L’homme au caleçon de bain

Le philosophe Gérard Bensussan à Strasbourg à l'occasion du tournage d'un film documentaire qui lui était consacré, 2012. Crédit: Dimitri Sandler. CC 4.0
Le philosophe Gérard Bensussan à Strasbourg à l'occasion du tournage d'un film documentaire qui lui était consacré, 2012. Crédit: Dimitri Sandler. CC 4.0

Gérard Bensussan est philosophe.

En vacances en Saxe avec son ami Max Brod, Franz Kafka se rend, seul, en juillet 1912 au camp naturiste du Jungborn où il passe une vingtaine de jours. On connaît sa passion diététique, nudiste et végétarienne.

Son Journal de voyage nous le montre toutefois moins attaché à assouvir sa mania –encore qu’il assiste à des conférences, lit des brochures et écoute, un peu circonspect, les conseils du médecin qui lui interdit les fruits– qu’à noter toutes sortes de détails pittoresques ou extravagants. Se compose alors, au fil des notes et observations cliniques du Journal, une description entomologique et loufoque d’un tout petit monde, le monde très germanique des fous d’hygiène et de plein air.

Découpé et clos sur soi par la vertu de la plume-loupe de Kafka, un cosmos cocasse, ridicule, quasi-fellinien, se met en place à la façon d’un théâtre de l’absurde.

L’humour si souvent, et parfois exagérément, souligné de l’auteur du Procès, éclate ici avec une force incontestable. On croise au Jungborn, comme sur une scène, des personnages en quête d’on ne sait quoi, d’on ne sait qui. Tous semblent livrés à eux-mêmes et à une nature à laquelle ils s’abandonnent gymniquement.

L’observateur de passage, un peu inquiet, les ramasse en une série de « sketches », au double sens de croquis nerveux et de saynètes brèves : un curieux « monsieur tâcheté comme un léopard », deux beaux Suédois qui ne laissent pas Franz le célibataire tout à fait indifférent, « la petite Susanne von Puttkammer, neuf ans, en petite culotte rose », des pétomanes, un vieil homme qui « joue à chat avec une petite fille », « des footballeurs au loin », et la liste s’allonge au fil des pages jusqu’à cette recommandation saugrenue entendue dans une conférence : « on peut faire pousser les parties sexuelles par un exercice déterminé ». Deux traits solidaires guident les descriptions du Journal.

D’abord une diffuse et entêtante présence de sexualité, justement, indéterminée et répétée, vaguement menaçante. L’impression est renforcée, presque obsessivement, par les deux récits qui encadrent le séjour au Jungborn. A Weimar, quelques jours auparavant, Kafka n’a cessé de poursuivre de ses assiduités la jeune Grete, la fille du gardien de la maison de Goethe –et c’est presque l’essentiel de la narration rapportée de ce haut lieu de la culture et de la littérature classique allemandes.

A la fête des tireurs, à Stapelburg, près du Jungborn, il distribue des sucreries à un groupe de petites filles qu’il accompagne sur les chevaux de bois, « une fillette sur mes genoux, ses amies autour de moi ». L’autre trait qui surcharge le premier, c’est la question de la nudité : « de temps à autre, je suis pris d’une légère nausée en voyant […] tous ces gens complètement nus qui se meuvent lentement et passent entre les arbres. S’ils courent, cela n’arrange rien. A l’instant un homme nu que je ne connais pas du tout s’est arrêté à ma porte […]. Brusquement quelqu’un est là, on ne sait pas d’où il est venu. Je n’aime pas non plus les vieux messieurs qui sautent par-dessus les tas de foin ».

Il faut préciser un point décisif. Kafka, au milieu de ces corps exhibés, est, lui, vêtu : « Personne à part moi ne porte de caleçon de bain ». Kafka se place donc d’emblée, et sans le souhaiter vraiment, c’est le moins qu’on puisse dire, du point de vue de celui qui fait exception. Non pas pour se distinguer ou s’exclure.

C’est le contraire : pour mieux considérer les mondes par lui traversés depuis une situation inversée qui remettrait les choses et les gens à leur place ignorée. Le geste n’est ni violent ni volontaire, il est « naturel » à Kafka, c’est son style. En un regard où l’endroit et l’envers se culbutent, le vif et le mort, l’animal et l’humain, le nu et le vêtu s’entre-révèlent funestement et légèrement à la fois.

Adorno expliquait l’oeuvre en son entier par cette perspective, une sorte de contre-plongée à l’envers, « l’enfer considéré du point de vue de la rédemption ». Adolf Just, le fondateur du Jungborn, que Kafka rencontre pendant son séjour et avec lequel il s’entretient (le Journal relate cette conversation), avait sous-titré son ouvrage de médecine douce et alternative « le paradis reconquis ». Au Jungborn, le paradis est grotesque et l’enfer est son double. La rédemption attendra. Le salut par le grand air prend de piteuses allures. Ses grimaces nues tordent le monde dans une convulsion désinvolte que personne n’aperçoit.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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