Dialogue avec Stéphane Domeracki

Stéphane Domeracki, prof de philo trentenaire, ayant publié Heidegger et sa solution finale, Essai sur la violence de « la » « pensée », en 2016, répond à quelques questions à l’occasion de la publication du dernier tome des Cahiers noirs de Martin Heidegger.‬

Pourquoi avoir rédigé ce pamphlet contre Heidegger ?
J’ai très tôt lu Nietzsche et Heidegger, ainsi que les nombreux épigones français qui ne sauraient se passer de leurs œuvres ; j’ai très longtemps été séduit par le second, que mes professeurs de fac m’ont toutefois vite présenté comme un grand penseur, si ce n’est le plus grand. Même quand il était question de Kant, de l’idée de système, de la technique, des présocratiques, il était toujours suggéré qu’il avait écrit des choses indépassables à ce propos.

Mes mémoires de Master portaient sur ses cours sur Nietzsche et Schelling, et à chaque fois, mes directeurs me menaçaient sitôt que j’évoquais le nazisme et surtout le nom d’Emmanuel Faye, y compris à titre de repoussoir. Je vais taire charitablement le nom d’enseignants qui changeaient de couleur sitôt que j’estimais nécessaire d’évoquer le rapport de Heidegger au national-socialisme dans les années trente et quarante pour pouvoir comprendre sa pensée.

Le malaise s’est accentué chez le pauvre Mehdi Belhaj Kacem, que j’ai cru devoir fréquenter à l’époque où j’avais lu quelques paraphrases intéressantes de Lacoue et Schürmann chez lui ; celui-ci avait pourtant l’intelligence de thématiser la question du mal en lisant Heidegger, avec enfin quelques remarques permettant des progrès herméneutiques.

Mais je l’admets, Il a fallu que j’attende les Cahiers noirs, soit, très, trop tardivement, pour que se cristallise à mes yeux une représentation plus claire de ce qui se joue dans sa pensée manichéenne du premier et du nouveau commencement : un antisémitisme débridé, mobilisant la majeure partie de sa conceptualité ; je ne l’ai accepté que sur le tard, mais c’est bien Emmanuel Faye qui avait raison.

J’avais bien sûr été troublé par son premier grand ouvrage, mais il fallait que je lise par moi-même, en allemand, les extraits scandaleux que chacun connaît désormais pour m’aviser de sa spectaculaire probité – spectaculaire au sens où elle formait un contraste effarant avec la faillite quasi générale des interprètes français, laquelle perdure d’ailleurs..

Mais surtout, il fallait que je vérifie une intuition, développée lors de mon Master, concernant la notion d’insurrection du sujet et qui centralise l’essentiel de sa pensée antisémite du mal à mon sens. Cette pensée du mal est à mes yeux plus importantes que sa pensée de l’être, avec laquelle elle s’articule de toute façon…

Mes recherches à ce propos ont fini par donner le livre tranchant que j’ai publié en 2016, croisant ma lecture des Cahiers noirs avec d’autres traités impubliés de la même époque, le plus souvent laissés de côté – on devine pourquoi- par ceux qui prétendent être spécialiste de Heidegger, mais qui prennent bien soin de ne jamais vraiment affronter la violence de cette pensée.

Qui sont ces spécialistes qui ne vous semblent pas à la hauteur ?
‬Peter Trawny, Donatelle Di Cesare et Jean-Luc Nancy, si injustement médiatisés, sont associables dans cette démarche, -parmi d’autres dont ils finissent par être les représentants- pour définir un état de médiocrité organisé et plus ou moins raffiné d’une lecture ratée de ces textes violents . Il y a chez eux le désir d’une ligne supposée médiane, qui en cela passerait pour raisonnable auprès des professionnels de la philosophie, ce que beaucoup d’ailleurs attendent comme une solution souhaitable.

Il s’agit alors d’émousser le tranchant de la radicalité heideggerienne, ce qui revient à le trahir et à ne pas le comprendre. Avec diverses nuances, on peur rajouter à cette liste des chercheurs de divers horizons, tels qu’Emmanuel Cattin, Didier Franck, Christian Sommer ou tout autre universitaire accueillant mollement les horreurs contenues dans les Cahiers noirs, l’esquivant en se focalisant sur des éléments annexes sur la Gelassenheit, le christianisme, les âneries rédigées sur Hölderlin (lisez Adorno à ce propos).

