Misère de la déconstruction des subsomptions et du complotisme des présomptions

Sergei Lavrov et Vladimir Poutine @ CCBY 4.0 Wikipedia
Sergei Lavrov et Vladimir Poutine @ CCBY 4.0 Wikipedia

Stéphane Domeracki enseigne la philosophie au Lycée Galatasaray. Il est l’auteur d’Heidegger et sa solution finale: essai sur la violence de la pensée, publié en 2016 et Nouveaux essais sur l’entendement inhumain, Heidegger et sa solution finale tome II, en 2021. Après le volume 101 (1957-1959) et le volume 102 (1963-1970) le dernier des Cahiers noirs de la Gesamtausgabe de Martin Heidegger, publié outre-rhin, en novembre 2021, il analyse maintenant la pensée de Mehdi Belhaj Kacem, initiateur avec Philippe Nassif du concept de Pop Philosophie, forgé par Gilles Deleuze et ancien compagnon de route d’Alain Badiou.

I. Misère du complotisme heidegggerien contemporain. Pauvre Mehdi

« Mettre en colère la canaille est aussi un but éthique » (Karl Kraus)

«Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile » (L’étranger, Albert Camus)

Considérant MBK « perdu pour la science » – et, cela va sans dire, pour la philo puisqu’il propose somme toute des textes peu intéressants et redondants depuis bien une décennie, je ne pensais pas spécialement faire référence à sa prose ; mais voici que je tombe par hasard sur un de ses billets interminables et vengeurs, complètement ridicules et boursouflés, et qu’un passage m’y prend à parti. Je suis en pleine rédaction d’un 100 reproches à Jackie Derrida où il est exactement question des dérives brunes-rouges des « heideggeriens inorthodoxes », persuadés de pouvoir puiser sans fin et superficiellement dans le fonds métapolitique de leur auteur nazi favori – sans que cela ne prête à conséquences. Une des premières conséquences, c’est ce billet d’humeur exécrable, que je propose à chacun d’examiner comme un des innombrables symptômes de ces pensées de l’an-archie se donnant tous les droits. Apparemment, le mensonge en fait partie, car j’y suis dépeint de façon minable avec les atours suivants :

« Je connaissais un type qui faisait un gros blog sur moi, et qui ne jurait que par Heidegger. Et puis crac, les « Cahiers noirs » sont sortis, il ne pouvait plus y avoir de doute pour qui que ce soit que Heidegger était antisémite (ce que, moi, je soutenais depuis très longtemps, lectures très fines à l’appui). Le type, il est entré dans une psychose. Déjà que ce qu’il écrivait n’était pas terrible, mais à partir de là, c’est devenu de la bouillie. Tous ceux qui lisaient Heidegger étaient devenus antisémites. Agamben était antisémite, Nancy était antisémite, Lacoue-Labarthe était antisémite, Derrida était antisémite (lol), Malabou était antisémite (lol2), Jean-Clet Martin était antisémite, Schürmann était antisémite, j’étais antisémite; au final, tous les philosophes ou presque étaient antisémites, puisque tous ou presque avaient lu Heidegger. C’est de la pensée « Marabou, bout de ficelle ». Bon, il a vraiment disparu des radars, lui, personne ne le supportait plus, c’était le type même du troll psychopathe sur les réseaux. Les trolls, ils accusent tout le monde d’être infecté, mais ce sont eux qui essaient d’être infectieux, par les plus vils et les plus stupides moyens. » (« déconstruisons toutes les subsomptions », sur le blog d’Alexandre Gilbert)

Il se trouve que « le type » « troll » décrit comme « psychotique », c’est censé être moi, en voilà une belle « subsomption à déconstruire ». . Je veux bien plaider coupable pour la « bouillie », admettons, il y aura une entrée sur le « style » parmi les cents proposés dans mon prochain essai. Je veux bien, si cela arrange beaucoup de monde, que le travail philologique et herméneutique au long cours qu’imposent les 102 volumes des œuvres dites intégrales de Heidegger – fassent passer pour « psychotique » celui qui se l’impose – pendant que les autres s’en tiennent à la surface, les survolent pour y trouver ce qui les arrange et dénier avec la dernière violence ce qui pourrait mettre dans l’embarras leurs tentatives de redites.

