Antisionisme, en finir avec la confusion

Le philosophe Gérard Bensussan à Strasbourg à l'occasion du tournage d'un film documentaire qui lui était consacré, 2012. Crédit: Dimitri Sandler. CC 4.0
Le philosophe Gérard Bensussan à Strasbourg à l'occasion du tournage d'un film documentaire qui lui était consacré, 2012. Crédit: Dimitri Sandler. CC 4.0

Gérard Bensussan, est philosophe. Il publie aux éditions Garnier, en 2020 :  L’Ecriture de l’involontaire. Philosophie de Proust. Propos recueillis par Alexandre Gilbert.

Le débat actuel autour du sionisme, de l’antisionisme et de l’antisémitisme ne peut manquer de frapper par sa grande confusion. Chacun, croyant bien faire ou délibérément malveillant, accroît encore l’opacité, voire l’inintelligibilté des enjeux en y ajoutant son grain de sel, historique, idéologique, politique. La chose est pourtant assez simple, non pas sur les choix qui en résultent et qui sont politiques en dernière instance, mais au moins sur leurs préalables.

Le noyau de ce fatras de propositions, de tentatives de définitions, d’imputations douteuses réside, en gros, dans l’usage d’un même mot, antisionisme, pour qualifier des histoires, des positions et des intentions qui n’ont à proprement parler rien à voir.

Il y eut historiquement, et il y a sans doute encore, un antisionisme juif, une hostilité au projet sioniste articulée ou bien autour du religieux (en gros l’orthodoxie juive) ou bien au contraire autour de la modernité juive laïque (le bundisme ou le communisme) dont le sionisme est lui-même partie prenante.

Le cœur de ces conflits, pour le dire d’un mot, se tient dans une discussion ancienne et profonde sur « la vocation du peuple juif » dont on peut bien penser, textes bibliques et talmudiques à l’appui, qu’elle est en son fond exilique. Dans cette perspective, l’exil et la dispersion ne sont nullement des accidents historiques qui demanderaient réparation -réparation dont le sionisme estime constituer, après bien des expériences échouées, la seule figure viable.

Je connais de près la pensée d’un important philosophe judéo-allemand, Franz Rosenzweig, sur lequel j’ai beaucoup écrit. Il est à bon droit considéré comme « antisioniste ». Il tenait en effet et le sionisme et l’assimilation pour les deux formes complémentaires les plus marquées d’un oubli par le peuple juif de sa vocation d’habitation transtemporelle du monde, d’un oubli de ce qu’il appelait son « éternité ».

Le judaïsme en exil s’est régulièrement demandé s’il lui fallait trouver ou retrouver une forme d’existence politique étatique-nationale. Tout cela se parle dès le texte biblique. Le peuple ne veut écouter ni le bon Dieu ni le prophète Samuel, « antisionistes » tous les deux puisqu’ils le mettent en garde devant les périls de l’asservissement à un roi, alors que lui, le peuple, ne veut rien entendre et s’entête : « nous aussi nous serons pareils à toutes les nations: notre roi nous jugera, il marchera à notre tête et conduira nos guerres » (1 Samuel, 20).

Qui peut croire sérieusement que cette tradition de pensée, ancienne et renouvelée, entre le moins du monde en écho, même lointain, avec une apostrophe comme « sale sioniste de merde », une liste électorale « antisioniste » ou encore une proposition comme « les sionistes dominent le monde ». On se doute que la vocation, exilique ou nationale, du peuple juif n’est pas la préoccupation principale de ces « antisionistes » dont l’obsession est ailleurs.

Il faudrait donc idéalement distinguer entre ces deux usages -dont je répète qu’ils sont radicalement étrangers l’un à l’autre, et même opposés sur le fond. Il n’est sans doute pas toujours simple de partager un même syntagme en deux significations hétérogènes. Mais il faudrait au moins s’abstenir de légitimer l’une par l’autre et de faire comme si la discussion autour du sionisme chez un Rosenzweig, par exemple, et l’antisionisme de Dieudonné, par exemple, avaient la moindre parenté de pensée, même diffuse. C’est pourtant ce qu’ont fait certains, juifs ou pas, il y a quelques semaines à l’occasion de l’adoption par l’Assemblée nationale d’une résolution contre l’antisémitisme, fondée sur la définition qu’en donne l’IHRA.

Ce texte pose certainement quelques problèmes – évitables toutefois si l’on rappelle que la critique des gouvernements israéliens est hors de son champ et que ladite critique ne relève pas de l’antisémitisme (une vaste partie de l’opinion israélienne s’y adonne tous les jours et de bon coeur !). Mais la non-adoption de cette résolution aurait posé plus de problèmes encore, si l’on se fie à l’argument central de ses détracteurs, pas tous mal intentionnés, loin de là, et qui reproduit la confusion que je viens de décrire, voire l’étend.

Avancer l’existence d’une discussion juive du sionisme et de sa légitimité pour empêcher de discerner dans les formes actuelles de l’antisionisme tel qu’il se diffuse une variété de l’antisémitisme, « éternellement nouveau » disait Lénine, ajoute au mieux à la confusion générale, et participe, au pire, d’une légitimation de l’antisémitisme d’aujourd’hui.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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