Hegel, Bensussan et la sortie de la philosophie
Coralie Camilli est maître de conférences en philosophie. Elle a publié, en 2020, L’art du combat (Puf), Jours de grâce et de violence (Vérone éditions) et prépare un nouvel ouvrage sur le concept « d’insularité ».
Qu’il me soit ici permis de pénétrer dans l’antre d’un philosophe contemporain; et lequel ! Gérard Bensussan, Professeur de Philosophie à l’Université de Strasbourg, chercheur au CNRS, spécialiste de philosophie allemande et de philosophie juive. Traducteur et commentateur émérite de Wilhem Joseph von Schelling, Franz Rosenzweig et Emmanuel Levinas. Entre autres.
J’ai personnellement eu la chance de suivre ses derniers cours à l’Université, dont la rigueur et la clarté allaient de pair avec l’exigence intellectuelle et l’aisance orale. Expliquer, problématiser, décortiquer les pensées des philosophes « jusqu’à l’os »; oui, voilà ce à quoi nous assistions: il ne restait littéralement plus que l’ossature de leur pensées.
Ce fut suite à ces cours que je demandais un entretien, car, ayant mentionné longuement Hegel durant ses cours, me restaient en tête des questions à adresser au philosophe; trois, pour être précise
-Question 1: qu’est ce qui distingue votre lecture de Hegel des précédentes ?
-Question 2: en quoi, de quelle façon, par quels procédés conceptuels, les contradictions apportées à Hegel s’intègrent-elles dans sa philosophie ?
-Question 3: quelle influence cela aura-t-il sur les penseurs suivants ?
L’entretien eut lieu à Strasbourg, avenue des Vosges, Vogesetross, dit-on en alsacien, au bord d’un cours d’eau nommé l’Ill, dans la « petite Jérusalem » de la ville. Que cet article soit l’occasion de rendre justice et hommage aux réponses apportées. L’appartement, immense, était empli de différentes pièces. La cuisine, visiblement séparée, était carrelée de tommettes rouges et blanches, le parquet du salon craquait par endroits quand on marchait dessus, le bois était assombri.
Les livres de la bibliothèque attenante s’entassaient, les étagères qui les supportaient étaient uniquement portées par des tapis orientaux, la pièce sentait l’ambre, les feuilles des livres, le parquet. Les fenêtres donnaient à voir par intermittences la BNUS, la bibliothèque nationale universitaire.
Dans son travail de longue haleine, Gérard Bensussan a rencontré, étudié, commenté de grandes figures de la pensée qui ont comme point commun d’avoir, chacune à sa façon, tenté de « sortir de Hegel », selon une expression de Schelling.
Que cela peut-il bien signifier ? Et bien, dans l’urgence d’une pratique, d’une autre façon de philosopher, dans l’élan d’une refondation, d’un recommencement, d’une vue nouvelle, il fallait penser contre Hegel, et donc forcément, tout contre lui. Mais penser quoi ? L’ouverture sur du non philosophique, le prolétariat, le judaïsme, la mythologie, la révélation, la pratique politique, la littérature. Comment lire le jeune Marx, comprendre l’aliénation, et même le fétichisme de la marchandise, comment entendre sans méprise la déconstruction du mystère du spéculatif entreprise dans Misère de la philosophie et reprise dans Le livre du philosophe, sinon avec et contre Hegel ?
Même nécessité incontournable, repérable tout au long du travail de Gérard Bensussan, avec la critique schellingienne du « surplace » hégélien, avec Rosenzweig et son devenir-sonore du concept, avec tout autant Heidegger ou encore Levinas et sa « patience » du « refus du concept ». Après avoir refusé les invitations à entrer dans la grande forteresse hégélienne, sans y parvenir toujours, et cheminé aux côtés de tant de ses adversaires, Gérard Bensussan a toujours tenté de comprendre les façons, les modes, les voies hégeliennes, et de s’en défaire en même temps, parfois explicitement – avec Marx le Sortant par exemple- parfois moins directement comme dans son livre sur Proust.
Ceci dit, il l’a fait en toute connaissance de cause, c’est-à-dire en ne se méprenant jamais sur l’infinité, la mauvaise infinité dirait Hegel, de la tâche, voire son impraticabilité. C’est que, Foucault ou Blanchot l’ont très bien dit, on ne sort pas de Hegel, sauf si on n’y est jamais aventuré. Et puis, Hegel représente tout de même l’assomption récapitulative et la sommation dialectique de l’histoire de la philosophie.
