Droit d’inventaire des littératures inhumaines

Stéphane Domeracki, auteur d’Heidegger et sa solution finale enseigne la philosophie en Bourgogne.

2019 fut l’année où un ancien ministre de l’éducation, Luc Ferry, prit publiquement fait et cause pour défendre l’héritage de Martin Heidegger. Comment expliquer cela ?
C’est très symptomatique de la situation de la philosophie française, et plus généralement, de tous les milieux culturels, gangrenés par ce post-modernisme n’en finissant plus, que Ferry avait pourtant lui-même attaqué dans son ouvrage contre la pensée 68 ; il fut aussi l’auteur d’une diatribe contre Heidegger, mais il a visiblement jugé plus bankable de faire de cet idéologue nazi un de ces écrivains jugés incontournables, qu’il se plaît à magnifier. C’est que comme beaucoup d’autres, Ferry a « fait sa carrière » en proposant des travaux académiques sur cet auteur appelant au meurtre, et comme eux il n’est donc que trop porté à minimiser et édulcorer les passages les plus violents de cette pensée. Le plus grave à mes yeux étant qu’il n’est plus même compétent sur le sujet : a-t-il même lu les Cahiers noirs ? Dans un récent article intitulé trivialement « Heidegger, génial…et nazi », il inflige au lecteur une sorte de digest tout à fait obsolète de cet auteur, qui aurait pu aussi bien être rédigé au début des années 90…Comme d’autres (je pense à certains, qui jouissent d’une célébrité avant tout médiatique, qui ont pu être invités au colloque Heidegger et les Juifs il y a quelques années), il ne s’impose en aucun cas le travail philologique minutieux auxquels se consacrent Emmanuel Faye ou Sidonie Kellerer, et qui a pu amener le changement de paradigme herméneutique qui s’imposait pourtant depuis longtemps, et qui est rendu incontournable par la publication de ces cahiers. De fait, les sectateurs de Heidegger sont indéniablement tournés vers le passé, cherchant, oui, à « défendre un héritage » : c’est qu’ils ne savent que trop que leur propre parcours sombrerait dans les oubliettes de la philosophie, surtout à relecture de leurs anciens travaux aujourd’hui, si vraiment ils se consacraient comme nous au travail de droit d’inventaire qui s’impose. Leurs apports pâlissent chaque jour davantage, et nous appelons vraiment les lecteurs curieux à lire Heidegger par eux-mêmes, autant que possible en allemand. En continuant à célébrer sottement un auteur qui les mépriserait avec un dédain profond, les interprètes comme Ferry appellent bien sûr à l’admiration de leurs propres carrières, qui hypnotisent encore bien trop de jeunes chercheurs ; en cela, il fait partie de ceux que Monvallier et Rousseau, dans La phénoménologie des professeurs éreintent avec beaucoup d’humour, même si cela fait longtemps que plus personne ne le prend au sérieux, académiquement parlant – bien avant qu’il n’appelle à ce que les forces de l’ordre tirent à balles réelles sur les gilets jaunes. Par ailleurs, ce genre d’individus, en s’imaginant en mesure de « protéger Heidegger » ou de le « sauver », visent précisément à défendre leurs propres propensions à la transgressions et à l’immoralité ; le penseur allemand incarnant comme Céline une sorte de liberté de divaguer, d’insulter, de vitupérer, d’aucuns reconnaissent en leurs tendances à rédiger des insanités leur propre licence ; et de se laisser aller dans des émissions de chaînes d’info en continu pour faire leurs petits coups médiatiques, au même niveau que Zemmour et d’autres. C’est peu dire que nous sommes loin de la stature et de la vergogne des chercheurs critiques sobres que j’ai cités, ou des récents travaux de François Rastier rendant hommage à la grande retenue d’une littérature des témoins de la Shoah, trop souvent méprisée au profit de ceux vantant les incitateurs de massacre. Ma polémique contre Chapoutot va dans ce sens : lui et Ingrao misent bien trop sur la parole des meurtriers, sur leurs motifs, pourtant roués et méprisables. Il y aurait, enfin, certainement des raisons plus profondes à ce que des penseurs faisant l’apologie du pire soient respectés et mis en valeur, et je crois que ce devrait être l’affaire d’études pluridisciplinaires : psychanalystes, historiens et sociologues voire psychiatres – pourraient tout à fait se pencher sur le cas de ceux qui n’en peuvent plus d’hommages pour des nazis, des antisémites et des pédophiles, sous couvert de connaître « leurs raisons », en prenant une sorte de pose spinoziste bien commode. Ce sont ceux-là même censés faire partie d’une élite académique et littéraire qui n’en finit plus de se commettre avec ce genre d’apologies, de délits d’initiés, de renvois d’ascenseurs. J’avoue avoir pour cette élitisme un mépris profond, à la mesure de l’impunité dont ils jouissent et qu’il faut démanteler. Ce qui commence tout simplement par l’exposer, la thématiser comme un enjeu sérieux de la philosophie à venir : celle qui s’impose suffisamment de réflexivité et de probité pour ne plus accorder ces gratifications narcissiques que les admirateurs de Heidegger s’accordent.

