La Guerre et les deux Gauches (G.Bensussan)

Gérard Bensussan (Crédit: Dimitri Sandler. CC 4.0)
Gérard Bensussan (Crédit: Dimitri Sandler. CC 4.0)

Gérard Bensussan, philosophe, publie aux éditions du Cerf Miroirs dans la nuit. Lumières de Hegel.

Déclenchée il y a un peu plus d’une semaine, la guerre d’Ukraine a pris en quelques jours une dimension géopolitique planétaire et révélé le caractère ouvertement terroriste de la politique de Vladimir Poutine dans ce qu’il considère d’autorité comme sa sphère d’influence.

La situation de crise mondiale engendrée par la brutale agression russe se réfracte sur la scène politique française, évidemment. Ces réfractions, si elles sont secondaires par rapport à la guerre elle-même et à ses horreurs quotidiennes, ne sont pas sans intérêt pour qui est attentif aux parades rhétoriques des uns et des autres sur la scène publique.

Le lobby poutinien tricéphale, actif et influent depuis des années en France, se livre à des entrechats dérisoires et parfois indécents. Le ridicule le dispute alors à la tartufferie contorsionnée et au cynisme à peine dissimulé. A quelques nuances près (qui ne sont pas forcément négligeables lorsqu’il s’agit de l’accueil, ou pas, des réfugiés de guerre), Zemmour, Mélenchon et Le Pen tiennent un discours de même structure : une introduction concessive (« nous condamnons l’intervention russe… ») puis la présentation de l’argument substantiel (« mais il ne faut pas oublier les responsabilités de l’OTAN, de l’Europe, des Américains, des Ukrainiens plus ou moins néo-nazis, de nous autres Occidentaux … », bref de tout le monde sauf de Poutine). Ceci, comme je l’ai entendu sur un plateau de télévision, au nom de l’objectivité – une objectivité qui consisterait à faire droit au pseudo-partage équitable qu’on sait : cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les Juifs !

Zemmour, Mélenchon et Le Pen tiennent un discours de même structure : une introduction concessive puis la présentation de l’argument substantiel. Ceci, comme je l’ai entendu sur un plateau de télévision, au nom de l’objectivité – une objectivité qui consisterait à faire droit au pseudo-partage équitable qu’on sait : cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les Juifs !

La question de la guerre a définitivement conforté la thèse des deux gauches irréconciliables -comme elle a pu en d’autres conjonctures historiques en redistribuer les composantes. La récente cassure Jadot/Rousseau chez les Verts en est l’illustration anecdotique mais exemplaire, de même que la violente charge d’Aurélien Taché contre Anne Hidalgo. L’échec de la primaire populaire en était déjà le signe patent – impossible d’unir le désuni, la bonne volonté, la volonté sans la puissance, s’y casse les dents. D’un côté une gauche animée en profondeur par l’esprit démocratique, qui est bien davantage qu’un simple attachement à des institutions et à des normes juridiques (et qui, en tant que tel, existe aussi dans la droite dite parlementaire) : Jadot, toute la social-démocratie, Hidalgo, Batho, Glucksmann et, à l’échelle européenne, le chancelier allemand, les exécutifs de la péninsule ibérique, ou de pays scandinaves. Cette gauche comprend d’instinct que les insurgés georgiens, syriens, ukrainiens, se sont battus et se battent au nom d’un attachement ontologique à une liberté incessible, laquelle forme le socle de l’esprit démocratique, son nerf et son ressort. Et elle adopte d’emblée des positions politiques conformes à cette intuition profonde.

La question de la guerre a définitivement conforté la thèse des deux gauches irréconciliables (…) L’échec de la primaire populaire en était déjà le signe patent – impossible d’unir le désuni, la bonne volonté, la volonté sans la puissance, s’y casse les dents.

Il est frappant de constater que l’autre gauche, « anti-impérialiste », c’est-à-dire viscéralement anti-occidentale, ne prend en considération la volonté des peuples qu’à titre accessoire. Elle souhaite que soit donnée satisfaction, par exemple, au vœu de Poutine d’une neutralisation de l’Ukraine, c’est-à-dire que l’adhésion à l’OTAN ou à l’UE lui soit une fois pour toutes refusée. On peut entendre l’argument du point de vue de la Weltgeschichte et de ses géostratégies. Mais que faire si tel est le désir du peuple ukrainien dans sa majorité ? L’écraser comme la pâquerette de Hegel sous les chenilles du rouleau compresseur des envahisseurs ? Le problème est certainement d’un traitement difficile. Mais peut-on, comme on l’entend ici ou là, tenir le peuple pour quantité soluble dans la « désescalade », alors qu’il ne consent pas à se soumettre à l’Empire ? Doit-on l’effacer, se boucher les oreilles et faire comme si ? Il est profondément antidémocratique d’abonder sans scrupules dans le sens de l’Empire et de ses raisons géopolitiques, sans voir que, ce faisant, le risque de guerre n’est probablement pas écarté, mais différé, reconduit et nourri, comme en Ukraine depuis au moins 2014.

On peut entendre l’argument du point de vue de la Weltgeschichte et de ses géostratégies. Mais que faire si tel est le désir du peuple ukrainien dans sa majorité ? L’écraser comme la pâquerette de Hegel sous les chenilles du rouleau compresseur des envahisseurs ?

Les joutes et les confrontations rhétoriques et argumentatives qui traversent la gauche (ce mot a-t-il encore le sens que la tradition continue de lui donner ?) autour de la guerre d’Ukraine sont hautement révélatrices de deux façons de lire et de dire le monde et l’histoire, d’un clivage organisé-organisant autour la démocratie et de son esprit. Ces deux façons façonnent des positions, des sensibilités et des paroles politiques de plus en plus hétérogènes. Au-delà de la gauche, et comme en miroir, c’est le champ de forces politique européen tout entier qui est polarisé par deux espaces consistants et structurés : un arc démocratique plus ou moins central, fragile et divisé, où se retrouvent une certaine droite et une certaine gauche ; et un bloc anti-européen, où se rejoignent extrême-gauche et extrême-droite, lesquelles partagent non seulement de nombreux points programmatiques, c’est de plus en plus clair, mais aussi une certaine vision du monde, un regard, au sens phénoménologique où, plus que l’œil, c’est l’âme qui voit.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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