La question « sortir de Hegel », question à la fois nécessaire et contradictoire, ressemble alors à s’y méprendre à la question même de la philosophie et de la possibilité d’en sortir, très vieille question au demeurant: « pour ne plus philosopher, il faut philosopher encore ». Pour ne citer qu’Aristote ou Pascal.
Bensussan a donc axé sa pensée autour d’un examen spectrographique de ces figures de la « sortie », mais aussi de tout ce que la philosophie contemporaine portait de cet effort au fond immémorial. Heidegger a un mot très expressif pour le dire, « sich aus der Philosophie herausphilosophieren », cité dans le commentaire que fait Gérard Bensussan des Cahiers noirs.
Paradoxe s’il en est: il faut s’extirper par la philosophie – hors de la philosophie.
De ce fait, et en allant très vite, chacun des éléments ou des noms propres qui scandent cette trajectoire de pensée, présentent des issues, des façons, des condensations (hétérogènes) de cette auto-extirpation dont parle Heidegger, et dont Gérard Bensussan dit qu’elle est hétéro-affection. A la philosophie pérenne, « il faut » une extériorité – ce sera la poésie pour Heidegger. C’est à cette place déplacée que se tient aussi bien la pensée juive, comme mode narratif de questionnement étranger à l’essence, à la substance, que la littérature en tant qu’elle montre, souvent, comment se dramatisent des sujets sans souveraineté ni libre-arbitre, des ek-sistences, des intrigues. Autant de figures de cette extériorité que les sorties tentent de retrouver.
Sortir et retrouver? Marx le tenta avec les conditions matérielles d’existence du prolétariat, Schelling face à la révélation ou la mythologie, Rosenzweig avec la langue comme organon de l’existence, Proust avec le thème de « l’involontaire ».
Cette façon de se porter du côté des « sorties », de leur positivité, de leurs modalités expressives, en passant par des schématismes et des analogies, fait de Gérard Bensussan un post-hégélien extrêmement attentif aux malentendus portés par les anti-hégélianismes. Sa lecture de Hegel ne consiste jamais à le mettre en accusation mais, peut-être, d’en accuser par contrastes les aspects les plus difficiles, car anti-, ici, est intenable. La question est capitale et délicate. On ne « s’oppose » pas à Hegel, explique longuement Bensussan, cela n’a aucun sens!
On n’est pas « contre » Hegel: car les négations, oppositions, rejets et refus sont sa nourriture la plus consistante. Et cela parce que Hegel fournit la logique conceptuelle adéquate à tous les raisonnements du type « x n’est pas x », « x est autre que x », en rendant compte dans leurs mécanismes les plus subtils (l’essence n’est que dans sa manifestation) ou les plus lourds (ce discours dit tout autre chose que ce qu’il dit).
Hegel nous livre la clé philosophique qui ouvre à leur « vérité » les pensées les plus triviales qui nous environnent, comme il le fait avec tous les philosophies qui l’ont précédé. Comment ramasser en quelques propositions descriptives la lecture ou la façon d’approcher Hegel qui est celle de Gérard Bensussan ? Je cite dans la suite, entre guillemets, des morceaux de l’entretien.
D’abord Hegel lui-même n’a cessé de rappeler que le « Spéculatif consiste avant tout à donner aux riches contenus de l’expérience naïve la forme rationnelle qui leur est adéquate ». Hegel fait souvent « office d’instrument d’élucidation continue du commun restitué à sa source, de la doxa renvoyée à l’abstraction, de l’abstraction revisitée dans sa concrétude ». C’est une des raisons du succès de l’hégélianisme, jusque dans les refus qu’il suscite. Chacun, dès lors qu’il commence à philosopher, doit se mettre au clair sur le rapport qu’entretiennent avec Hegel et lui-même, en son ipséité de lecteur, et les philosophes en général. « A condition d’en sortir »: mais comment ?
Tout est là ! Hegel fournit ou indique par la négative (on est déjà là dans le problème de Hegel) l’inventaire quasi-exhaustif des questions que nous pouvons nous poser, et que lui-même n’articule jamais comme telles, comme questions – explique Bensussan. La systématicité de l’œuvre fait de chaque « moment » lu une instance en attente de son avenir dans le texte même, c’est-à-dire de sa vérité, tout à la fois immanente à l’ensemble du texte lu et toujours différée dans l’exercice pratique de sa lecture. Mais citons à nouveau le Pr. Bensussan:
« Plus qu’aucun autre penseur, Hegel ne peut pas se lire (en) une seule fois. Il faut le lire au moins deux fois, s’avancer en terra incognita pour reconnaître le terrain, puis revenir sur ses pas et recommencer, avec en tête une cartographie mentale du système désormais ’reconnu’. C’est seulement après avoir frayé des voies, reconnu le système et reparcouru les triades en accord rythmique avec leurs scansions, en respirant philosophiquement avec elles – qu’on pourra enfin, peut-être, s’aventurer dans l’exercice d’une libre lecture de Hegel où l’audace, impérieuse, s’est d’avance garantie de toute extravagance, inutile ».
