Tragédie et Démocratie
Gérard Bensussan, est le fondateur du Parlement des philosophes de Strasbourg. Il a publié en 2022, Miroirs dans la nuit – Lumières d’Hegel, aux éditions du cerf et l’article suivant dans la revue chilienne: Re-presentaciones, n° 18, second semestre, de l’Université de Santiago du Chili.
Relier ces deux syntagmes, démocratie et tragédie, ouvre une perplexité : chacun sent bien la possibilité vague d’un rapport tout en pressentant l’impossibilité d’en rassembler les termes. Deux temps ou deux raisons à cela. D’abord, en un sens qui s’entend assez simplement, et banalement, si l’on considère que la politique est notre destin (mot fameux) et que la tragédie dans sa constitution propre détient une vection essentiellement destinale, mettre ensemble les deux thèmes n’est pas incongru. Mais dès lors qu’on surdétermine le champ général, la politique, par la question, elle-même générale, de la démocratie, soit de la politique démocratique, une interrogation apparaît, quasiment par soustraction : reste-t-il quelque chose du tragique, et du tragique en politique, dans la démocratie ? La démocratie est-elle soluble dans la tragédie -ou bien l’inverse ?
Un constat historial : il y a, et c’est peu dire, un mépris de corps des philosophes pour la démocratie, associée soit à la domination des masses ignorantes, ochhlocratie, soit à la domination du capital mauvais génie, oligarchie, en vertu d’une sorte d’idiotisme de métier, de Platon à Nietzsche ou Heidegger, en passant par le jeune Marx,. Ce mépris s’autorise souvent d’une trivialisation préalable de la démocratie, d’origine platonicienne, laquelle s’accorderait assez mal avec l’idée, grandiose ou sublime, de la tragédie. Les deux, tragédie et démocratie, ne vont plus si bien ensemble.
Un rappel historial, plat mais indispensable : les deux choses, et les deux mots, sont grecs, le chant du bouc et le pouvoir du peuple, le sacrifice et la cité. Mais -et c’est une idée, commune, de Hölderlin à Nietzsche- il se trouve qu’il y aurait deux Grèce, plus d’une en tout cas, la dyonisiaque et l’apollinienne, la tragique et la rationnelle. Ces deux Grèce ou ces deux parts de la Grèce, Euripide les a fait entrer en dialogue, un dialogue impossible, un dialogue de sourds, dans sa pièce Médée: « je reconnais le mal que je m’apprête à faire, mais mon thumos est plus fort que les conseils que je me donne, le thumos est cause des pires crimes de l’homme » (Médée, v. 1078 sq.). La raison de Médée est capable de juger ses actions, un crime insensé dit-elle, mais l’acte a sa source dans ce thumos inaccessible à la raison, imperméable au logos : « « o mon thumos n’accomplis pas cet acte…épargne mes enfants ». Euripide montre un jeu de forces dont l’une implore l’autre, sans succès. Le tragique consigne (ce serait déjà sa prime détermination) la victoire de la part irrationnelle, thumos ici, parfois : désirs et délires, eratas, manias, sur le logos et ses bons conseils. La supériorité des pragmata sur les logoï, serait ainsi l’expression immédiate de l’immémoriale contrainte tragique de la nécessité. Ce fond obscur du cœur humain est le maître du spectacle de l’impuissance morale de la raison. La tragédie est le plus souvent tragédie de la raison, tragédie du dialogue raisonnable, ce qui intéresse au plus haut point la politique.
C’est la Grèce elle-même qui, dans la tragédie, s’autoreprésente, par ce conflit des valeurs et cette hiérarchie des puissances et des forces, en tant qu’ils ne parviennent à nulle transaction. Le tragique, c’est que ces dynamiques ne trans-actent pas, si je peux me permettre ce néologisme, elles parlent mais hors-politique, tout au moins avant l’intervention chorale qui voudrait les médiatiser. Dans sa belle lecture des « tragédies bibliques » de Racine, Barthes explique que le tragique tient toujours dans l’impossible -impossible de l’espérance en l’occurrence pour ces héroïnes juives, ce qui est différent de l’impossible des Grecs, différent mais pourtant attenant. Comment se présente concrètement cette autoreprésentation dans la tragédie grecque proprement dite ?