Ils en arrivent à défendre jusqu’à ses écrits les plus ineptes et inacceptables en ne se focalisant que sur les concepts (si le terme convient pour cet auteur, ce qui n’est pas vraiment le cas), les spéculations quasi théosophiques, qui donnent l’impression d’une grande profondeur malgré leur caractère hautement répétitif.

Bien sûr, cela ne passe pas par une apologie franche du nazisme en question, et les Cahiers noirs en ont embarrassé plus d’un; chacun d’entre eux fait son travail de « professionnel de la philosophie », si je puis dire, en tâchant d’expliciter la pensée de l’être comme s’il s’agit d’un objet philosophique comme un autre, ce qui, je le soutiens, revient à amortir en quelque sorte le choc de ce que cet auteur cherche à imposer à la philosophie, et qui revient à l’abandonner; je dirais même que leur but est en quelque sorte de « normaliser » cet auteur bien plus radical que ce qu’ils veulent bien admettre, ce qui revient à relativiser les assertions abjectes et les aberrations contenues dans la Gesamtausgabe.

Ce genre d’auteurs ne s’attardent donc guère sur les textes, désormais fort nombreux, qui posent vraiment problème, et qu’ils ont d’ailleurs passés sous silence depuis bien longtemps (par exemple, le volume 69 L’histoire de l’être est publié depuis 1998 mais n’a guère donné lieu à une prise de conscience de ses contenus scandaleux, bien avant les Cahiers noirs); et lorsque, enfin ils les évoquent, c’est toujours en passant, ou en proposant une herméneutique molle, inapte à saisir la radicalité de cette pensée.

Cette ligne de lecture présente autant du côté de l’école de Strasbourg, du côté des derridéens, que du côté de nombreux universitaires biberonnés à Heidegger, c’est celle-là qu’on peut déplorer, puisqu’elle va probablement faire école, tant elle tend à se prétendre nuancée, modérée, supposée médiane.

« Supposée médiane » entre ?‬
Entre les heideggerolâtres orthodoxes (Fédier, Alfiéri, Von Herrmann, David, France-Lanord, Dastur) qui ne sont plus guère pris au sérieux – il restera à exposer l’inanité de l’ouvrage récent d’Alfiéri, mais ce ne sera pas très difficile- et ceux qui prennent courageusement acte du nazisme et de la validation de la solution finale par Heidegger (Faye, Kellerer, Rastier, Pegny, moi-même et quelques autres).

L’idée que le meilleur positionnement serait une sorte d’entre-deux raisonnable est très séduisante, notamment pour ceux qui ont fait une carrière universitaire reposant largement sur de la paraphrase supposée de Heidegger (supposée, là-encore, car ils n’étudient pas Heidegger jusqu’au bout) . Il s’agit de le sauver sans trop avoir l’air de le faire. On se donne aussi des satisfecit sympathiques en axant les analyses sur « le philosophique plutôt que l’historique », en se perdant avec délice dans l’analyse conceptuelle, et on tente de faire songer qu’on a soi-même dépassé Heidegger qui serait resté trop métaphysique et aurait fait une grosse bêtise avec son nazisme, toutefois secondarisé.

Un incroyable blanc-seing spéculatif est donné à ce penseur, qui séduit par ses audaces des auteurs français et italiens, notamment, qui ne souhaitent en aucun cas prendre leurs distances critiques avec celui qui propose de nouvelles stratégies révisionnistes et antisémites, et justifie à sa façon la solution finale. Ils se hâtent de les décréter « banales » pour les rabattre sur un antisémitisme qui concernerait tout l’Occident.

Désolé, mais je ne crois pas qu’un Jean Cavaillès, lui, authentique résistant au nazisme, serait par exemple concerné. Noyer rapidement l’antisémitisme spécifique de Heidegger dans un grand ensemble, pour ne surtout pas en étudier le fonctionnement dans le détail, c’est l’opération du minuscule ouvrage de Nancy, La banalité de Heidegger, qui s’est dépêché de publier cet opuscule fort général pour ne pas affronter ce qui se joue dans les méandres des éditions dites intégrales, et qui le mettrait davantage dans l’embarras.