Cette émancipation de la parole brune s’illustre aussi par les propos de Renaud Camus qui fustigea l’initiative de Vincent Cespedes de sortir Heidegger du programme de terminale recommandé par l’éducation nationale. Quel liens entretient le remplacisme avec l’heideggerianisme ?
Ma position à ce propos est la suivante : Heidegger aura au fond toujours été l’éminence grise de l’extrême-droite se cherchant « son Marx » ; j’entends, le penseur qui aura eu une charpente spéculative suffisamment imposante et installée académiquement pour pouvoir servir de référence ultime, de grand astreignant, à même de fonder les discriminations de demain. Douguine en Russie et d’autres ailleurs, notamment en Iran, ne s’y trompent pas, voyant dans les Cahiers noirs un chef d’œuvre, à la mesure de leur obnubilation pour l’enracinement, fondant leur haine du cosmopolitisme et des migrants. C’est pour cela que toutes les forces progressistes doivent, par l’inventaire des ressources vives de la gauche et des pensées démocrates et humanistes, se défier de tout le fonds post-moderne qui s’est lui aussi laisser griser par la pensée heideggerienne, dont les stratégies éditoriales savamment organisées ont permis une lente diffusion dans les esprits occidentaux, y compris ceux de bonnes volontés et chercheurs fréquentables. Depuis Taubes fréquentant Schmitt, Derrida s’extasiant sur les boniments de Heidegger, la valorisation de Jünger, ce problème est ancien. Si les remplacistes essaiment tant grâce à la décomplexion des radicalismes sur Internet, c’est aussi grâce à la complaisance de toute une grande partie de l’intelligentsia française qui, à la suite de la french theory, ne propose rien de bien nouveau et entend perpétuer ce fonds d’hommages incessants aux auteurs de la révolution conservatrice et nazis qui les ont tant inspirés. Cette séquence est-elle amenée à durer ? Il serait appréciable que la lucidité prenne le dessus, que plus personne ne prenne au sérieux les écrits d’un Jean-Luc Nancy ou d’autres « passeurs » du nazisme heideggerien, mais force est de constater que la radicalisation ambiante favorise au contraire le succès interminable d’épigones cherchant à sauvegarder coûte que coûte les élucubrations antisémites de Heidegger, pourtant vouées à inspirer les élitismes, les suprémacismes – et les violences de demain. Le plus souvent c’est en y projetant ce qui ne s’y trouve guère ; à ce niveau-là on peut du moins créditer les remplacistes et l’extrême-droite en général de voir plus clair que tous ceux espérant pouvoir « gauchiser » Heidegger, le rendre fréquentable. Un Heidegger de gauche est encore plus ridicule qu’un Nietzsche de gauche.

La chute de Gabriel Matzneff et les excuses de la maison Gallimard n’ont pas inquiété Philippe Sollers, l’éditeur historique à la fois de l’écrivain pédophile et de la traduction du philosophe allemand. Comment l’expliquer ?