Que veut dire « libre », dans la proposition de Gérard Bensussan ? L’association de la patience exigée dans les premiers accompagnements du Concept et d’une saine impatience manifestée ensuite envers Hegel lui même. Lire Hegel « librement » consistera à le lire en toute connaissance de cause, selon un détachement calculé, hors-système, et en détachant les pensées rencontrées chez lui de la « totalité vraie » où elles prennent place.
Ainsi, Gérard Bensussan cite souvent une phrase extraordinaire de Hegel, « l’Idée n’est pas assez impuissante pour…ne pas être effective ». Autrement dit et selon lui: « la philosophie réconcilie ce qui l’était toujours déjà, le subjectif et l’objectif par exemple, car le subjectif n’est rien d’autre que l’objectif se réfléchissant en lui-même et s’élevant ainsi à la conscience de soi, de même que l’absolu, comme Sujet, se présuppose lui-même comme Objet ou Substance ».
C’est la même opération que répète Hegel dans sa longue retraversée de l’histoire de la philosophie. Par exemple pour la thèse selon laquelle intelligence et volonté sont séparées (Descartes), alors qu’elles ne sont même pas séparables. Même chose encore pour la proposition attribuée à Aristote (faussement selon Hegel) : « il n’y a rien dans la pensée qui ne fût d’abord dans le sens ou l’expérience », retournée en « il n’y a rien dans le sens ou l’expérience qui ne fût d’abord dans la pensée ».
Autrement dit: un terme n’est rien d’autre que la vérité de l’autre : la volonté est la vérité de l’intelligence et l’intelligence la vérité de la volonté ». La verité de la « vérité-de » hégélienne, et cela Bensussan le montre avec beaucoup de rigueur et de clarté, c’est d’être « l’opérateur continu de la déséparation. La dialectique, c’est ce passage en autre chose comme déterminité, et non pas en quelque chose de subsistant-par-soi. C’est cela le Concept, ou encore la’’vérité rationnelle’’, la fluidification de toutes les déterminités subsistantes, leur suppression, la suppression de leur ‘’nuit’’ ».
Car la nuit, dont Bensussan aura relevé à quel point elle est insistante dans les oeuvres de Hegel, est prise dans « l’assourdissant tissage de l’Esprit » au travail dans le « sentiment », ce sont les mots de Hegel. « Ce nocturne de la particularité propre, il nous faut le traverser jusqu’au bout, le retenir pour mieux le supprimer, avant d’accéder à ce que Hegel nomme « la communauté du rationnel ». Bensussan lit ici une sorte d’aveu en demi teinte, et y cherche en tout cas un point d’appui pour faire levier, comme fit spontanément Sören Kierkegaard par la simple invocation de ses nom et prénom propres: la subjectivité enfermée dans son isolement, c’est-à-dire dans son immédiateté, son extériorité sauvage, son « sentiment », sa nuit retenue, fait obstacle à la communauté du Concept qui la « laisse là ». Mais ce « là » est-il un lieu ? Et d’avoir été « laissée-là », est-ce pour la subjectivité sa chance ? La question est immensément conséquente et fertile.
Bensussan a également écrit, dans le sillage hégélien, sur la pensée schellingienne de l’histoire, très importante -Habermas expliquait que Schelling avait un sens de l’historicité beaucoup plus aiguisé que Hegel ! Il y a ainsi discerné une profonde affinité avec Moses Hess. Schelling propose de lire l’histoire de façon stratifiée. L’histoire « ordinaire », phénoménale, externe, serait en fait travaillée en son cœur par une histoire « propre », ou encore supérieure, « su- prême », interne, par une « histoire supra-historique » selon la formule de la Philosophie de la Révélation.
L’histoire, pour ne pas virer en maladie mortelle, comme dira Nietzsche un peu plus tard, ni se laisser aller à la simple Historie linéaire, selon Heidegger, doit être plus et moins que l’histoire comme processus. Il lui faudrait un « principe » extérieur à la totalité qui s’auto-totalise en elle, pour être vraiment intelligible. Dans un texte de 1837, L’histoire sainte de l’humanité, Moses Hess propose, selon une intuition voisine de la suggestion schellingienne, de lire les événements historiques selon une double grille « interne » et « externe » qu’il détermine, lui, comme un rapport du latent, les déterminations vécues du réel social, au patent, leurs réalisations par défaut. Comme si, et « contre » Hegel évidemment, l’histoire, à chaque fois, n’était pas toute dans l’histoire.