Je ne dis en aucun cas que les noms cités, encore dans le présent livre, seraient antisémites, bien plutôt qu’ils s’accrochent à la conceptualité déployée par un antisémite en ayant toutes les peines du monde à s’en défaire, continuant de la diffuser à tous les vents en pensant trouver cela finaud et audacieux; finalement l’accusation complètement fantasmée, d’être traité d’antisémite, arrange paradoxalement bien ceux qui peuvent alors pousser des cris d’orfraie et croire pouvoir ainsi court-circuiter tous les problèmes de fond qu’implique leur reprise amoureuse des thématiques d’extrême droite qu’ils tentent piteusement de rendre présentables :

-Agamben ne me semble pas « antisémite », mais ses spéculations radicales qui ont inspiré Tiqqun, Comité invisible et MBK lui-même l’ont mené du même côté que lui : en plein délire paranoïaque pendant le COVID, avec rédaction de billets à peu près autant hallucinés, complètement projectifs et irrationnels. Berkeley avait remarqué il y a longtemps que le langage servait surtout de support aux passions plutôt qu’à la maîtrise scientifique, honnie par les heideggerolâtres « de gauche ». C’est peu dire que l’épidémie a fait sauté toutes les digues de leur Scharwmerei en roues libres. Agamben est leur saint patron, l’équivalent de Douguine.

-Nancy ne me paraît pas plus antisémite, non : même problème, je reproche à ces penseurs de ne pas comprendre grand chose à Heidegger et de contribuer à en proposer une version « de gauche » ; ses euphémisations de la violence de la pensée heideggerienne, matrice des néo-fascismes actuels, repose surtout sur sa méconnaissance foncière de la Gesamtausgabe. Comme Mehdi, qui n’est certes pas un « messie antisémite » (Rastier), mais qui se plaît à patauger dans les marécages d’un complotisme que portait bien en œuvre la pensée heideggerienne, comme je l’ai bien montré dans mon dernier essai – qu’il lui aurait été loisible de parcourir, s’il ne passait pas son temps à regardeer d’obscures vidéos YouTube paranoïaques ;

-Lacoue-Labarthe, même cause même effet ; il fut certes un admirateur bien plus exigeant de l’auteur nazi, ce qui n’a d’ailleurs pas manqué de créer des tensions entre lui Jackie Derrida ; bien plus lucide qu’Agamben et Nancy, il a su tout de même ripoliner à sa façon aussi un Heidegger qui critiquerait le nazisme avec son national-esthétisme – ce qui est à la fois vrai et trop court ;

-Derrida, c’est le sens de cet essai que je vais publier, passe son temps sans en avoir l’air, à dérouler le tapis rouge à la conceptualité heideggerienne suprémaciste, tout en en faisant semblant de s’y opposer ou en croyant vraiment s’être donner suffisamment de moyens pour la subvertir – sans jamais vraiment la lire suffisamment. Breaking news : ce n’est pas du tout le cas, il reste bien plus tributaire de la « métapolitique de l’extermination » que ce qu’une ancienne légende rose a entretenu à ce sujet. C’est ce qu’il se passe quand on pérore à n’en plus finir à partir de vingt ou trente pour cent du corpus.

-Malabou, c’est aussi grave par moment, voir l’entrée qui lui est dédiée de mon prochain essai : « abstraire » Heidegger de son explication antisémite avec le national socialisme est hautement problématique, et elle le fait avec une candeur qui finit par devenir coupable, surtout depuis la publication des cahiers noirs. Elle a été bienveillante avec moi quand elle m’a vu extraire devant Didier Franck des enjeux centraux pour penser le mal chez Heidegger ; mais sitôt qu’elle a compris que les derniers éléments publiés pouvaient éventuellement mettre à la mal la crédibilité de ses propres spéculations, elle préfère certainement aussi caricaturer toute attention philologique accrue – c’est tellement commode. Malabou devrait pourtant elle aussi se méfier de son propre énoncé : « Peut-on déconstruire le nazisme, en d’autres termes, sans compromettre, d’une manière ou d’une autre la déconstruction elle-même, sans l’engager dans un cercle (très) vicieux ? » (« L’insistance de la forme »)

