Après le 7 octobre

Gérard Bensussan (Crédit: Dimitri Sandler. CC 4.0)
Gérard Bensussan (Crédit: Dimitri Sandler. CC 4.0)

Gérard Bensussan, philosophe, a publié en 2023 La transaction: Penser autrement la démocratie (PUF), Dans la forme du monde et Marx le sortant (Hermann).

I. 7 octobre 2023

On dit du 7 octobre 2023 qu’il marquera une césure profonde et définitive dans l’histoire du conflit israélo-palestinien, un changement de perception entre un avant et un après. Il ne fait pas de doute que pour les Israéliens et plus largement les communautés juives, rien ne sera plus regardé de la même façon. Les scénographies des grands massacres de juifs qui ponctuent l’histoire de l’Europe des ghettos et des pogroms de l’Empire tsariste, la mémoire des cruautés infligées aux corps juifs depuis des siècles ont été réactivées par la tuerie de masse du 7 octobre. Comme dans un cauchemar : les tueurs qui rôdent, les enfants qui se cachent sous les lits ou dans les armoires, l’atrocité innommable des mises à mort. A cette revenance s’ajoute un topos politique actuel : lorsque les Israéliens parlent d’une volonté de leurs ennemis de les « rayer de la carte » (Ahmadinejad), on a tendance à n’y voir qu’un élément de propagande en arguant de l’évidente puissance militaire d’Israël. Or, depuis le 7 octobre, se préfigure sous nos yeux la possibilité de cette destruction physique d’un pays et de ses habitants.

Je crains cependant que, pour le monde tel qu’il continue de tourner, le 8 octobre ne ressemble comme un frère jumeau au 6. Dès le lendemain des massacres, d’importantes manifestations eurent lieu, partout sur la planète, en solidarité avec… le peuple palestinien, souvent aux cris de « mort aux juifs ». Les quelques rassemblements d’empathie avec une population martyrisée, auxquels participèrent ici et là quelques centaines de personnes, témoignent par leur caractère clairsemé de l’esseulement et de l’anxiété croissante des juifs. Pour une partie non négligeable des opinions européennes et occidentales, la seule vue du drapeau israélien, par exemple, est vécue comme une insupportable souillure. La mairie de Strasbourg a dû le décrocher au bout d’un ou deux jours.

Un deuxième point mérite d’être relevé : la remarquable concomittance de trois agressions brutales inscrites dans une même unité de temps. Des puissances autoritaires ou totalitaires (Russie, Azerbaïdjan-Turquie, Hamas-Iran) agressent violemment, et avec la même pointe génocidaire, trois pays ou trois espaces (inégalement) démocratiques : l’Ukraine, Israël, le Haut-Karabakh arménien. On a là l’indice d’un basculement en cours, dont témoignent la constitution des BRICS et leur extension récente, à l’Iran notamment. L’« Occident » – mes guillemets ne font qu’indiquer la nécessité d’une précaution : les juifs qui, par une étrange ironie, paraissent en être aujourd’hui le fer de lance au Proche-Orient, en furent très longtemps exclus, corps étranger et inassimilable – l’Occident, donc, est en train de perdre son hégémonie historique. Même s’il est associé dans son expansion mondiale à de nombreux crimes, il n’est pas possible de négliger que l’espace géopolitique qu’il occupe fut le lieu de naissance et de croissance de ce que nous appelons simplement démocratie. C’est bien la démocratie comme mode d’existence (1) qui est désormais sur la défensive. Les forces qui montent, Chine, Russie, Iran, islamisme, même si elles sont très loin de constituer un camp unifié, représentent une menace pour la démocratie. En colportant de tristes fictions sur Israël, l’apartheid, le colonialisme, les idéologies propalestiniennes – que je distingue de la légitimité politique de l’autodétermination nationale et étatique du peuple palestinien – portent une lourde responsabilité. Elles prévalent dans de vastes secteurs des gauches européennes, sans parler des universités américaines d’où émanent de nombreuses justifications du 7 octobre comme acte de résistance. Elles se font, plus ou moins volontairement, le relai actif du désir meurtrier qui s‘exprime de plus en plus ouvertement à l’égard des juifs.

Une dernière remarque, sur l’offensive en cours à Gaza. Tsahal, « armée d’autodéfense », a le droit et l’obligation de traquer les bouchers du Hamas, lequel broie d’une main de fer sa propre population. L’empressement des opinions publiques et de certaines instances internationales à dénoncer dans une hâte surprenante les atteintes aux droits qui accompagnent l’opération militaire ne va pas sans susciter une certaine perplexité. La destruction de Raqqa ou de Mossoul qui a entraîné la mort de milliers de civils ne provoqua guère d’émotion aussi vive et spontanée. Les bombardements des villes allemandes, ou françaises, à la fin de la Seconde Guerre mondiale provoquèrent aussi la mort de milliers de civils. Peut-on pour autant renvoyer dos à dos les Alliés et les responsables d’une extermination programmée et mise en œuvre en haut lieu ? Il est impératif de faire la différence entre un droit à l’autodéfense qui entraîne sans la vouloir la mort de civils et une visée génocidaire qui cible d’emblée et intentionnellement l’assassinat d’innocents.

Si toutes les vies se valent, toutes les morts ne pèsent pas également sur le cerveau des vivants.