Les spectacles tragiques se donnent sur deux plans spatiaux mais aussi structurels, la scène et l’orchestre, les acteurs et les choreutes, la parole singulière et le chant choral. Au coryphée de s’adresser tantôt aux uns tantôt aux autres, en les dirigeant ou en leur parlant, en effectuant la choreia, l’unité substantielle des différents langages, poétique, chorégraphique, musical. La choreia tempère par l’unité représentée, parlée, déclamée, le déchirement tragique. Le conflit entre deux quasi-systèmes (de valeurs, de représentations, de lieux), la double nature des Grecs dont je parlais, est topologiquement figuré dans des espaces distincts où résonnent des différences.
Cette hétérotopie fait valoir que la tragédie naît de séparations, et via ces séparations -ce que le rationalisme dialectique propre aux grandes interprétations allemandes retiendra fortement.
Ce que je viens d’appeler rationalisme dialectique est issu de la réception du sublime kantien dans les analyses du tragique, et plus précisément du héros tragique, chez Schiller et Schelling, chez Schlegel, Hölderlin, Hegel. Il s’agit d’une matrice interprétative multiforme qui soumet l’entente de la tragédie, grecque d’abord, et plus largement le tragique, à sa grille spéculative.
Cette intelligence herméneutique générale ouvre et encadre la tragédie, elle lui donne cohérence et signification. Mais l’opération, allemande, commence avec les Grecs eux-mêmes, Platon et surtout Aristote.
Ces séparations hétérotopiques se condensent dans la séparation acteurs /choreutes qui figure le déchirement de la faute et de l’innocence. Elle est à l’origine de l’institution du théâtre, c’està-dire d’un lieu d’où l’on voit sans être vu, theasthaï, où les hommes et les dieux entrent en présence sous nos yeux. Par là se produit, comme sa condition, un vide entre ceux qui voient et la scène spéculaire où se joue et se montre l’apparition d’un sujet, le sujet tragique, et la représentation de son « désastre » (Lacoue-Labarthe).
Cette béance est ce qui permet une représentation, aussi bien tragique que politique (1). La question qui se pose alors vaut pour les deux registres : cette représentation est-elle par elle-même médiatisation par creusement et rassemblement, soit par la création d’une instance de représentation (le public, la masse spectatrice, face à ceux qui représentent / l’assemblée des représentants devant le corps invisible de la nation) ? Y a-t-il un rapport entre Vertretung et Vorstellung, entre politique et théâtre, entre le principe de la représentation politique (élection, délégation, assemblée représentative) et la représentation tragique des principes, ce qui recoupe au moins partiellement le rapport entre thumos et logos pour reprendre les mots d’Euripide.
Je voudrais essayer d’articuler mon argument sous trois énoncés en tension : 1) la tragédie est politique ; 2) la dialectique qui entend la comprendre, en saisir philosophiquement les significations, est démocratique dans son principe de médiation ; 3) le tragique se maintient au-delà de la dialectique, et emporte peut-être avec lui (c’est une hypothèse) la démocratie elle-même.