-Jean-Clet Martin écrit des choses trop confidentielles pour avoir le moindre intérêt ici, et en aucun cas il aurait été traité d’antisémite sous ma plume, ou derrière un écran, où certes le chambrage est de mise (mais même cela est apparemment trop). Le « troll » est tout ce qui reste lorsque le lanceur d’alerte est continuellement méprisé par ceux que ses révélations pourrait entraver ou mettre en cause.

-Reiner Schürmann, en revanche, c’est peut-être plus grave, parce qu’il s’explique depuis son autofiction avec le nazisme familial, et cela se solde par une apologie délirante de l’an-archisme heideggerien alors qu’il devait tout de même bien se douter de ce qu’il pouvait éventuellement recouvrir…

-Ils ne sont pas cités, mais les cas Dastur, Vattimo, Granel (MBK n’en parle jamais), Stiegler, etc, seraient bien évidemment aussi problématiques – et que je puisse le dire avec d’autres paraît absolument insupportable, ou méprisable. Il va falloir s’y faire, car mon prochain pamphlet serait encore plus virulent contre les dérives du dérridéisme, à l’agonie.

-Quand au pauvre Mehdi, qui justifie ses propres troubles narcissiques en les mythifiant comme «bouffées de décompensation », je l’enjoindrais bien de relire son billet en question en ne se concentrant sur la partie où il s’en prend à plein de noms juifs (de Macias à Epstein en plein délire granguignolesque), mais ce serait vraiment pour le taquiner, car je ne le crois en aucun cas antisémite, cette accusation n’a aucun sens et n’a jamais été proférée. Ceux qui mettent le nez dans la boue heideggerienne en espérant y tamiser leurs propres obsessions sur « le capitalisme », « la technique », « la domination » ou « Bill Gates », « la banque Rothshild » ne font pas suspects d’antisémitisme du tout, non. Je ne le dirais même pas de Françoise Dastur. Ils sont juste invités à expliquer pourquoi ils tiennent à ce point à évider la pensée heideggerienne de ce qui constitue son cœur battant : les textes ésotériques et les cahiers noirs, l’explication avec le judaïque, son négationnisme structurel. La réponse se résume donc à cela: ils ont peur d’être traités d’antisémites. Eh bien qu’ils soient rassurés. Personne n’a ce but là : leur amour immodéré pour les élucubrations spéculatives surnazies de Heidegger les présente surtout comme des gens qui se sont entichés d’une certaine façon d’aborder la philosophie et qui ne veulent jamais en démordre, même quand des objections, ma foi, éthiques, minimales, semblent leur être proposés. Cela les fait littéralement enrager. Au point de tout mélanger, comme à leur habitude : le champ lexical de la contamination, nouvelle « hantologie » en roues libres de MBK, qui s’autorise à qualifier d’hystérique quiconque ne brosse pas un portrait élogieux de sa personne et de ses logorrhées – pour ne rien dire de ses lubies. Puisque les systèmes de renvoi d’ascenseur et de gratifications narcissiques sont le menu frottin des milieux militants et académiques, il aurait souhaité, depuis notre rencontre, que je sois une sorte de disciple de ses diverses obsessions. La vérité était que je ne m’intéressais à ce « type » uniquement parce qu’il semblait connaître – mais en vérité, fort superficiellement le problème du mal chez Heidegger à partir de Schürmann et Lacoue. Quand il s’en est rendu compte, et que finalement je ne me servais que de quelques passages de ses « œuvres » pour soulever de nouvelles questions à partir des cahiers noirs – il n’était plus question pour lui de m’abreuver de ces éloges stupides qu’il attendait en retour (il a pondu une sorte d’essai grotesque où il fait l’apologie de mon premier essai, c’est un inédit que je publierai un jour), mais uniquement de m’insulter pour mes recherches, qui me rapprochaient trop de Faye. Évidemment celui-ci était copieusement injurié aussi, il fallait bien hurler avec les loups ; c’en est suivi un mail où fou de rage, Mehdi-le-messie m’accusait de tous les maux, à commencer par l’exploitation du peu que je lui « devais », croyait-il, tout en me reprochant par ailleurs de ne pas le lire – – et surtout de le placer en porte-à-faux devant ses « amis ».