Note:

(1) Je me permets de renvoyer sur ce point à mon dernier livre La transaction. Penser autrement la démocratie (PUF)

II. coupés coupables

Après le récent propos de Guillaume Meurice, beaucoup se sont récriés, à juste titre, devant l’usage du qualificatif « nazi » pour parler de Benyamin Netanyahou. La nazification d’Israël et de proche en proche des juifs eux-mêmes est en effet une seconde mort ajoutée à la première –« blesser la blessure » disait Hugo pour caractériser la cruauté exercée sur « l’envers de la peau » souffrante (Levinas). La conséquence politique de cette nazification des juifs est d’annuler la première mort, massive et impitoyable, par une neutralisation qui prend la forme d’un confortable négationnisme sans négation. S’ils sont eux-mêmes aujourd’hui des nazis, alors il n’y a pas lieu de s’offusquer du traitement qui hier leur fut infligé. Se comporter comme un nazi avec des nazis n’est peut-être pas très recommandable, mais c’est bien compréhensible.

On s’est moins étonné de l’insistance, inédite je crois dans la période récente, sur le « sans prépuce ». Or, si je ne me trompe, ce trope du prépuce, de la circoncision, un classique de la propagande antisémite des années 1930, n’avait encore jamais été reconvoqué depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sauf peut-être dans quelques feuilles antijuives que je ne lis pas. Le prépuce fait ainsi son grand retour. Il rappelle bien sûr les éructations céliniennes de Bagatelles pour un massacre contre « les prépucés », contre tous ceux qui « nous crucifieront pour venger leur prépuce », « voués dès le prépuce » et « jusqu’à la racine du prépuce », « au troc » et à tous les trafics. Entre Marx et Rothschild, d’ailleurs, « pas un prépuce de différence ».

Le prépuce, signe et insigne stigmate antisémite, fonctionne toujours comme un manque en trop, en quelque sorte, un « sans » qui fait excès. Quand j’étais enfant, en Algérie, certains s’en souviennent peut-être encore, les écoliers affublaient leurs camarades juifs de l’humiliant sobriquet de « bouts coupés », lequel ne visait que les juifs alors que les enfants musulmans, pourtant circoncis, en étaient dispensés. « Bout coupé » suggérait qu’une marque indélébile et dissimulée incisait le corps juif et que cette marque, comme celle de Caïn, signifiait une faute immémoriale, indicible : coupés coupables. On sait par ailleurs, la documentation historique sur ce point est abondante, que le projet total du national-socialisme passait nécessairement par la domination des corps, et du corps aryen et du corps juif, c’est-à-dire par leur fabrication, leur conformation normative et leur dressage ethnique-étatique, völkisch. Par les corps différenciés, par leur production sociale, culturelle, biopolitique, adviendrait le grand corps homogène du peuple purgé des corps étrangers. Cette emprise reposait sur une décision tranchée: par simple lecture des corps, le Souverain déterminait sans appel qui était l’ami et qui l’ennemi, afin d’engager ensuite un procès d’exclusion, de privation des droits puis d’extermination avec toute l’efficacité requise. L’antijudaïsme a toujours été hanté par la question de savoir comment les reconnaître, comment reconnaître ceux qu’on ne peut pas reconnaître par des traits aussi spécifiques que ceux qui distinguent les « minorités visibles ». C’est cette difficulté à rendre visible l’invisible qui oblige depuis très longtemps au marquage, seul moyen de repérer en la surchargeant une différence sans phénoménalité. A cet égard, la circoncision est une aubaine, une étoile jaune inscrite à même la chair, facile à constater, à établir, pour mieux trier, séparer, homologuer, inventer et produire un « corps juif ». Seul le vêtement la recouvre. Il suffira de mettre à nu le membre juif pour laisser parler le prépuce absent et l’ériger dans son statut de pure attestation indiscutable, définitive. Et inversement. Dans sa biographie, Thomas T. Blatt écrit : « un prépuce incirconcis valait mieux que toutes les pièces d’identité; le mien avait cependant été coupé à mon huitième jour de vie conformément à la coutume juive. Pendant quinze ans, cela allait de soi pour moi, mais une semaine avant mon départ je décidai d’y remédier: chaque soir avant d’aller au lit, je tirais sur ce qui était resté de mon prépuce et je le ficelais pour qu’il ne se recroqueville pas. J’espérais que mon prépuce s’étendrait et resterait ainsi ou qu’il serait au moins plus difficile de se rendre compte que j’étais circoncis » (1).

La première violence exercée sur les corps douteux consistait alors à mettre à nu le sans prépuce, ce qui équivalait, de nombreux récits individuels et documentés le racontent, à une mise à mort immédiate ou prochaine. On ne peut donc qu’être incommodé par cette nouvelle exhibition publique d’un signe de chair délibérément associé à l’infâmie du nazisme et de l’extermination de masse : était-il vraiment nécessaire de baisser le pantalon de Benyamin Netanyahou pour condamner sa politique ?

Notes:

(1) Nur die Schatten bleiben. Der Aufstand im Vernichtungslager Sobibor, Berlin, Aufbau, 2001, p. 72

Articles précédents:
*Dialogue avec Gérard Bensussan
*Antisionisme, en finir avec la confusion
*A vos caricatures  !
*Hegel, Bensussan et la sortie de la philosophie
*Gérard Bensussan, contre toute attente
*Philosopher à Strasbourg, Jean-Luc Nancy et Gérard Bensussan, rencontres et désaccords
*La Guerre et les deux Gauches
*L’homme au caleçon de bain
*Tragédie et démocratie
*Politiques fictions

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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