1)La tragédie est politique. Cette proposition comporte deux éléments : A. Est originairement tragique ce qui vient avant tout chœur, avant tout « unisson choral » (Rosenzweig), ce qui se tient dans l’absolu d’un conflit irréparable entre Deux membres disjoints et douloureux. « Malheureux que je suis…Sur mes épaules un dieu pèse de tout son poids, il me frappe, il me pousse dans l’atroce chemin…Ô dure épreuve d’être un homme » s’exclame Créon dans l’Antigone de Sophocle (v. 1266 suiv.). Cette « dure épreuve » est la modalité existentielle de la crise tragique, c’est-à-dire de la souffrance d’un héros ou d’une héroïne. Lorsqu’elle se présente, elle ne supporte aucune aucune spiritualisation de type hégélien, aucune élévation dialectisante, aucun exhaussement dans un autre ordre qu’elle-même. B. Mais la tragédie grecque comme genre, c’est aussi le chœur, la parole, la choreia dont j’ai suggéré qu’elle formait quelque chose comme l’esquisse d’un demos, en tant qu’elle lie (déô) des instances expressives, la musique, la poésie, la danse. La partie chorale de la tragédie lie ou re-lie dans une incantation le délié brut qui « frappe » le héros, elle le parle. Elle a très profondément rapport à la violence qu’elle affronte, violence qu’elle tempère en la soumettant à des règles religieuses et esthétiques, ou qu’elle justifie en jouant sur un double état de la parole tragique, la parole du héros et la parole du chœur.
Dans la tragédie, il y a d’abord présentation d’un monde sans médiation, structuré et animé par des oppositions sans issue. La tragédie est une re-présentation spectaculaire des conflits de forces, cosmiques et historiques, de la puissance des dieux et des séismes intérieurs qui ruinent la subjectivité tragique. Cette représentation est d’un type très différent du drame psychologique moderne, fait d’apartés, comme le remarquait Rosenzweig, de chuchotements et d’épanchements. La mort seule, comme destin, peut au contraire dénouer la crise tragique. Cette crise tragique est une crise destinale. Elle a rapport avec le destin de la cité – le plus souvent elle serait inintelligible sans cette dimension collective, politique, communautaire, avec laquelle la tragédie entre en concurrence aux dires de Platon . Tout comme le poème tragique concerne l’organisation de la cité, ce qui est évident dans son propos, la constitution de la cité la meilleure serait « réellement une tragédie, la tragédie la plus authentique » et les politiques « composent une œuvre du même genre » que celle des tragiques, en « compétition » les uns avec les autres (2).
C’est une observation du plus haut intérêt. La crise tragique (mais la tragédie, c’est la crise, la mise en crise destinale des existences de chacun et de tous), portée par les différents protagonistes en conflit les uns avec les autres et chacun en soi-même, montre une chose : toute politique est à la fois emportée par sa rivalité mimétique avec la tragédie, soulignée par Platon, et animée par un désir de relève du poème tragique. L’expulsion du poète, dans la République, sur quoi semble revenir le passage des Lois que je cite, peut d’ailleurs être interprétée comme une façon de la relève platonicienne.
Si on la définit à partir de la justice lévinassienne et de la négociation derridienne, comme transaction par les tiers, la politique démocratique, au sens moderne consiste donc, avec la relève et l’expulsion, ou avec la médiation et l’échange égal, dans la tentative d’amortir la mort, de mettre un terme à la tragédie (dans la tragédie ?). La politique est l’effort inscrit dans la finitude pour contourner la mort, la différer, n’y plus penser. Elle a une vocation profondément antitragique. Mais pourtant elle est tragique, justement parce qu’elle est confrontée à sa propre tâche destinale d’avoir à contourner le tragique, et en particulier le tragique de la mort. Dans la pièce de Racine, la bienveillante nourrice Oenone recommande à Phèdre « l’Etat » comme antidote à sa funeste passion amoureuse : « Ne vaudrait-il pas mieux, digne sang de Minos, / Dans de plus nobles soins chercher votre repos / Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite, / Régner, et de l’État embrasser la conduite ? ». Et Phèdre de rappeler à Oenone à quel point la « faible raison » du politique est peu de chose face à « l’empire des sens » -comme disait déjà la voix intérieure de Médée : « Moi, régner ! Moi, ranger un État sous ma loi / Quand ma faible raison ne règne plus sur moi !/ Lorsque j’ai de mes sens abandonné l’empire ! / Quand sous un joug honteux à peine je respire ! ». La « folle du logis », pour le dire au moyen d’un vocable classique, empêche l’exercice politique, par définition, par essence. Parce que ce dernier, sous condition, en est l’amortisseur majeur.