Mais ces chercheurs d’un certain âge ont perdu depuis longtemps tout pouvoir d’étonnement, et ne cessent de répéter « qu’ils savaient déjà depuis longtemps » ; en vérité, ils ne savaient pas grand chose, puisqu’ils avaient déjà d’emblée recouvert la pensée heideggerienne d’une certaine herméneutique revenant à en neutraliser la charge explosive – et à la recouvrir, la rendant illisible.

La « paraphrase supposée » de Heidegger que vous évoquez concerne-t-elle les auteurs de la ligne « supposée » médiane : Trawny, Di Cesare et Nancy ? Ou Derrida, Vattimo et Agamben ?‬
Il existe une façon biaisée de lire Heidegger qui concerne tous les noms cités, bien que Derrida, parmi eux, soit le seul véritablement talentueux. Bien sûr, ces « auteurs » (voilà comme Heidegger les appellerait dans le dernier volume publié) ont chacun leurs spécificités.

Mais il y a un leitmotiv, qui consiste à rentrer à ce point dans la micro-analyse de tels ou tels éléments conceptuels et spéculatifs de la pensée heideggerienne, qu’on en fait un motif d’étude dissocié de celle-ci, et qu’on perd de vue l’ensemble de l’édifice.

Au fond, j’ai souhaité un peu les parodier avec mon obsession pour la notion d’insurrection, j’aurais pu aussi bien me focaliser sur l’esprit. Tous ces auteurs, auxquels on pourrait rajouter Schürmann et surtout Lacoue-Labarthe, estiment possible de se fabriquer une sorte de « Heidegger de gauche », ce qui est d’une part absurde quand on comprend où cet auteur voulait en venir – et en même temps interroge certaines affinités brunes-rouges.

Pour ma part, je revendique une lecture plus littérale et systématique du projet même de pensée de Heidegger, sur laquelle il ne s’agit pas de projeter autre chose (par exemple d’autres motifs des années 60, liés par ailleurs à ce qu’on a pu lire de Marx, de Nietzsche, voire de la psychanalyse), parce qu’il s’agit surtout de restituer la radicalité sans ambages de cet auteur dangereux, qui s’étonnait et s’agaçait d’ailleurs qu’on puisse croire qu’il cherchait à produire une « philosophie »; son but, il l’écrit nettement, était bien plutôt de la liquider (comme à peu près tout le reste d’ailleurs : la raison, la science, l’humanisme, le journalisme, la littérature etc etc), et il ne s’adressait certainement pas aux temps démocratiques que nous vivons, dans lesquels il s’agissait plutôt pour lui de crypter ses messages pour la pseudo-élite fascisée de demain à laquelle il s’adresse.

Vous voyez dés lors l’ampleur du quiproquo : Heidegger prenait pour des imbéciles de nombreux lecteurs de son vivant, et ils sont légions, les idiots utiles – et même brillants- qui servent de « mules », comme dans les aéroports, au transport de ses textes antisémites, non suffisamment reconnus comme tels. Au contraire, on préfère de Heidegger une espèce de héros de la pensée…

Les auteurs que vous citez cherchent à en faire une sorte de comble de la philosophie, alors que Faye et les autres noms affiliés (qu’ils n’hésitent pas à se dissocier de mon propos si je me trompe) estimons que ses spéculations obscènes concernant le meurtre de millions d’innocents ne sont plus guère de l’ordre de la philosophie, quand bien même Heidegger a été suffisamment malin pour en maîtriser les concepts, le style, et surtout les usages (il sait séduire, et ses afficionados lui vouent littéralement un culte ou ne peuvent se passer de sa conceptualité : tous leurs travaux s’écrouleraient).

Je préciserai même pour ma part qu’avec Heidegger, on a à faire à un faussaire assez génial dans son genre, reprenant discrètement les schémas conceptuels d’autres auteurs (j’ai exposé notamment dans mon ouvrage ses emprunts massifs à Schelling l’amenant à produire un manichéisme « historial ») pour faire passer en contrebande ses délires spéculatifs concernant les Juifs, comme point d’orgue de 102 volumes dont les Cahiers noirs devaient être les derniers volumes publiés.