II. D’un sacré gâchis

La vérité est qu’à force de critiquer Nietzsche, Heidegger et les postmodernes dans sa période d’amour béat pour Badiou, MBK proposait quelques moyens futés de leur poser des questions parfois incisives, le plus souvent bien émoussées par leur caractère général et au fond peu renseigné. Cela n’allait donc pas bien loin. Mes deux essais autour des cahiers noirs pointent la gravité, structurelle, du problème : les pensées liées à la déconstruction et à l’an-archie si tributaires de Heidegger reprennent à leur corps défendant (c’est qu’elles clament) les structures mêmes du manichéisme antisémite de Heidegger. Ses agents en reprennent de très nombreux tics, et surjouent l’indignité ou l’enragement, apparemment, sitôt que cela leur est rappelé, comme il se doit, textes en main.

Et me voilà donc, derechef, devenu bien « inamical » ; me voilà taxé d’être « infectieux » – et je serais tenté de rapporter cela au cher Geist heideggerien et à sa Seuche. Les auteurs liés à la déconstruction souhaitent être les seuls à s’ériger en hyper-critiques, et traitent directement de virus ou de procureur, voire d’inquisiteur, quiconque leur rappelle que leur usage des textes heideggeriens est au minimum soumis (et oui Mehdi, soumis) à relecture sitôt qu’ils entrent dans l’espace public. D’ailleurs, ronchon, il parle d’entrer dans une sorte de réserve pour quelques mois, grand bien lui fasse : si cela peut lui éviter de se commettre en racontant n’importe quoi dans des vidéos où tous les paranoïaques se cooptent… Je suis étonné que son texte ne me traite pas, du tout, à mon tour, d’antisémite. Surprise : c’est Nietzsche (et c’est heureux), qui se voit attaqué de la sorte, à raison d’ailleurs, dans les lignes suivantes. Allez comprendre. Il ne faut cesser relire les heideggeriens « de gauche » (il n’est d’ailleurs pas anodin que Mehdi cherche à annihiler cette partition comme l’extrême-droite) à partir des inconséquences philologique massives des interprétations qu’ils ont proposé trop tôt et en cherchant à évacuer cet antisémitisme dés que possible. D’ailleurs MBK n’échappe pas à la règle, qui croit avoir dit et écrit beaucoup de choses censées à ce sujet alors qu’après recensement sérieux, je n’ai recensé que deux ou trois passages particulièrement bien sentis – – au point qu’ils ont permis la cristallisation, qu’il n’a jamais supporté, de ce que j’avais pressenti en me concentrant sur la notion d’insurrection chez Heidegger : que celui-ci ne faisait au fond que recoder en langage ontologico-historial une sorte de « surnazisme », ce qui ne fait aucunement les affaires de tous les noms cités précédemment. Il est alors de bon ton de m’insulter sans me nommer pour complaire à ceux qui souhaitent continuer à heideggerianiser comme si rien n’était. Dans le même billet où il est censé répondre avec indignation à une amie le trouvant un peu trop proche des antisémites, il va quand même jusqu’à écrire : « Comment peux-tu croire une seconde à cette construction fumeuse, « le conspirationnisme d’extrême-droite antisémite »? Ce sont exactement les mêmes qui nous ont bastonné sémantiquement pendant des années avec l’ »islamo-gauchisme », et ce sont tout simplement les mêmes qui, dans les années trente du siècle dernier, parlaient de « judéo-bolchevisme.» MBK dénie tout simplement l’existence de la nouvelle droite liée à De Benoist et Dugin. Ce n’est pas très étonnant, ce sont ses nouveaux petits potes des mouvances conspirationnistes. C’est dire sa décontraction, et sa tendance à tout mélanger, croyant devoir pourfendre les manigances (Machenschaft?) d’un ennemi libéral déchaîné comme le serait Bill Gates ; dans la « guerre civile mondiale » liée au virus, tout ne serait que « propagande médiatico-gouvernementale » (de Weimar?), qu’il relie à la CIA qui a inventé le terme « complotisme »- ce terme recouvrirait, dit-il « des héros modernes », rien de moins. Il devient difficile d’éclater de rire tant le problème semble psychiatrique. Le trépas de sa daronne a littéralement fait exploser la psyché heideggerienne de MBK comme d’Agamben, et leurs amis devraient avoir honte de les laisser s’exposer à délirer en public de la sorte. Mickaël Crevoisier, où es-tu ? Comment peux-tu laisser Mehdi se ridiculiser de la sorte ? Si c’est encore ton ami, vient à son secours. La vérité, est que je soupçonne la catégorie des heideggerolâtres et derridolâtres un peu plus calmes et académiques – d’être ravis de le voir ainsi se donner en spectacle, son histrionie recoupant leurs propres obsessions contre « le néo-libéralisme », « la technocratie », « la transhumanisme », « la science qui ne pense pas », « l’ordalie sécuritaire », « la biopolitique » etc. Mais où sont-ils ? Soutiennent-ils MBK quand il écrit : « Et si l’on n’a pas le courage de dire que Hitler et Pol-Pot, à côté de Bill Gates et Klaus Schwab, c’est des scouts, on n’a aucune chance de faire quoi que ce soit d’efficient politiquement dans l’époque où l’on vit. » Une Catherine Malabou qui se perd en conjectures sur l’anarchisme dans son dernier essai, valide-t-elle un tel propos ? Pour nous il est tout à fait similaire, c’est tout sauf un hasard, à ce propos négationniste des cahiers noirs visant l’enjuivement de « l’américanisme » par la « machination mondiale » : « l’inessence irresponsable, qui dépasse de plusieurs milliers de degrés la rage de Hitler en Europe » (GA97, p.250) De même l’hommage suivant aux pulsions antinomistes et confusionnistes d’Agamben n’est pas sans rappeler la qualification de « bolchévisme anglais » dans L’histoire de l’être : « C’est ça qui fait que le mot « gauche » est aujourd’hui inutilisable, et qu’Agamben, un des rares philosophes lucides sur la situation, parle depuis un an et demi de « capitalo-communisme », même si je ne suis pas sûr qu’il mesure à quel point l’intuition est juste. » La propension à tout mélanger pour accuser le monde entier et le qualifier de diabolique est une constante de la matrice gnostique heideggerienne qui sert de référence à tous les technophobes et misologues en goguette dès qu’il est question d’une pauvre vaccination.