2) Dialectique et démocratie. Pourquoi la tragédie est-elle ce « désastre du sujet » devenu inaccessible à la raison en général et à la raison politique en particulier ? Hegel puis Benjamin ont insisté sur cette idée du destin comme tragédie destructrice de la subjectivité, prise du héros dans une relation qui l’isole et l’anéantit. Un élément particulier en fournit l’explication.
La tragédie est représentation et mise en scène de la faute, quelle qu’elle soit ou ne soit pas, engloutissement du héros de la faute dans la catastophe anéantissante. Condamné à la faute, il n’y a aucun moyen pour lui d’échapper à cette fatalité. Il n’y a pas de vrai tragique sans faute inévitable et insue, sans culpabilité illimitée, sans châtiment assumé (en français, la locution « sans faute » a pour fonction d’évacuer toute possibilité de micro-tragédie dans la vie quotidienne, exactement comme la politique).
« Atê l’Egareuse » (3) désigne ce souffle venu des dieux qui fait accomplir des actes de façon involontaire -elle frappe au hasard-, ce qui peut pousser à la folie, mania, chez Médée. Ses effets sont décrits dans le propos d’Agamemnon, au chant XIX de l’Iliade : « souvent les Achéens m’ont accusé, mais ce n’est pas moi qui suis coupable ; c’est Zeus et la Moira et l’Érinys habitant les ténèbres qui ont mis dans mon esprit une atè farouche le jour où j’ai dépossédé Achille de sa part. Mais que pouvais-je faire ? C’est une divinité qui mène tout à bout : la vénérable fille de Zeus Atè, c’est elle, la maudite destructrice, qui égare tous les hommes ! Ses pieds délicats, sans toucher la terre, ne font qu’effleurer, en marchant, les têtes des humains qu’elle accable de maux, les prenant tous dans ses filets. Et un jour elle a égaré Zeus en personne, lui qu’on dit pourtant supérieur aux hommes et aux dieux » (4).
L’absolu dont la tragédie montre le spectacle peut frapper « tous les hommes ». Il est l’absolu de l’accusation, de la faute et de la la culpabilité, de l’innocence proclamée, anarchiquement déliées de tout rapport à une détermination objective, rivées au contraire à un enchaînement désastreux des séries fatales, sans lien avec une quelconque élucidation causale. Pour le héros de la faute, il n’y a pas de faute, bien qu’il y ait sentiment de faute, d’où la tragédie. La tragédie racinienne, observe Barthes, « immobilise les contradictions, refuse la médiation, tient le conflit ouvert » (5).
La langue parfois oxymorique de la tragédie consigne cette immobilisation, cette interruption de la dialectique, cette crise de la parole. Antigone s’estime « pieusement criminelle » (6), Créon parle des « égarements de sa sagesse » (7). Schelling, dans une formule impeccable, a pu dire du héros tragique qu’il est un « coupable sans faute », der schuldlose Schuldige (8).
Le destin, à la source du tragique, ne cesse d’accompagner les séquences où se consigne et s’épaississent la faute, l’innocence du fautif, le châtiment inévitable, séquences où l’absolu du crime originaire et insu s’absolutise de plus en plus, si je puis dire.
C’est cette absoluité de la faute sans faute que la vision idéaliste-dialectique de la tragédie, ce que j’ai nommé « rationalisme dialectique », atténue en la rationalisant, c’est-à-dire en y introduisant des médiations. Elle commence en effet par mettre les choses dans la balance des causes : l’ubris du héros avec sa liberté ou son innocence, son « erreur » et sa faute avec le conflit irréductible entre nécessité objective et liberté subjective (9).