Certains écrivains de seconde zone (précisément ce que Heidegger nommerait de façon acide des « littérateurs », des « écrivailleurs ») se sont tellement démenés pour arriver à la zone d’impunité que j’évoquais plus haut, que j’ai l’impression que les soubresauts récents et divers (je songe autant à l’affaire dite de « la ligue du lol » que j’estime apparentée, qu’à Me too) ne seront hélas pas suffisants pour déboulonner leurs misérables statues. Il se trouve encore trop de monde pour considérer davantage leur supposée aura que leurs œuvres, et qui se laissent encore impressionner par leurs relais et leurs petits renvois d’ascenseurs. J’estime que l’affaire Matzneff cristallise bien plus que les abus personnels d’untel ou untel, mais bien plutôt ces ambiances malsaines, connues de tous, de complaisance institutionnelle mettant en valeur des pervers narcissiques, et ce, dans divers milieux où nous serions en droit de ne pas les attendre si nous étions un peu naïfs : universitaires, journalistiques, littéraires, culturels… Partout où du capital symbolique peut être visé et accumulé (selon des stratégies qui ont fait leur preuve, comme produire une littérature transgressive) alors, le corrélat, c’est qu’une violence sourde, feutrée, en découle toujours. Et ce sont toujours les mêmes qui en font les frais. Des agrégés obséquieux peuvent s’avérer être d’authentiques minables tirant divers profits de leurs supposées positions de surplomb ; d’autres tirent des dividendes de leurs fréquentations de grands écrivains à la bonne époque : ils ont su se placer. Il serait intéressant, là encore, de se demander si ne règnent pas, comme dans une vulgaire petite cour de récréation, des petits caïds roulant des mécaniques car « osant » toutes les transgressions – décrire ses expériences pédophiles, vanter le nazisme privé d’un penseur contourné, canoniser Sade… – en usant de la stupeur de ceux qui ont appris à s’en habituer. En philosophie, rouler des mécaniques, c’est pondre du concept à n’en plus finir, jusqu’à se rendre illisible comme une bonne part des phénoménologues usant à plein de cette nébulosité. Dans tous les cas, cette séquence qui a commencé en France dés l’immédiat après-guerre, nous n’y mettrons certainement pas fin, mais il ne nous est pas interdit d’en exposer l’inanité et la misère, non pas pour nous rehausser comme des pharisiens, plutôt pour rappeler qu’il y a d’autres formes de littérature et de philosophie (Primo Lévi, Jankélevitch ou Adorno que Heidegger), qui ne jouent pas que sur les décharges cathartiques qu’elles procurent en se décrétant amorales ou sur les effets d’intimidation que doivent procurer une armature spéculative et une conceptualité épaisse, bourbeuse. Je mets ces deux habitus de l’écriture moderne sur le même plan, je les pense intimement liées : dans les deux cas, le maître mot est : tentative d’intimidation : il s’agit d’impressionner le lecteur, de le séduire et de l’embrigader. Et cela ne cessera pas en un jour. Je crois que parler de « chute de Gabriel Matzneff » est tout à fait relatif : comme d’autre, il reste nimbé de l’aura de ceux qui sentent le souffre, et il continue de jouir à plein de la situation actuelle – il passe pour certains pour une sorte de martyr – , et profite de la vie en toute liberté. Il incarne quelque chose de la licence de l’intelligentsia, qu’elle se croit légitime de défendre, becs et ongles. Ferry savait aussi qu’il passerait pour « celui qui prend la liberté de dire ce qu’il pense » en appelant au meurtre des gilets jaunes. Ce genre de prises de parole sont toujours des paris gagnants, en temps de décomplexion.

Comment analyser l’implication des afficionados de la philosophie au sein des mouvements sociaux comme Barbara Cassin, Bernard Stiegler, Aude Lancelin, Fred Lordon, Julien Coupat, Giorgio Agamben, Alain Badiou ou plus récemment Juan Branco ?