III. Leur zone de confort et la nôtre

Maman est morte aujourd’hui ou bien hier, on ne sait plus trop bien : alors la fissure, la douleur permet à peu près tout, insulter, spéculer, se rengorger, fanfaronner, recruter ; et tous ceux d’ailleurs qui délirent sur le COVID sont les bienvenus, cooptés, y compris si leurs délires fascisants sont crânement assumés :

« il faut sortir de la zone de confort de la bonne conscience de gauche, même radicale, même ultra : si des gens de droite sont en train de se réveiller alors que « l’extrême-gauche » ne trouve rien de mieux à faire que de défiler contre les « conspis fachos antisémites » (…) « Je me suis retrouvé dans une réunion où il y avait une vingtaine de personnes, je n’ai pas le droit, là encore pour des raisons politiques, voire biopolitiques, de dire qui il s’agissait. Il y avait du très beau monde, tu peux me croire, et là encore venant de toutes les couches sociales, de toutes les professions possibles, et, bien sûr, de toutes les tendances politiques : des anars, des gauchistes, des centristes, des gilets jaunes, des gens d’extrêmedroite. » « tout ce qui se passe actuellement me fait, en effet, écouter des gens de droite, même extrême, qui sont des gens probes, généreux et intelligents. C’est comme ça. Les GJC appellent ça : le « décloisonnement », et ils ont raison. Le monde est passionnant parce qu’il est varié. Je suis un anarchiste philosophique, avant de l’être politiquement. Ce qui me passionne, c’est ce qui est singulier, ce qui ne ressemble à rien d’autre »