Transfigurer la mort brute en destin objectif puis le destin en réconciliation finale, voilà ce que fait au fond, et en gros, la philosophie. Rosenzweig a décelé et exposé le détail et les ressorts de l’opération. La fonction cathartique assignée à la tragédie par les Grecs eux-mêmes, Aristote en premier lieu, est accomplie jusqu’au bout, c’est-à-dire externalisée par le rationalisme dialectique.
Le tragique fixe au contraire le destin en l’indexant sur la mort inéluctable qu’il porte dès le commencement : rien ne se transforme et tout se perd, dans une insupportable répétition, sans autre finalité que la fin. Abolir une certaine expérience du face à face avec le mourir,
originairement tragique, gutturale comme le « chant du bouc », ou au moins l’amortir, n’est-ce pas signifier à la tragédie grecque sa clôture spéculative, et lui donner son congé historial? Dans ce retournement philosophique-spéculatif du tragique et de la mort, la dialectique, hégélienne, forcément hégélienne, accomplit l’office qu’y discernait subtilement Derrida dans Glas, soit un extraordinaire « amortissement de la mort ». Dans cette opération spéculative de très grande ampleur, la relève vient relever la catharsis aristotélicienne, et même la sobriété natale dont parle Hölderlin. Un pathos philosophique nouveau, amorcé dans la philosophie de l’identité schellingienne ou dans l’ontologie de la vie dont rêvait le jeune Hegel, prend le relais. La philosophie ou la mort, voilà le dilemme, le mot d’ordre, pourrait-on dire en se souvenant des premières pages de L’Etoile de la rédemption : ou bien l’une, et ses vapeurs bleutées, ou bien l’autre, et son dard venimeux. Le tragique va toujours avec la mort. La construction grecque d’une « idéalité de la mort », qu’il faut se garder de confondre avec sa neutralisation amortissante, exhausse « le cadavre outragé » vers « la belle mort » du héros (11). La crise tragique met en scène les morts succesives, sans merci, sans échappatoire. Le spéculatif en émousse plutôt le tranchant par l’invention de médiations multiples, jusqu’à rendre la mort brute presque impossible dans la tragédie moderne, bourgeoise, qu’est le drame.
Comme la dialectique spéculative, et à l’opposé quasi-symétrique du tragique qui conserve et fixe, la démocratie moderne est mouvement incessant, « perpétuel » dit Tocqueville, par où les places se déplacent, les fixités s’assouplissent, les rigidités se fluidifient sans fin, par où les rapports stables et les valeurs qui les légitiment se « volatilisent », expliquait le Manifeste de Marx et Engels. La politique démocratique fonctionne à la médiation, sur le modèle de la dialectique. A l’image de la vie, vivante jusqu’à l’oubli de la mort, elle recueille l’absoluité fatale des forces qui se font face, immobiles et terribles, et tente de les mettre en mouvement. Toujours, elle voudrait dissiper l’ombre inexorable de la finitude, consoler et si possible effacer la faute, retenir l’issue tragique par l’invention d’un tiers terme, d’une troisième voie, d’un ni/ni, d’un et/et ou d’un en-même-temps dialectisant.
Il y a donc un parallèle, au moins, entre le théâtre et la politique -scènes où se représente l’effort continu et louable de la Vermittlung. Entre le drame moderne, tissé de dialogues et de duos, de chuchotements à deux, Sprechgesang, d’apartés et de répliques par devers soi, et l’institution moderne de la démocratie, organisée autour de la dialectique des partis et des corps intermédiaires et du dialogue des acteurs sociaux, l’analogie est évidente. Ce qui fait ce lien, ou l’autorise, pour aller vite, c’est d’une part le public, la détermination sociologique d’un public de théâtre et l’espace public où se joue la représentation politique démocratique ; et d’autre part le mode par où se construit cette publicité, à savoir la parole adressée à ce public, afin qu’il soit le témoin de cette parole ou qu’il parle à son tour, avec à chaque fois des rapports complexes entre « parole parlée » et « parole parlante », pour reprendre une distinction essentielle, qui court de Rosenzweig à Merleau-Ponty.