Il se trouve que j’ai été gilet jaune ; mais certainement pas selon les mêmes modalités et visées que ces noms cités, divers, du reste, même si nombreux d’entre eux sont liés à Heidegger. Cassin a rencontré Heidegger en Provence, s’en est trouvée subjuguée, et a proposé une préface apologétique aux lettres antisémites de cet auteur à sa femme, en compagnie d’Alain Badiou, qui doit bien trouver son compte à défendre un auteur admettant la nécessité de charniers pour raisons ontologiques. Stiegler, initié à cet auteur par Gérard Granel le visitant en prison après son braquage, s’estime visiblement incapable de penser la technique sans recourir aux délires des auteurs sur quelque ancienne machination juive, et n’a pas du tout détecté ce que transporte le mot-couvert Gestell, ce qui lui permet comme Derrida de projeter ce qu’il désire dessus.. Les Tiqqun qui attendent toujours l’insurrection qui vient (j’écris cela le jour où le 49.3 passe sans encombres) et ont toujours manifesté de la tendresse pour lui et Schmitt, initiés qu’ils ont été par Giorgio Agamben, qui non content de voir Auschwitz comme paradigme de l’Occident (Chapoutot ne lui rend pas par hasard hommage dans son dernier essai), n’a eu de cesse de chercher à coupler les préoccupations de Heidegger à celles de Benjamin, comme si Taubes n’avait pas fait assez de mal. Le brun-rouge est ici à son acmé. Je préfère ne pas me prononcer sur les autres noms que vous citez, qui pour moi ne renvoient pas tellement à des prétendus philosophes, davantage à des journalistes et activistes, voire à des ambianceurs. Ce n’est pas un hasard si tous ces noms disparates sont réunis, ils ont au moins une chose en commun. Le drame de ce mouvement est qu’il était bien sûr composite au point de se rendre inaudible, mais cette cacophonie repose sur un des affects les plus enracinés en chacun de nous, et dont l’auteur nazi parlait déjà dans son cours de 1929 en thématisant l’ennui : le besoin d’évènement ; de la même façon que lui harcelait le statu-quo insupportable du régime de Weimar vivant sur les suites du traité de Versailles, il me semble que beaucoup se rendirent aux manifestations contre Macron, non pas en attendant le grand soir, mais du moins, en espérant, dit vulgairement, que « ça pète ». Je me méfie de cette griserie, et encore plus de son instrumentalisation malsaine par de petits idéologues du dimanche. Pour ma part, j’ai manifesté parce que je crois qu’il nous faut une sixième République, et pour défendre les services publics : sans trop d’excitation ni trop d’illusions. L’implication de la plupart des auteurs que vous citez repose certainement sur leur exécration de la sociale-démocratie actuelle, que je peux partager en partie, mais pas au point que cette exécration oublie ce qu’il s’est passé, en l’occurrence, avec Weimar ; il me paraît évident que ce qui ressortira de ces bouillonnements divers, ce sera l’avènement d’un parti d’extrême-droite au pouvoir ; même si l’autoritarisme du gouvernement me hérisse au quotidien, je n’oublie hélas pas qu’il peut encore arriver pire, ce que dénient ceux qui, précisément, s’investissent pour qu’il y ait rupture. Nous avions dit que la plupart sont de profonds admirateurs de Heidegger : est-ce un hasard ? Il est par excellence le penseur incitant à mettre fin à l’antécédent, à ce qu’il estime être le complot mondial d’une engeance ancienne. C’est plus encore que Marx le penseur de l’évènement censé porter une libération cathartique, une décharge : pas étonnant alors que toute une frange de la gauche, s’estimant révolutionnaire ou radicale, n’en puisse plus d’admiration en le lisant. Il leur procure leur dose, leur shot d’illusions concernant une possible scission à venir avec le capitalisme financier qu’ils exècrent ; tous les moyens sont bons pour l’éreinter, y compris s’acoquiner avec un penseur antisémite ayant une certaine maestria dans le maniement des concepts – ce qui, comme beaucoup de prestidigitateurs, suffit à émerveiller beaucoup. Pas moi. Je ne suis pas de ceux qui le voient comme « le plus grand philosophe du vingtième
siècle », car j’ai des critères plus stricts sur la question de savoir qui est philosophe. Indice : être négationniste ne le permet guère.

Le livre de Johann Chapoutot sur l’héritage nazi du marketing moderne apporte-t-il une nouveauté à ce débat ?