Faut-il encore étudier ce penseur selon vous ?
‬Plus que jamais il faut lire Heidegger, pour apprendre à s’en protéger, en tâchant de ne pas se laisser séduire par sa maestria réelle dans l’écriture, et pour se poser des questions concernant le rôle réel de toute spéculation philosophique, tant qu’à faire – sans en faire un psychodrame concernant le sort de la philosophie dite « continentale » contre l’engeance « analytique » ; il est clair que le cas Heidegger cristallise aussi quelque chose à cet égard, et dit énormément à propos du destin de notre discipline.

Je suis même porté à estimer qu’une lecture véritablement critique de cet auteur est nécessaire pour s’interroger sur la philosophie « professionnelle », tant le culte qui est voué à cet auteur en dit long sur les tendances des acteurs de la pensée universitaire post-moderne. J’ai été amené, en cela, à lire de la sociologie de la philosophie ou les auteurs de l’École de Francfort en contrepoints, ce qui m’a paru fort salvateur. Certains souhaitant banaliser l’affaire pour la congédier, il m’a paru nécessaire, au contraire, de l’approfondir dans mon essai.

Elle en dit trop long sur certaines habitudes de pensées hexagonales qui ne devraient pas faire long feu, tant les travaux, par ailleurs, par exemple de Sidonie Kellerer, sont scrupuleux, et font preuve par contraste d’une probité qui a depuis trop longtemps manqué dans les très nombreuses approches de cet auteur qui subjugue.

Il y a des sommeils dogmatiques qui reposent sur la confusion bien entretenue entre philosophie véritablement critique et discrète apologétique ; cela ne pouvait plus durer. Kellerer a d’ailleurs reçu un financement conséquent pour permettre des recherches précises sur le degré de perdition des études ayant emboîté le pas à Derrida, tant parfois l’écart entre ce que visait à établir Heidegger et leur fantaisie est abyssal.

Ses travaux dans les archives de Marbach, que ne se sont guère imposés des herméneutes-en-chef, vont à n’en pas douter permettre d’établir philologiquement qu’il serait désormais temps de réclamer là-aussi, un certain droit d’inventaire à la séquence 1960-2010…

Ceux qui prétendent aussi que les travaux de Faye ne sont pas suffisamment philosophiques (parce que soi-disant ils n’entrent pas assez dans le détail des spéculations heideggeriennes) en seront pour leur frais, tant il me semble au contraire que ses efforts le sont, par excellence, comme effort et enquête pour se débarrasser de mythes post-modernes qui n’en finissent pas de mourir. Jean-Luc Nancy comme Peter Trawny incarnent cette jalouse sauvegarde du goût pour l’aventure spéculative échevelée, et malheureusement, cela continue de plaire. Cela interroge donc.

Qu’apprend-t-on dans les Cahiers noirs que l’on ignorait encore ?
C’est une excellente question car beaucoup se sont hâtés de décréter qu’il ne s’y trouvait rien de nouveau. Mais ceci ne vaut que pour les blasés et fatigués de travailler, qui souhaitent qu’on s’en tienne à leurs anciens travaux, bien souvent périmés, voire désormais fort éloignés des apports des Cahiers noirs, lesquels doivent nous inciter à relire tous les volumes bien connus, notamment les cours sur Schelling et sur Nietzsche qui leur sont contemporains, afin de comprendre des notions décisives comme celles d’ « insurrection », de « volonté de volonté » ou de « machination ».

Il n’y a certes qu’à partir des ces carnets extimes que nous pouvons comprendre où convergent toutes les méditations heideggeriennes qu’on croyait comprendre sur l’histoire et la technique. Le point de convergence est apocalyptique : la destruction des Juifs d’Europe, voire même, un texte de GA96 l’espère, de la planète toute entière. Rien de moins.

Avishag Zafrani a bien montré que le gnosticisme de Heidegger l’engage a souhaiter une sorte d’embrasement décisif du sujet moderne, lequel devrait mener jusqu’à ses dernières extrémités le nihilisme, sans quoi d’autres formes plus durables de nihilisme empêcheraient l’avènement d’un nouveau commencement totalement déliré.

