Valentin Husson : « la nourriture console »
Valentin Husson est philosophe. Il a publié l’essai: L’Art des vivres: une philosophie du goût aux PUF, en 2023.
Pourquoi publie-t-on nos photos de plats sur Instagram ?
Valentin Husson : Descartes disait dans Le Discours de la méthode – phrase éminemment célèbre : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Or aujourd’hui, plus que le bon sens, c’est le sens du bon qui est la chose du monde la mieux partagée. Au sens littéral de ce partage. La preuve en es que: nous ne cessons de partager des contenus sur les réseaux, qui ne sont rien de plus que les contenus de nos assiettes.
Par ailleurs, les réseaux sociaux sont très moralisants. Nous vivons sous une chape de plomb numérique. Nous étouffons sous la morale et la bien-pensance ambiante. Partager ses plats, c’est injecter du bon contre l’injonction au Bien. C’est une bouffée d’oxygène. C’est un antidote contre la morale et l’esprit de sérieux. On montre que se faire du bien est aussi important que de faire le Bien, et que l’homme est un être de plaisir autant qu’un être moral.
Cette tendance est-elle nouvelle ?
Valentin Husson: Certainement pas ! Déjà au XVI° siècle l’on montrait dans les natures mortes non seulement des nourritures quotidiennes, mais aussi vivres rarissimes et exotiques : comme le citron, le homard, les huîtres, le fromage. On peut citer le tableau Tafel mit Hummer, Silberkanne, großem Berkemeyer, Früchteschale, Violine und Büchern (1641), de Pieter Claesz, ou la Nature morte au jambon de Floris van Schooten. Cela montre plusieurs choses : 1. Que manger n’est pas qu’un acte biologique et un besoin. C’est un acte de plaisir et de jouissance. C’est un luxe, au fond, que d’avoir de l’appétit mais de ne pas avoir faim. 2. En montrant des aliments rares et coûteux, les natures mortes participaient de la distinction gustative et sociale. Aujourd’hui, encore, ce que l’on expose relève de cette distinction où montrant nos goûts, on montre notre distinction sociale. C’est une manière de se différencier, de s’affirmer. Feuerbach disait : « L’homme est ce qu’il mange ». Autrement dit, dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Se montrer dégustant un Dom Pérignon ne fait pas sens de la même façon que se montrer en train de boire un mousseux. 3. Enfin, on montre le caractère éphémère de la vie. La tête de mort des natures mortes et des vanités nous rappelait que la vie est courte. La vie passe et ne repasse pas les plats. Alors profitons-en. On n’a qu’une vie.
N’y a-t-il qu’une dimension sociale et gustative dans ces plats ? Ou y a-t-il un souci esthétique dans ces partages de plats ?
Valentin Husson: Si on expose ses plats, c’est aussi pour en montrer la beauté. Kant disait que le beau était le symbole du bien ; je dirais, pour ma part, que le beau est symbole du bon. Il n’y a pas à opposer bon et le beau. Il faut dès lors prendre au sérieux l’art de la présentation en gastronomie : on ne mange pas qu’avec notre bouche, mais tout aussi bien avec l’œil. Le beau nous met l’eau à la bouche. Il n’y a qu’à voir quelqu’un manger un simple sandwich dans un train : il contemple son sandwich sous toutes les coutures, se demandant s’il va croquer le bout avec de la mayonnaise ou celui avec des légumes. Le goût n’est pas qu’une affaire de palais ; le goût commence avec les yeux qui s’en délectent. Le hashtag « pornfood » indique, à ce titre, le caractère érotique et charnel de la nourriture, en cela qu’elle fait toujours envie, qu’elle fait saliver avant même le plaisir qu’elle procure dans les faits. On a tous fait du lèche-vitrine devant telle ou telle pâtisserie. On est désormais passé du lèche-vitrine au lèche-écran.
Justement, ce hashtag #foodporn, que l’on voit partout sur les réseaux, qu’est-ce que cela dit de notre rapport à la nourriture ?
Valentin Husson: Le #foodporn est une manière d’échapper à la morale ambiante. C’est le bon vivant qui prend sa revanche sur le bien pensant. C’est satisfaisant de voir une photo d’un plat dégoulinant de gras. Quand un.e ami.e va mal, on lui conseille rarement d’aller se procurer de la Critique de la raison pratique de Kant pour aller mieux. Le plus souvent, on passe derrière les fourneaux, et on lui fait à manger, en ouvrant une bonne bouteille de vin. Ou on l’invite au restaurant. La nourriture est une consolation. Le bon console, quand le Bien désole. L’être humain préfère, ainsi, ce qui bon pour le moral que ce qui bien pour la morale. Le #foodporn dit, dès lors, le plaisir que nous avons à jouir de la vie, même si cette jouissance est malsaine et mauvaise pour notre corps et notre santé. On préfère parfois l’intensité à la longévité. Ceux qui postent des plats avec le hashtag #healthy mettent en avant la santé. Toutefois, la santé ne doit pas être sanctifiée au détriment du plaisir. Manger des aliments sains ne fait pas de nous des saints. La santé n’est pas une sainteté !
Est-ce que les philosophes disent quelque chose de la gastronomie ?