Le livre La liberté d’obéir (titre qui singe, et ce n’est pas un hasard, La liberté d’être libre, d’Arendt) enfonce le clou : après l’avoir ostensiblement oublié dans son analyse des intellectuels nazis intitulé La loi du sang où il éreinte avec talent tous les autres idéologues nazis , après lui avoir rendu des hommages appuyés (chacun peut les retrouver en vidéo), cet historien a tenu à montrer qu’il arrivait aux mêmes conclusions que cet auteur pourtant révisionniste, consistant à adosser démagogiquement nazisme et libéralisme. De la même façon que le philosophe Peter Trawny invitait à se rendre compte que « l’antisémite, c’est moi » (dans son petit essai La liberté d’errer), que Di Cesare faisait porter le chapeau antisémite à tout l’Occident dans un confusionnisme au dernier degré (Voltaire ou Kant n’ayant que peu à voir avec le nazisme effectif), Chapoutot nous incite à envisager avec insistance le caractère soluble du nazisme dans nos sociétés libérales, en faisant mine que ce ne serait pas la visée de son livre. Mais tout d’abord, n’est-ce pas un truisme, en tant que tel ? Je crois que personne n’a la sottise de s’imaginer bon au point de ne rien avoir à faire avec ce qu’il s’est passé en Allemagne à l’époque. Mais mon hypothèse est que Chapoutot insiste trop lourdement sur cet aspect pour que cela soit complètement innocent ; au fond, sa thèse n’en est pas tant une d’historien que d’idéologue, à ce propos : où veut-il en venir, à la fin ? C’est la question que je me pose, non en historien, mais bien en philosophe. De la même manière que depuis Popper une certaine droite s’amuse à rabattre la national-socialisme sur tous les socialismes, voilà désormais le geste inverse, tout aussi peu pertinent, consistant à insister sur les liens du nazisme avec le marché et les acteurs du libéralisme. Or, il se trouve que Heidegger procède exactement de même dans le pire des volumes des œuvres dites intégrales qu’il a rédigé, le 97 ; multipliant les conspirationnismes et antisémitismes, il expose par allusions des propos révisionnistes suggérant que Hitler lui-même aurait été co-installé depuis l’étranger, dans la perspective de faire des affaires sur le dos de l’Allemagne, que ce soit par temps pacifiques ou guerriers. Comme Chapoutot, Heidegger met à l’index l’avènement d’une sorte de « rationnel-socialisme » (l’expression est de lui) où tous les acteurs du régime ne visent que la performance, la compétitivité, l’efficience, la rentabilité. Quelqu’un qui fréquente les Cahiers noirs depuis quelques années n’a pu qu’être frappé par ces analogies, et recevoir avec suspicion ce petit essai curieux voué à plaire à tous ceux qui haïssent actuellement les excès du libéralisme financier, et, par extension, leurs valets. L’ouvrage plaira également à ceux qui, par réflexe corporatiste, défendent leur collègue historien. Je serais pourtant ravi d’entendre Christian Ingrao nous expliquer pourquoi Chapoutot glorifie à ce point Heidegger, qui écrit pourtant des horreurs contre…les historiens, et diffuse des thèses négationnistes. Mais sur le sujet, silence radio : et pour cause, c’est le cœur du problème. Aura-t-on une réponse un jour ?

France Culture s’est illustrée à nouveau avec une présentation des travaux de Céline Boicco-Donato, l’hommage à Georges Steiner parmi tant d’autres. Pourquoi les chemins de la philosophie est-il le podcast le plus écouté de France ?