Ce qui fait obstacle et « encrasse » (c’est lui qui emploie ce terme) ce passage, cette transition vers le tout-autre, c’est le judéo-christianisme – et si Heidegger multiplie les piques contre le seul christianisme, c’est comme dans les cas où il vitupère tous azimuts contre le nazisme, le bolchévisme et l’américanisme, qui sont à ses yeux diverses formes d’enjuivement qu’il dénonce ; des textes de GA97 suggèrent clairement que Hitler et les Allemands ne seraient responsables de rien, et auraient été versés dans ce comble d’enjuivement qu’aurait été l’avènement (« incité », dit-il) des dictatures.

La production d’un discours révisionniste est sous-tendu par une armada conceptuelle, « ontologico-historiale », vouée à étourdir tous ceux qui n’ont pas suffisamment travaillé les traités impubliés des années trente, et les cours de la même époque. Au point, pour certains, d’oser croire que Heidegger aurait cherché à « résister au nazisme » !

Entendons-nous bien ; d’une certaine façon oui, mais uniquement en tant que forme paradoxale d’un enjuivement ultime : et feindre de ne pas comprendre cela amène des erreurs d’interprétations très graves. C’est donc un nazisme au carré, au cube, dont ce penseur se fait le héraut, ne manquant pas de fustiger les « demi-mesures » du régime lorsque la Shoah n’était pas encore engagée, ainsi que son manque d’enracinement dans sa pensée, puisque dans les Cahiers noirs apparaissent les linéaments d’une « métapolitique », estimée mieux apte à lutter contre l’engeance juive que toute doctrine directement biologisante, racialiste, faisant la part belle à l’animal rationale qu’il s’agirait au contraire de mener à sa perte (Les Juifs étant accusés d’avoir été les premiers à vivre selon la race, ils auraient fait en sorte de diffuser de quoi « animaliser » le sujet moderne jusqu’à la bestialité…).

Notons toutefois que Heidegger maintient ce suprématisme de la race comme étant nécessaire « historialement », comme comble destiné du versement dans le premier commencement perverti par le judaïsme et l’Imperium, la modernité de la mobilisation totale technique n’en étant que l’appendice. Il regrette juste que les officiels ne soient pas à l’écoute de son baratin sur le Dasein germanique, mais ne rejette en aucun cas le biologisme, il l’intègre au contraire à ses délires spéculatifs sur l’envoi initial et la nécessité de mener au bout le « principe barbare » nazi, afin de faire advenir le tout autre nouveau commencement.

Les Cahiers noirs contiennent ainsi tout un luxe de précisions correspondant sans problèmes aux visées nazies, exposant de quelle façon Heidegger cherche à embrigader les philosophes dans ses justifications du pire, afin de mener, Sidonie Kellerer l’a montré, une « guerre secrète » – – contre qui, à votre avis ?

Vous sentez-vous solidaire des travaux de Sidonie Kellerer ?
Il faudrait en effet en revenir à du travail sérieux, de l’ordre de ceux qu’elle a publiés concernant L’époque des conceptions du monde, ou, plus récemment, sur Sein und Zeit, ce à quoi je suis moins porté, préférant me concentrer sur les années suivantes.

Je tiens au passage à évoquer mon indignation concernant les tentatives méprisantes de disqualification des travaux fouillés de Sidonie Kellerer par Jean-Luc Nancy ; outre le fait que ses recherches probes et décisives ruinent à elles-seules toutes les petites fictions du politique que l’École de Strasbourg a cru pouvoir échafauder, c’est la façon de procéder qui est particulièrement minable, et à tout prendre, pour le moins « banale », de la part d’un mandarin de l’université : il s’agit franchement de se rengorger en pataugeant dans les arguments d’autorités, concernant, pour le coup, des herméneutiques périmées ; en suggérant, comme un vieux maître avachi dans ses certitudes, que cette chercheuse brillante serait recalée comme une petite étudiante se trompant (et selon quelle exactitude ?

Rappelons que Heidegger a pu scander que « se faire comprendre était le suicide de la philosophie » et qu’il attaque en permanence l’adaequatio) lorsqu’elle cherche à expliciter Sein und Zeit, Nancy prouve encore davantage qu’avec ses récents travaux l’heure de la retraite a sonné, au moins sur cet auteur qui n’a visiblement plus envie de travailler – – au sens où il nous semble évident qu’il faut reprendre à zéro ce que nous croyions comprendre de Heidegger, tant des interprétations hâtives et ineptes en ont recouvert la teneur réelle.