Valentin Husson: Très peu. Et quand ils parlent de nourriture ou de cuisine, c’est pour les critiquer. Le corps est secondaire face à l’esprit. La liberté du sage est de se libérer de ses désirs, et non pas de libérer ses désirs. La philosophie vise la maîtrise de soi, de son appétit, de ses plaisirs. Le philosophe est à la diète, il suit un régime drastique. La cuisine exalte les sens, quand la philosophie en appelle à une maîtrise des sens. C’est pour cela que, dès Socrate, la cuisine est condamnée. Le philosophe est un médecin de l’âme, et la cuisine ne guérit pas, elle n’est pas une science. En ce sens, elle est trompeuse. Il faut préférer le médecin au cuisinier pour prendre soin de son corps.
On me dira : et Épicure alors ? Ne dit-on pas que le bon vivant est un épicurien ? Mais c’est mal comprendre Épicure ! Même si le « plaisir est le commencement et la fin de toute vie », ces plaisirs sont relatifs, avant tout, à nos besoins naturels nécessaires. Un quignon de pain et de l’eau suffit à rendre le sage heureux. C’est davantage Koh-Lanta que La Grande bouffe ! Épicure, si vous voulez, est très peu épicurien.
Nietzsche est peut-être le seul philosophe, dans la tradition classique, qui parle de nourriture et élabore une diététique. On en retrouve des traces dans Ecce Homo, notamment. Cette diététhique n’est pas une morale universelle, elle est relative à chacun. Elle pourrait se dire ainsi : « fais tien le régime qui te fait vivre à plein régime ». Par delà bien et mal, Nietzsche pense la vie selon ce qui est bon et utile pour soi. La grande santé, pour lui, s’oppose à la santé au sens courant. Il s’agit, pour lui, d’ajouter de la vie à ses années, plus que des années à sa vie.
La philosophie vise la vie bonne, mais cette vie-là est une vie qui vit du Bien, et non pas de ce qui fait du bien. Or j’ai essayé, dans L’Art des vivres, de prendre au mot cette expression : la vie bonne peut être savoureuse. Le savoir-vivre n’est pas tant une manière de se tenir bien, que de s’en tenir à ce qui nous fait du bien.
Que pensez-vous de la mode des régimes alimentaires et de ceux qui ont font la promotion pour mieux vivre ?
Valentin Husson: Le bien-pensant nous enquiquine un peu sur les réseaux. On ne cesse pas de nous dire que ce que nous mangeons est trop « gras », trop « salé », trop « sucré », qu’il nous faut faire du sport, qu’il faut être un esprit sain dans un corps sain. Ce n’est pas faux, et la santé du corps est une chose importante : il vaut mieux manger des légumes que des fritures. Mais la diététique ne peut être une morale universelle. D’ailleurs, on voit bien que cette moralisation de l’alimentation est contre-productive. A culpabiliser notre alimentation, on la transforme en plaisir coupable. Et l’être humain préfère, de fait, les plaisirs coupables à la culpabilisation de son plaisir.
Toutefois, ce que j’ai essayé de dire dans L’Art des vivres, c’est qu’il y a trois rapports à l’alimentation, trois régimes de vie, que l’on pourrait décrire selon trois personnages conceptuels différents :
Premièrement, le jouisseur qui dévore jusqu’à saturation : il trouve qu’il n’y a pas de mal à se faire du mal. C’est celui qui est « sans limite ». Le jouisseur vit une vie de démesure et d’excès, à s’en faire péter le bide et la panse. On trouve illustration de cela dans La Grande bouffe de Marco Ferreri.
Deuxièmement, le bon vivant qui déguste jusqu’à satisfaction : il trouve qu’il n’y a pas de mal à se faire du bien. Reste que les plaisirs ont, pour lui, leur limite. Il dirait comme Socrate : « rien de trop ». Sa vie est dans la mesure et dans l’équilibre, il ménage sa monture. A trop jouir, le plaisir devient un déplaisir. Et le bon vivant est trop bon enfant pour cela.
Troisièmement, l’ascète qui mange pour se sustenter, et survivre : lui trouve qu’il y a du mal à se faire du bien. Il est bien-pensant plus que bon vivant. Il moralise la nourriture. Préfère les nourritures célestes aux nourritures terrestres. Il vit de manière monacale. Et ce qui n’est pas de son goût, il préfère en dégoûter les autres.
Qu’est-ce notre rapport à la nourriture dit du sens de la vie ?
Valentin Husson: Notre rapport à la nourriture dit une chose très simple : c’est que le sens de la vie réside dans ses sens, c’est-à-dire dans sa sensualité. Il n’y a qu’à citer ce qu’il s’est passé durant la pandémie de la Covid-19. Certains et certaines ont, hélas, perdu l’odorat et le goût. La philosophie a toujours privilégié certains sens physiologiques : la vue et le toucher, notamment. Et on s’est rendu compte, à cet instant, que l’odorat et le goût n’étaient pas secondaires, mais primaires. Sans eux, vous êtes désorientés. Le sens du monde réside dans tous nos sens. Une fois que vous êtes privé de l’odorat ou du goût, le monde est comme émondé de son épaisseur même, de son feuilletage sensuel. Il perd de sa saveur. Et la vie elle-même perd quelque peu de son goût. Un seul sens vous manque et tout est dépeuplé.
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