Je ne vous cacherai pas que je n’écoute que rarement cette station, tant elle fait feu de tout bois, rendant régulièrement hommage à Martin Heidegger, jusque dans la présentation Facebook d’une émission sur Le petit prince de Saint-Exupéry ! C’est du business : l’odeur de souffre attire, il est donc régulièrement question des auteurs qu’on nomme « maudits » en faisant par contraste passer ceux qui les étudient de façon critique pour des sortes de procureurs remplis de moraline et de fiel. Il se trouve que Heidegger écrit des horreurs contre ce qu’il nomme « la culture » – lui qui écrit noir sur blanc qu’il faudrait plus de barbarie pour amener un nouveau règne – lui reprochant, comme au christianisme, d’intégrer tout, y compris ses adversaires acharnés dans son genre, jusqu’à lui rendre hommage ! France Culture rend hommage à Heidegger, et quiconque lit les Cahiers noirs sait très précisément la haine qu’il opposerait à de telles apologies candides. Je ne vois dans ces habitudes aucun masochisme, plutôt une sorte d’aveuglement au dernier degré : notre démocratie aux valeurs républicaines, égalitaires et tolérantes contient un beau nombre de subjectivités fascinées par l’abjection, comme si elle manquait à nos sociétés jugées un peu trop policées et pacifiques : la culture, mettons, des Lumières, ne suffit pas à de nombreux membres de ces institutions d’ « élites », en quête de barbarie. Un poète comme René Char, qui a déroulé le tapis rouge à Heidegger en Provence, a pu écrire : « Trois cent soixante cinq nuits sans les jours, bien massives, c’est ce que je souhaite aux haïsseurs de la nuit » (Le nu perdu). Si par « nuit » il faut entendre : discriminations, nihilisme actif, racisme, pédophilie, suprémacisme, harcèlements et révisionnisme, je fais alors partie des « haïsseurs » et ce poète mielleux veut, avec d’autres, m’accabler, parce que je ne ferais pas suffisamment un sort à la négativité. Il y a une haine de l’humanisme qui continue de prévaloir dans de nombreux milieux où, précisément, règne la « nuit », et depuis trop longtemps. C’est que la complaisance post-moderne n’en finit plus, et procure des programmes de colloque, de quoi remplir des plages horaires dans les émissions culturelles ou les magazines de vulgarisation philosophique de mauvaise qualité, en attirant un public d’avance conquis par ce qui est douteux et passe par-là pour transgressif, « libre ». Cette fascination a bien sûr des origines profondes et rien ne la fera cesser. Mon propos n’est même pas de dénoncer son instrumentalisation, plutôt le refus de même l’admettre, alors qu’elle est évidente, y compris en philosophie.

Comment expliquer l’étonnant revirement de Michel Onfray qui a également critiqué l’initiative de Vincent Cespedes, pourtant en première ligne dans l’entreprise de démolition de l’héritage heidegerrien ?
Il évolue dans la zone des escarmouches de seconde zone, que personne ne prend vraiment au sérieux. J’ai aussi des mails montrant qu’à un moment, Onfray s’intéressait à mon premier ouvrage, et son soutien à Monvallier et Rousseau montre qu’il prend tout de même les bonnes décisions. Je pense que sa posture contre le souhait de ne plus recommander Heidegger aux élèves de terminale tient à une sorte de crispation très française et théâtrale pour ce qu’il se plaît comme d’autres à caricaturer comme « désir de censure » : s’imaginant très subversif, peut-être craint-il de subir lui-même les foudres de cette censure imaginaire, qui sait ? Il y a dans tous les cas un immense quiproquo, puisque les chercheurs sérieux comme Emmanuel Faye ne cessent au contraire d’appeler à ce que les Archives Heidegger soient ouvertes, que les adultes investis se mettent de nouveau au travail sur cet auteur pour mettre fin à d’anciens contresens et changer de paradigme herméneutique le concernant : on a vu pire censure ! Il se peut qu’Onfray se sente obligé de tenir le rôle de celui admettant qu’une midinette de dix-sept ans serait en mesure de comprendre le cas Heidegger, ce qui est hélas douteux, quand on voit le nombre de chercheurs autorités qui ont toutes les peines du monde à avoir une vision panoptique et riche de ce qui se joue à travers la pensée de cet auteur – ce qui ressurgit sur le détail, où abondent les erreurs d’interprétation. Je pense donc qu’il s’agit davantage d’une coquetterie que d’un revirement ; cela semble moins grave que fans le cas du pauvre Luc Ferry, depuis longtemps en totale perdition, qui a commencé par des perspectives critiques sur cet auteur pour ensuite le mettre dans son petit panthéon personnel ; j’ose espérer que sur le fond, Onfray a bien vu que le nazisme de Heidegger était bien trop problématique, pour être célébré comme philosophie, même s’il s’imagine peut-être que le dossier immense serait à a portée d’un élève de terminale puisque après tout, lui-même l’a survolé…De toute façon, de mon point de vue, seuls 10 % de ceux qui prennent la parole sur cet auteur se sont donnés les moyens de le faire de façon pertinente ; on assiste donc en permanence à un battage de la part de ceux cherchant les effets de manche à son propos, qui savent qu’ils peuvent tromper beaucoup de monde sur leurs compétences. Ils en profitent.