Du marxisme non-hégélien, plus ou moins rêvé par les althussériens, à un messianisme, appréhendé d’abord comme l’ intuition d’une temporalité absolument inédite, une possibilité de salut et/ou de sortie loin de Hegel-, Bensussan trace un itinéraire à la fois singulier et générationnel. Les prestiges de Hegel, même pour un jeune marxiste feignant de s’en moquer, étaient en profondeur attachés à la question de l’Histoire, et du temps, et de la place du judaïsme dans ces vectorialisations des grandes « époques », des Esprits des peuples.
Le judaïsme posa à Hegel le même problème qu’au jeune Marx, ou qu’à l’historiographie en général, surtout lorsqu’elle est, comme en Allemagne jadis, marquée par l’hégélianisme. Pas moyen d’en rendre « raison », sauf à en faire une exception à l’histoire qui ne ferait que confirmer sa règle. Pour Bensussan, le recours au messianisme a semblé, à un certain moment, proposer un type de temporalité très étranger à Hegel, sans trop savoir comment en première approche. Mais la condition impérative de ce recours était de revenir à sa source juive et à la temporalité très particulière qu’elle convoque.
Gérard Bensussan sort de Hegel, depuis ses premières lectures de lycéen jusqu’à sa méditation actuelle du rapport entre philosophie et littérature. C’est dire que, s’il en sort depuis toujours, il y entre aussi comme dans un moulin. Comment ne pas être hégélien sans s’opposer à Hegel – puisque toute opposition au Spéculatif, est niée et conservée, accueillie pour être mieux dépassée ? C’est cette façon souveraine de l’intégration métabolisante qui fait difficulté à tout adversaire de Hegel et consacre du même coup la puissance de Hegel. La raison hégélienne comprend en elle ce qui précède le Spéculatif, l’entendement et ses catégories. Elle discerne et elle trie, le négatif et le positif, le fini et l’infini, elle nie les premiers et produit par cette négation même les seconds comme catégories rationnelles. La logique de l’essence, la saisie de la raison par l’entendement, anticipe la logique du concept, la compréhension positive de l’entendement par la raison.
Sortir de Hegel et entrer dans la philosophie?
Entrer dans Hegel et produire un mouvement de non-philosophie?
Et bien! Une fois entré, il faut nécessairement en sortir. Plus précisément, il faut y entrer, mais à la condition d’en sortir. La question de la sortie précèdera toujours l’entrée, ou alors l’enfermement et la répétition seront l’issue fatale. En termes hégéliens, et pour aller droit au principe : la Substance a à devenir Sujet, voilà l’issue. En ce sens, Spinoza est un carrefour, un transit, un passage obligé, quand on veut philosopher. Ce crux caminorum, Hegel l’est aussi, et de la même façon. Il faut bien entrer dans la philosophie, dès Platon, par la porte de la Dialectique, figure spéculative majeure de l’interrègne où se trouve la philosophie, c’est ce que dit Schelling au début des Âges du monde – mais à condition d’en sortir et de passer, par exemple, pour Schelling, au « narratif », en tout cas à un autrement-que-dia- lectique, à un autre régime du penser.
Mais la Substance est-elle tendanciellement Sujet, en vérité ?
Cette proposition se tient au centre de la pensée hégélienne. Que dit-on lorsqu’on dit que l’absolu n’est pas seulement Substance, mais qu’il est aussi Sujet ? Une chose très simple : l’absolu est (aussi) négativité.
L’identité de l’être absolu est toujours scindée, coupée en deux, traversée par une différence. Naissance de la dialectique spéculative : la négativité s’est installée au cœur de l’absolu, elle y a fait son trou. C’est trop tard, avec Hegel il est toujours déjà trop tard. C’est à revenir sans relâche sur ce toujours-déjà-trop tard que s’échinèrent les Sortants et c’est cela que médite Bensussan.
Pourquoi entrer ? Comment sortir ? Hegel s’est posé ces questions à propos de la Substance. Bensussan se les pose à propos du Spéculatif, à chaque lecture recommencée, et de Hegel et de tous les autres.
Hegel ainsi traité est-il maltraité, sorti ou retourné à même lui-même, contre lui-même ? Gérard Bensussan explique « qu’il a toujours fait de la philosophie avec la profonde exigence de sa confrontation avec le réel ».
Et Hegel est à la fois celui qui porte cette exigence d’effectivité à son sommet et celui qui la dévie d’elle-même.