Politiques fictions
Gérard Bensussan, philosophe publie, en 2023, aux PUF, La transaction: Penser autrement la démocratie.
Le mensonge en politique n’est pas une nouveauté. Les contre-façons et contre-vérités, les calomnies, les vies délibérément mutilées, les rumeurs et les affabulations – qui poussèrent parfois au suicide- non plus. J’en relève deux dans l’actualité immédiate que leur grossièreté n’empêche pas de prospérer, tout au moins chez ceux, moins rares qu’on croit, qui leur prêtent une oreille complaisante et intéressée : 1) l’Ukraine est gouvernée par des nazis ; 2) Israël est un Etat d’apartheid.
Ces deux « fake », comme on dit, sont de pures fabrications dont on pouvait croire qu’elles n’iraient pas bien loin, car « les mensonges sont courts sur pattes » et s’essouflent vite selon un vieux proverbe allemand. Mais non.
Imagine-t-on un gouvernement nazi dirigé par un Juif ? Pourquoi pas nous disent certains. D’ailleurs Hitler lui-même… susurre Lavrov. Or, si je m’en remets au portrait qu’en a dressé Times of Israel le 2 mars 2022, Zelensky est exemplaire de ce que sont aujourd’hui les Juifs d’Ukraine, tous marqués dans leur chair et leur mémoire familiales par la Shoah. Plus d’un million fut massacré sur le territoire de l’Ukraine où sévit en particulier la Shoah par balles. L’arrière-grand-père de Zelinsky et trois des frères de son grand-père furent assassinés, d’autres ascendants ont combattu dans l’Armée rouge, sa grand-mère eut la vie sauve pour avoir fui au Kazakhstan. Bref, une vie comme celle d’autres Juifs ukrainiens, rescapés ou descendants de rescapés, fussent-ils aujourd’hui plus ou moins déjudaïsés. Mais néanmoins une vie de « nazi » !
Imagine-t-on les gouvernements sud-africains dominés par le Parti nationaliste afrikaner, de Malan à tous ses successeurs jusqu’à Mandela, comptant parmi leurs membres des militants noirs de l’ANC ou des organisations de lutte contre le régime raciste ? L’hypothèse est évidemment aberrante. Et pourtant, c’est ce que serinent Amnesty International (quelle pitié !) et d’autres partis ou organisations de gauche en utilisant le mot d’apartheid pour qualifier l’Etat d’Israël aujourd’hui. Les gouvernements israéliens, sans parler de la Cour suprême, et d’autres institutions prestigieuses, ont régulièrement compté dans leurs rangs des ministres arabes, Ghaleb Majadleh en 2007, Issawi Frej, ministre de la coopération régionale en 2021, plus récemment encore Mansour Abbas, « islamiste modéré », ministre délégué au cabinet du Premier Ministre – si influent dans la vie politique du pays que les médias israéliens l’ont baptisé « le faiseur de rois ». Régime d’apartheid quand même !
L’énormité des mensonges (l’apartheid israélien pour les gauches européennes, le nazisme ukrainien pour une grande partie de l’opinion russe -« Israël nazi » assurerait en quelque sorte la synthèse dialectique des deux propositions !) n’entrave pas leur circulation ni ne gêne leur réception généralisée. « Plus c’est gros, mieux ça passe ». Ce double état de la chose, l’absurdité du fait n’en inhibant pas la croyance, suscite une profonde tristesse, ce mélange de déchirement et d’impuissance évoqué parfois par la philosophie.
Articles précédents:
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*Hegel, Bensussan et la sortie de la philosophie
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*La Guerre et les deux Gauches
*L’homme au caleçon de bain
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