Il appartient du reste à ces producteurs de littérature secondaire française ou italienne qui auront le plus contribué à recouvrir la Gesamtausgabe de projections, d’éléments extrinsèques, au sens où la Gemeinschaft rêvée par les cours des années 30 n’ont guère à voir avec toutes les réflexions sur la communauté – pour ne rien dire de la démocratie, honnie, exécrée par Heidegger, qui ne permet en aucun cas de la penser. Il est temps que ces écrits, pour intéressants qu’ils puissent paraître, cessent de revendiquer quelque compréhension que ce soit de Heidegger, tant elles ont perdu en crédibilité en nuançant ou relativisant son antisémitisme.

Comment vous situez-vous par rapport à la pensée d’Heidegger ?
Je dénie en partie le caractère décisif d’une telle question, car je revendique des lectures diverses, qui ont toutes à leur façon irrigué les positions proposées dans mon ouvrage. J’ai autant lu Schürmann, Lacoue, Derrida d’une part, que Beaufret, Guest, ou Alfiéri d’autre part ; autant Meschonic, Adorno ou Kellerer d’une part, que Courtine, Greisch, Sommer d’autre part ; mais j’admets qu’au bout du compte, c’est le plus méprisé par la plupart, Emmanuel Faye, qui l’a emporté, parce que c’est finalement sa ligne critique « dure » qui correspondait le plus à la radicalité criminelle – je pèse mes mots – de Martin Heidegger.

Si j’ai décelé des intuitions décisives chez Belhaj Kacem ou Zarader, c’est bien chez l’auteur exécré de L’introduction du nazisme dans la philosophie que j’ai trouvé, après beaucoup de dénégations de ma part aussi, les motifs stimulant ma propre enquête, avec comme souhait le refus de céder à la facilité dans l’analyse des textes, tout en admettant le nazisme et l’antisémitisme désormais flagrants de cet auteur.

Mon approche se devait de vérifier diverses intuitions de lecture datant d’avant la parution des Cahiers, et qui concernent par ailleurs la psychologie et la sociologie des philosophes de métier. De la même façon qu’Adorno dans ses Études sur la personnalité autoritaire, j’ai cherché à comprendre ce qui pousse de façon si sectaire des chercheurs brillants à adhérer sans réserve à un discours qui appelle tranquillement en plein cours sur le Logos, à « exterminer l’ennemi greffé sur les racines du peuple » ; je me situe donc au carrefour improbable entre les recherches historiques probes des chercheurs entourant l’effort d’Emmanuel Faye, et des intuitions et analyses intéressantes qu’on peut trouver localement chez des auteurs malheureusement moins probes.

C’est la question du mal, et non celle de l’être (on attend d’ailleurs toujours que les spécialistes nous expliquent la différence entre Sein et Seyn, ce que je propose dans mon livre), qui a orienté mes efforts, en me demandant, à un moment donné, s’il fallait vraiment emboîter le pas à tous ceux qui souhaitaient accuser la philosophie entière, ce que j’ai commencé à refuser sitôt que j’ai compris que c’était l’opération qu’incitait à faire Heidegger en s’en prenant à toute la métaphysique. Plutôt que de la liquider, lui être solidaire à l’instant de sa chute, c’est ce à quoi nous invitait Adorno dans sa Dialectique négative.

En quoi vos travaux se distinguent-ils de ceux de Sidonie Kellerer ?
D’abord, elle est professeur d’université, moi pas, je ne suis qu’un petit franc-tireur travaillant dans mon coin, avec un style polémique pas franchement voué à séduire, puisque en philosophie, l’apologie de la sobriété est forcenée. Ses travaux ont des bases historiques beaucoup plus précises, et souffrent moins du ton hargneux, narquois, vindicatif, que je me plais – je l’assume- à perpétuer.

J’estime pour ma part qu’il y a une place pour le pamphlet en philosophie, en particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer le scandale par excellence advenant dans cette atmosphère compassée. Toutefois, mes travaux, je les estime complètement complémentaires et solidaires des siens, quand bien même ils sont certainement moins rigoureux, du moins en apparence, ne suivant pas les canons éthiques de la discipline, et n’hésitant pas à fouiller encore dans les débris post-modernes, dans les pensées des divers épigones, comme Schürmann, Vattimo ou Belhaj Kacem, pour trouver des éléments intéressants d’analyse, ponctuels.