Eric Zemmour cite également Carl Schmitt et Alan Bloom, comme des inspirations personnelles. Que nous dit cette étrange affiliation de l’auteur du Suicide français ?
Pour moi elle n’a rien d’étrange, bien au contraire ; non seulement le nom de Schmitt sonne comme un « grand astreignant » pour toute oreille d’extrême-droite, mais surtout, le petit éditorialiste sait pertinemment que le juriste a jouit comme Heidegger d’un traitement de faveur depuis l’après-guerre, l’extrême onction ayant pu être accordée même par des figures à gauche de l’échiquier, fascinées par ses trouvailles sur la souveraineté : j’évoquais Jakob Taubes, plus tôt; qu’ici Zemmour s’extasie sur la banalité consistant à voir en la politique le règne de la désignation de l’ennemi, et voilà son interlocuteur qui semble lui aussi se sentir obligé d’acquiescer face à cette référence comme si elle s’imposait forcément. L’état de délabrement du débat public dans l’espace médiatique contemporain est à la mesure de cette petite scène surréaliste. Les « idées » d’extrême-droite ont profité de l’espace de délitement démocratique, et de lente radicalisation des discours que s’est trouvé être internet, où se déversent cathartiquement toutes les petites haines rances, jusqu’à l’élection de partis populistes et racistes. Cette séquence va-t-elle durer longtemps ? Tant, au moins que les forces progressistes, universalistes et tolérantes ne sont pas à la mode, qu’elles se querellent et se dispersent. Alors, le premier clown venu pourra se sentir cultivé et pertinent en citant tel juriste nazi, en n’en restant d’ailleurs qu’au cliché éculé (le distinction ami-ennemi, a-t-on vraiment d’un nazi pour la thématiser, au fond, si on y tient tant que ça?) Pendant ce temps, trop peu prennent le temps de lire les travaux universaliste d’une Stéphanie Rozat, peut-être parce que nous nous laissons trop obnubiler par les dérives fascisantes, à l’audace hypnotisante. J’ai moi-même ma part dans cette tendance douteuse, puisque j’estime qu’une démocratie organique vit du caractère coriace des lanceurs d’alerte comme Emmanuel Faye, loin de toutes les complaisances actuelles de ceux qui copinent avec l’extrême-droite, que nous allons finir par payer.

Slavoj Zizek estime qu’Hitler n’a pas été assez violent au sens où Gandhi a été plus violent qu’Hitler en sapant les structures sociales de la société indienne et que Brasillach a adopté un antisémitisme de raison. Que faire ?