L’hypernarcissisme de ceux se prenant pour des rebelles, oui, on sait. Ce sont très exactement les raisons pour lesquelles, pour ma part j’avais cessé d’être gilet jaune ; non pas pour me boucher le nez au nom d’une moraline facile, mais parce que j’ai la conviction profonde, reposant sur mes lectures, que ceux qui pensent « trouver de la poussière d’or dans la poussière brune » (selon le bon mot hautain de l’anarque Ernst Jünger) sont surtout ceux qui n’ont pas travaillé assez ces auteurs. MBK comme tous les auteurs cités précédemment n’ont pas pris la mesure de l’abjection des textes de Heidegger, Schmitt, De Man, et croient trouver dans leur radicalité les projections qu’ils se plaisent à faire sur eux. « Par exemple, ce n’est pas pareil, en philo, que d’avoir surtout lu Marx et Gramsci, et de surtout avoir lu Nietzsche et Heidegger : et, s’il faut te donner du grain à moudre, j’ai pour ma part surtout lu ces deux derniers » Sans blague, Mehdi ! Le pire est que le second n’a jamais été tant lu que cela : jamais les traités ésotériques, par exemple n’ont été travaillé, il ne connaît de Heidegger que ce que ses propres projections sur la technique, notamment, désire ardemment y trouver. Donc, non, le but n’est pas de le traiter de « conspi facho antifeuj ». Plutôt voir dans ses saillies le symptôme navrant d’un certain désœuvrement philologique – qu’il paratage avec toute une frange de la pensée française et italienne depuis des décennies – qui dès lors se serre les coudes.

J’avais déjà posé la question suivante en 2016, bien avant que les crises ne fassent dégoupiller notre messie antivax : « Question : sur le modèle de ce que MBK avait commencé avec son Après Badiou, y’a-t-il de même un droit d’inventaire de ces pensées post-modernes de la radicalité, souvent inspirées pêle-mêle de Benjamin et Taubes, Schmitt et Heidegger ? » (Heidegger et sa solution finale, éditions Connaissances & savoir, p.748) J’ai écrit cela il y a six ans, donc, mais rien n’a changé, ou plutôt si – maintenant Mehdi est ravi de dire du bien de Maurras en invoquant le pauvre Benjamin, tu parles d’un progrès. Je repose la question : lesquels de ses amis encore vivants et actifs dans les milieux philosophiques le suivent vraiment dans ses frayées conspi, antivax, et valorisant des auteurs d’extrême-droite ? Au lieu d’utiliser sa semi-démence, rendue encore plus patente par sa douleur, pour qu’il fasse passer ce qu’ils n’osent exprimer eux-mêmes, j’aimerais assez qu’ils aiment le courage de le suivre ou de le dédire dans ses délires, que les choses soient claires une bonne fois pour toute. Quels dérridiens, quels admirateurs d’Agamben et de Foucault pour corroborer les assertions dogmatiques et rageuses de Mehdi ? Aidez-nous à mesurer le dégré terminal de délabrement de ces irrationalismes qui suscitaient l’ironie de Bouveresse déjà des décennies. Faites nous rire. Nous ne rentrerons jamais dans vos débats basés sur des vidéos YouTube que vous opposez aux médias mainstream, nous vous laissons votre désir de traiter de beaufs, de conformistes et de complices tous ceux qui ne souscrivent pas à vos délires. Nous ne sommes même plus perplexes, l’indifférence prédomine. Mais ayez au moins, comme Mehdi, cette passion de l’abîme à laquelle invitait déjà l’accelerationnisme heideggerien : vautrez-vous complètement comme dans la fange conspi, copinez avec la nouvelle droite, tout en continuant d’insulter « des juifs » puisque apparemment l’antisémitisme ne consisterait qu’à insulter « les » juifs. Sortez de votre zone de confort, et tentez un coming-out brun-rouge complet.

Stéphane Domeracki, lycée Galatasaray

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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