Kellerer ne perdrait certainement pas du temps à faire cela, mais elle a sans doute raison. Peut-être que cela grève encore mes analyses. C’est d’ailleurs une critique qui est revenue souvent concernant ma démarche : je serais une sorte d’heideggerien déçu ; je ne sais si je peux souscrire à une telle caricature, au sens où j’avais une petite vingtaine d’année quand je travaillais sans beaucoup de recul critique sur cet auteur, j’admets que je n’avais pas les idées très claires. Il semble que Sidonie Kellerer, comme Gaëtan Pégny, aient eu une plus grande lucidité que moi plus jeune.

Comment lire Heidegger sans sombrer dans ses propres « machinations » paranoïaques ?
Il n’est pas douteux que Martin Heidegger ait fini par sombrer dans une sorte de psychose de cette sorte, ses projections pathiques étant extrêmement violentes à l’encontre de nombreux groupes de population, jusqu’à s’en prendre à toute l’humanité – celle du « premier commencement ». Mon hypothèse est que porté lui-même à une forme pathologique de malice, de ruse, avouant même la nécessité métapolitique d’abriter ses manœuvres dans quelque guerre secrète contre un ennemi invisible, Heidegger n’a cessé de projeter sur celui-ci ses propres tendances psychiatriques.

Alors, bien sûr, il est aisé d’estimer trouver les mêmes propensions chez ses lecteurs critiques, ceux qui ne souhaitent plus trop s’en laisser compter, voire, qui auraient été influencé par lui…Comme je l’ai dit, évoquer quelque déception amoureuse, du ressentiment, voire de la haine à l’endroit de cet auteur, n’est peut-être pas totalement faux, mais ça me paraît un peu court…

J’avoue ne guère avoir d’amitié pour quelque nazi que ce soit, c’est certain, mais je crois surtout à la nécessité de jeter enfin une lumière crue sur ses petites combines. Sidonie Kellerer a déjà montré plusieurs malversations des textes qui doivent nous inciter à rester sur nos gardes ; après, que je sois plus ou moins contaminé par des excès de lectures des philosophes du soupçon – auxquels Heidegger appartient, mais sous la forme de la caricature, puisqu’il finit par élaborer une théorie historiale d’une sorte de complot, de traîtrise, – peut-être.

Le scepticisme des lecteurs véritablement critiques paraîtra toujours suspect à ceux qui prennent la philosophie pour un exercice d’admiration où il s’agirait toujours de proposer des lectures charitables. J’avoue être sans charité pour Heidegger sitôt que j’ai lu les horreurs antisémites qu’il rédige en particulier dans les Cahiers noirs, dans le volume 69 où il évoque une « prédestination au crime planétaire de la communauté juive. »

D’une certaine façon, il n’est pas besoin de noircir le tableau, puisque cet auteur, ennemi mortel de nos démocraties modernes, penseur d’un nazisme approfondi et se défaisant enfin du juif en lui, le fait très bien tout seul.

Que retenir du dernier volume 98, paru en juin 2018 en Allemagne ?
Un premier parcours permet de saisir qu’il est bien entendu dans la continuité de la fin du tome 97, lequel redevenait cryptique, explicitait moins clairement ses exécrations. Son but, en temps démocratiques, est d’abriter en quelque sorte une conceptualité pouvant inspirer les pogroms de demain – – tout en en accusant les victimes, cela va de soi.

Il réélabore ainsi des stratégies permettant de diffuser discrètement des spéculations haineuses ; et, – c’est plus fort que lui – ça et là affleurent bien entendu ses piques dont nous pouvons déterminer la portée antisémite (car du même ordre que dans les volumes précédents), mêlées comme il se doit à ses analyses d’allure philosophique, histoire de verser les professionnels de la discipline dans la sourde acceptation qu’il attend impérieusement d’eux.