La tragédie ouvre un abîme, l’abîme de l’absolu dont j’ai parlé. Cet abîme est le nom tragique de la transcendance. On pourrait reprendre d’ailleurs ce que Blanchot dit des Juifs : ce qu’ils inventèrent, dit-il, c’est la parole comme mode de franchissement de l’abîme, plus que l’idée d’un Dieu unique (12). Pour les Grecs, la tragédie est comme un pont suspendu au-dessus des vertigineuses et mortelles séparations, au-dessus du gouffre désastreux qui attend le héros.
Sous cet aspect, la parole tragique est une modalité inouïe, non-dialectique, résistante, de confrontation avec le rationalisme dialectique. La tendance à l’optimisme moral et gnoséologique, d’Aristote jusqu’à la philosophie moderne, va en revanche avec l’élan démocratique, avec l’esprit démocratique, plus profond et plus étendu que sa détermination purement historique en type institutionnel ou en normes juridiques. L’esprit démocratique désigne lui aussi un certain sentiment de l’existence, « l’existence démocratique » disait Jean-Luc Nancy, c’est-à-dire une certaine expérience « naturelle » du logos triomphant du thumos. Cette expérience repose sur des convictions et des croyances : en particulier que le discours rationnel est l’instrument de la vérité, et le seul efficace; que le réel lui-même est rationnel dans ses structures profondes.
3) La démocratie, j’entends par là l’expérience démocratique, a-t-elle mis fin d’une façon ou d’une autre à la tragédie, l’a-t-elle rendue caduque, en a-t-elle signifié la perte irrémédiable ? On entend déjà la plainte traditionnellement entonnée par tous les adversaires de la démocratie, et encore amplifiée au moment où elle entre dans une crise durable qui atteint les motifs existentiels de son « sens » et de sa « vérité » : adieu l’héroïsme des héros, leur sublime solitude, leur refus tragique de la médiocrité du monde, adieu « monde d’hier » et « beauté de l’antique » ! Cette tonalité élégiaque s’exprimait sans doute déjà dans la tragédie proprement dite au double titre de son refus latent de la démocratie, chez un Euripide par exemple, et de sa nostalgie intrinsèque pour ses spectateurs grecs eux-mêmes, puisqu’elle puisait ses sujets dans les grands mythes du passé, Atrides ou Labdacides.
L’impossibilité de toute médiation qui fait le fond de la tragédie a été historiquement relevée dans la dialectique spéculative, du point de vue théorique, et pratiquement dans les procédures justicielles de la négociation démocratique. Cette impossibilité semble ainsi vaincue, dépassée, et la tragédie congédiée en son esprit, donc aussi en sa forme, comme si désormais, à l’ère des masses, elle ne nous offrait plus que la vision d’une perte et d’une détresse, la remémoration accablée d’une vie que nous ne vécûmes point.
Et pourtant, la langue de la tragédie n’a jamais cessé de parler à tous les extra-contemporains, nous-mêmes compris, tout comme l’art grec continue de nous éblouir, et pas seulement, comme le croyait Marx, parce qu’il serait un inoubliable souvenir d’enfance de l’humanité. Cette langue antique et vénérable n’a jamais été obsolète. Elle nous parle encore, toujours, parce que la tragédie rend visible des forces et le théâtre où ces forces s’affrontent. Si elle excède le logos, ce n’est pas parce qu’elle renoncerait à l’expression de la vérité. Mais elle en décèle la source, contrairement aux réductions qu’opère le logos, dans la vérité des héros, dans celles du chœur, des dieux et des messagers. Elle nous montre les héros dans leurs rapports à eux-mêmes, à leur clan familial, à la cité, aux traditions, aux conflits insolubles qui en sortent. Ces vérités expressives de la tragédie nous font voir quelque chose de l’origine, ce qui ne tient pas dans un logos mais commence avant lui, la naissance, la mort, le temps, la parole. C’est là que se tient pour nous encore son universalité. Comme forme de représentation, la tragédie créé une distance singulière avec le monde, l’histoire et la politique dont elle fait un grandiose spectacle vers où convergent les regards. Elle a poétiquement inventé un certain type d’universalisation extra-logique, non-dialectique. Elle a mis en scène un universel-événement prenant force au fil des affects montrés, des actions contrariées, des déchirements et des émotions, assignant au vrai un autre statut que celui d’une Idée. A ce titre, la tragédie accueille bien plus qu’elle ne pourrait accueillir si elle se limitait à un genre, le genre antique.
