement du socialisme belge par une idéologie antifasciste » (p.306). Il préconisait « le développement d’une mentalité socialiste flamande, conforme aux caractéristiques du peuple flamand » (p.397). Défenseur de la neutralité face à l’Allemagne, lui-même se voyait comme le « guide », selon le « rôle du chef » qu’il avait « essayé de réaliser depuis 1933 ». Il s’agissait tout à la fois de « réaliser un ordre socialiste » et d’« édifier un État autoritaire » (p.308).

Henri de Man cite et assume son Manifeste du 28 juin 1940, qui appelle à la collaboration avec l’Allemagne nazie :

« …ne croyez pas qu’il faille résister à l’occupant ; acceptez le fait de sa victoire et essayez plutôt d’en tirer les leçons pour en faire le point de départ d’un nouveau progrès social. La guerre a amené la débâcle du régime parlementaire et de la ploutocratie capitaliste dans les soi-disant démocraties. Pour les classes laborieuses et pour le socialisme, cet effondrement d’un monde décrépit, loin d’être un désastre, est une délivrance. » (p.319).

Il faut, écrit encore de Man dans ses Mémoires, lutter contre « les Beaucoup-Trop-Nombreux de Nietzsche » (p.322).

Henri de Man avait endossé la plus lourde responsabilité au moment de l’invasion de la Belgique par les armées du IIIe Reich. Comme le rappelle Richard Wolin dans un essai éclairant sur Derrida et Paul de Man « The elder de Man, president of the Belgian workers party and a leading figure in international socialism during the interwar years, was largely responsible for convincing King Leopold III, who he served as adviser, to capitulate following the german invasion » (Richard Wolin, « Deconstruction at Auschwitz: Heidegger, de Man and the New Revisionism », Labyrinthis. Exploration in the Critical History of Ideas, Amherst, university of Massachusetts Press, 1995, p.220).

Henri de Man espérait, en effet, que l’Allemagne nazie laisserait se former un semblant de souveraineté de Leopold III sur une partie de la Belgique, comme ce fut en France le cas avec le Maréchal Pétain et la « Révolution nationale ». Mais cela n’entrait pas dans les desseins de Hitler.

Si Derrida, lui-même victime de mesures antisémites d’exclusion en 1942 en Algérie n’est évidemment pas responsable des errements politiques de Paul de Man et de son oncle, sa responsabilité reste entière dans la façon dont, trop exclusivement attaché à défendre la légitimité de la « déconstruction », il a traité la question Paul et Henri de Man. Comme le relève Richard Wolin, l’oncle et le neveu sont présentés de façon positive comme des « non-conformistes » (« Deconstruction at Auschwitz: Heidegger de Man and the New Revisionism« , p.217). Et nous avons vu Derrida suggérer, dans un troublant déni de vérité, que le collaborateur antisémite et pro-nazi qu’était Paul de Man aurait été en réalité un critique de l’antisémitisme tandis que son oncle Henri de Man, promoteur d’un « socialisme-national » favorable à l’occupant nazi, se voit décrit comme une figure européenne « extraordinaire » et rayonnante.

Une question étouffée en France

À la différence des États-Unis où tous les articles de Paul de Man ont été publiés, ainsi qu’un très vaste débat réunissant les approches les plus contrastées, la question Paul de Man et la façon dont Derrida a réagit dans sa défense n’ont fait en France l’objet d’aucune interrogation sérieuse. Tout a été vite étouffé. Un article anonyme du Monde présente l’argumentaire de Derrida comme « un modèle de subtilité dans l’analyse de texte » :

La séance que le Collège international de philosophie a consacrée à la question de Man ne comporte à peu de chose près que des interventions d’une complaisance rare. Seule Élisabeth de Fontenay formule quelques réserves. Toutes les autres contributions éludent la question politique.

Certes, il ne s’agit pas, comme je l’ai dit dans ma tribune du Monde, d’entreprendre une croisade idéologique officielle contre la « déconstruction », qui plus est dans le contexte surchauffé d’une élection présidentielle. Il importe, ce qui est bien différent d’effectuer un patient travail de lecture critique des principaux textes de la « déconstruction », particulièrement lorsqu’on se voit confrontés à une épreuve de vérité, comme celle qui touche à la collaboration intellectuelle, littéraire et politique durant l’Occupation nazie de la Belgique et de la France.

Il importe enfin de montrer, à cette occasion, la différence de fond qui distingue la pensée critique, attachée à restituer le contexte historique et politique des textes, et les procédés sophistiques de la « déconstruction ». Postulant que l’on peut trouver en tout énoncé une signification et son contraire, celle-ci permet la plus complète déréalisation dans l’interprétation des textes.

Emmanuel Faye – Université de Rouen Normandie

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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