Ceux qui, parmi eux, sont particulièrement portés à se laisser éblouir par ces montages conceptuels acrobatiques, n’en pourront plus d’extase à parcourir ces centaines de notes sibyllines, lesquelles semblent proposer un recryptage tout à fait fumeux d’assertions spéculatives déjà ressassées obsessionnellement à longueur de volumes précédents.

Ainsi, la différence ontologique, dont la fonction est clairement discriminante (entre le Dasein porteur de secret et d’avenir, et l’animal rationnel du premier commencement machinant dans l’étant) se voit resservie à longueur de page, sous de nouveaux termes, dans diverses notes.

Il me semble avoir été le premier à expliciter clairement la différence entre les deux graphies, Sein et Seyn, cette dernière se voit ici renforcée par la biffure d’une croix d’André rajoutant encore de l’ésotérisme, comme s’il en manquait – Heidegger n’hésite pas à évoquer tel propos de Jakob Böhme sur la magie (pp.238-239), spécule sur le fait que l’Europe est « indestructible » (p.19) que le dieu pourrait en fait être « une déesse » (p.411) ; il est question à longueurs de pages de Geheimnis (secret) de Stille (silence) et de Rätsel (mystère, énigme), ce qui fera à coup sûr frétiller les initiés -ceux qui sont désignés comme « pouvant mourir »- de cette secte chaque jour plus obscure qu’est l’heidegggerolâtrie.

Plus grave : de nombreux philosophes de profession ne demandent au fond rien d’autre que de belles aventures spéculatives, peu importe pour eux au fond si elles recouvrent des infâmies suprématistes ; au contraire, cette forme d’exigence « intellectuelle » supposée retiendra toute leur attention, sans égard pour la dimension scandaleuse qu’elle recouvre, leur paraissant tout à fait accessoire.

Que Heidegger refonde par petites touches sa propre parlure ne change pas grand chose au fait que sa pensée repose entièrement sur un profond manichéisme dont nous connaissons désormais la visée génocidaire, le glissement sémantique visible dans ce volume 98, de la pensée de «la technique » de Machenschaft au Gestell consiste toujours autant à suggérer, par clins d’œil, au lecteur, que le versement catastrophique dans la modernité reposerait sur une douteuse et ancienne volonté de régner, de dominer, propre au premier commencement perverti par le judéo-christianisme.

Il s’en prend comme d’habitude à toute une série de cibles liées : le journalisme, le cinéma, l’historiographie (je lisais d’ailleurs une de ses habituelles tentatives révisionnistes au moment où j’ai appris la mort de Claude Lanzmann ce matin), l’art contemporain, la psychanalyse de Jung, la philosophie chrétienne (Jaspers se faisant littéralement laminer en tant qu’« auteur », nouvelle insulte sous sa plume, qui remplace « littérateur » dans GA97), la hiérarchie de l’Église catholique et la démocratie (p.154), l’Amérique, etc, etc.

Il lui est toujours impossible de fantasmer son nouveau commencement sans s’en prendre aux divers avatars de l’ancien, même s’il faut bien l’admettre, sa bile est un peu moins noire que dans les autres Cahiers. Mais ce volume est bien dans la continuité, et est plus dangereux au sens où tout y est moins explicite. Il ne semble en tout cas pas admettre, quelques années après, que les camps d’extermination n’ont pas, contrairement à ce qu’il attendait dans le volume précédent, servi finalement à exterminer les Allemands eux-mêmes.

Il perpétue pour autant ses pointes contre l’esprit de vengeance et ses manigances.

Enfin, il multiplie les assertions actant son refus d’être classé parmi les philosophes, celle-ci étant régulièrement dépréciée au nom de ses propres écrits : « La philosophie est devenue la préfiguration de la pensée pour quiconque ne pense pas.La philosophie – son histoire – parle seulement – et si nécessaire – quand elle est devenue l’oubli de l’être et n’est expérimentée qu’en tant que telle » (p.236), ou encore : « le philosopher est désormais la pire propédeutique pour la pensée » (p.238).

Il est donc, au choix, fort amusant ou pathétique, de continuer à voir des représentants supposés de cette discipline défendre cet auteur nazi dans son droit de s’en prendre infatigablement à celle-ci, et même de l’y intégrer, parfois même comme son couronnement. Leur propension alarmante à prendre au sérieux cette « saga » historiale, destinée, antisémite en ses tréfonds, est confondante.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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