Quant à la question de la démocratie, on peut estimer, pour résumer, qu’ elle n’est pas exclusive de la dimension tragique représentée par la tragédie grecque. La crise de la démocratie représentative, à l’épreuve de la guerre par exemple, est elle-même une tragédie de la raison, du logos en quête de sa possibilité de résister au thumos. Dans la tragédie, une force-principe dont les noms peuvent indéfiniment varier (fatalité, passion, loi, sang, clan familial, inconscient) conduit le héros à commettre, contre ses forces propres, des actes dont les conséquences lui échappent.
Ces noms et ces figures sont extensibles, passions nationales, aveuglement des peuples,
ressentiment et refus des droits et des prescriptions. L’hamartia, entre faute et erreur, vire alors
en absurdité : un péché sans Dieu, disait Camus, une culpabilité sans faute (Beckett), une honte précédant la faute (Derrida). Plus la faute est grande, notait Schelling, et plus le tragique s’exacerbe, plus il est tragique ! (12) Voilà peut-être où se tiendrait la tragédie de la démocratie, Joseph K prenant la suite d’Œdipe, une tragédie renouvelée par la réinvention de la faute. Est-ce encore à proprement parler une tragédie ? Le logos supplie, le thumos demeure inflexible, le
logos ne renonce pas. Comme Médée, l’esprit démocratique est à lui-même sa déraison et son
martyre.
Notes:
(1) Combler cette béance a toujours été performativement visé par la « démocratie directe » ou le « théâtre interactionnel » –
des scénographies qui veulent remplir le vide, abolir la distance.
(2) Lois, VII, 817b, La Pléiade II, Paris, Gallimard, 1950, p. 906-907.
(3) Eschyle, Les Choéphores, v. 1075-1076
(4) v. 86-96
(5) Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, p. 67 (souligné par moi). Le propos s’étend évidemment au tragique en général.
(6) Antigone, v. 72
(7) Idem, v. 1260
(8) Philosophie der Kunst (cours de Iéna, 1802), Darmstadt, Wissenschfatliche Buchgesellschaft, 1980, p. 337.
(9) Id. Schelling commente dans ce passage l’Œdipe-Roi de Sophocle.
(10) J.P. Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1982, p. 84 et p. 41 sq.
(11) Si le dieu de la tragédie, chez Racine notamment, ne pouvait être, selon Barthes, que le « Dieu de l’Ancien Testament », c’est en tant que « dieu caché ». L’« l’homme tragique », entre Pascal et Racine, se reconnaîtrait à l’issue ultime et fatale d’un « tout ou rien » (L. Goldmann). Y aurait-il alors une lecture allemande de l’essence du tragique, profondément liée à l’histoire de l’idéalisme et de sa source grecque, et une lecture française, marquée par le jansénisme et les héroïnes bibliques de Racine, Bérénice, Esther, Athalie, confrontées au dieu caché de Pascal, « ni une complète absence ni une présence manifeste », oute legei oute kruptei ?
(12) Philosophie der Kunst, éd. cit., p. 339.
Articles précédents:
*Dialogue avec Gérard Bensussan
*Antisionisme, en finir avec la confusion
*A vos caricatures !
*Hegel, Bensussan et la sortie de la philosophie
*Gérard Bensussan, contre toute attente
*Philosopher à Strasbourg, Jean-Luc Nancy et Gérard Bensussan, rencontres et désaccords
*La Guerre et les deux Gauches
*L’homme au caleçon de bain