Qui prend encore au sérieux Zizek ?…Il n’est pas interdit d’éclater de rire face aux dérives confusionnistes qui pullulent comme par hasard dans le sillage de Heidegger – le maître en la matière. Il y a bien sûr une phase de stupeur face à de tels effondrements qui passent pour de la hardiesse spéculative, voire pour une preuve de la « liberté de pensée » de ceux censés avoir fait leurs preuves philosophiquement, mais le rôle de tous ceux qui ne sont pas dupes de ces opérations post-modernes est de continuer à exposer le ridicule terminal de ces pensées faibles qui se permettent toutes les errances pour se faire remarquer, voire pour se donner une contenance. Les travaux de François Rastier me paraissent indépassables en la matière, qui montrent de façon cinglante à quelle point cette pacotille ne mérite de l’attention que pour apprendre à ne pas s’en laisser conter ; bien sûr, les sujets sont graves, mais je ne sous-estime pour ma part pas le potentiel comique de ces menées redondantes. Je crains certes qu’à force d’être consternés, nous finissions par céder trop de terrain ; mais il reste encore beaucoup de philosophes de métier réticents aux délires paraheideggeriens, il ne faut pas désespérer ! Il nous faut des lanceurs d’alerte, des vigies, guettant les dernières entourloupes de ce genre d’auteurs, pour en montrer les constantes, un peu comme on repère des hoaxs et autres théories du complot sur internet : en se rendant compte que les opérations menées sont relativement similaires. Bien sûr, cela implique de connaître ces auteurs, qui ne méritent hélas pas tellement qu’on se consacre à eux ; mais les risques politiques étant réels comme on le sait, ce travail de résistance précis doit être mené dans la bonne humeur, sans ce pathos qui voudrait qu’à force d’analyser les écrivains fascisants, cela finirait par nous affecter (Chapoutot a joué cette carte là, il dramatise. Monvallier & Rousseau ont suggéré que l’étude critique de Heidegger ferait forcément de soi un obsédé, qu’à force de regarder dans l’abîme, celui-ci regarde en soi. Pure foutaise. Il faut se mettre au travail et garder sa belle humeur face aux petits racistes et aux minables pédophiles. Ils réclament précisément que nous fassions tout un drame d’eux. Il faut minimiser leur portée en…déconstruisant les déconstructeurs, en toute sobriété et décontraction.)

Quelle est la thèse de l’ouvrage commun de Monvallier et Rousseau ?
Elle consiste à interroger, sans fards, les divers abus de la phénoménologie française, en n’hésitant toutefois pas à remonter aux premiers excès de Husserl lui-même, même s’il ne sombre pas dans la tendance principale de ceux qui vont suivre, à savoir, une forme d’inflation spéculaire de l’usage du jargon, qui implique que seuls des initiés peuvent se comprendre ou croire se comprendre, loin de la démarche universaliste et rationnelle de la philosophie des Lumières. Leur thèse est que la phénoménologie n’est ni plus ni moins qu’une arnaque intellectuelle, doublée d’une scolastique entraînant des dérives sectaires. Que tout ce qui se jour autour des Archives Husserl, ce serait la constitution d’une petite chapelle embrumant ses rares lecteurs dans une opacité délibérée, alors qu’une exigence de lisibilité minimale s’impose quasiment à un niveau déontologique pour ne pas jouer de ces effets de mise à distance favorisant l’autorité imméritée. C’est un écrit éclatant de rire contre les tentatives d’intimidation, et c’est vraiment salutaire !

La dérive sectaire heideggerienne joue très précisément sur ces effets, menant aux coups de force et décrets péremptoires, au style assertorique menant à s’étourdir de l’idée que « la science ne pense pas ». Des chaires tenues par divers charlatans qui ont réussi à faire leur trou, à se refiler les postes, se rendant divers hommages, s’attribuant des titres de noblesse : voilà ce que décrivent les deux auteurs avec beaucoup de courage alors que chacun sait que la philosophie académique est un petit milieu feutré où sont méprisés les pamphlets établissant les choses clairement.. Ce que décrivent Rousseau et Monvallier est tour à tour consternant et hilarant, et cela va encore plus loin si on lit les commentaires des ceux visés sur les réseaux sociaux. Comme prévu, ils ne prennent en aucun cas compte de la pertinence des remarques, et se drapent dans une sorte d’indignation surfaite pleine de fiel pour les auteurs des critiques ; j’ai même lu un petit apprenti phénoménologue de cinquième ou sixième zone écrire que les deux pamphlétaires signent leurs acte de décès éditorial, plus personne ne voudrait éditer leurs prochains travaux après leur attaque en règle. S’il dit vrai (ce que je crois heureusement faux), alors c’est quelque part très grave. Je crois que c’est ce qui m’intéresse le plus dans leur ouvrage : leur dénonciation saignante des comportements les plus minables ayant cours dans les milieux académiques, non simplement par vulgaire goût du ragot, mais parce que j’estime que cela rejoint les analyses les plus tranchantes de ceux-ci par Bourdieu et Pinto, et ils montrent que la violence de l’heideggerianisme n’est pas sans rapport avec ce sentiment d’impunité de ceux qui font leurs carrières à partir des effets d’autorité d’un auteur antisémite et nazi. J’estime par ailleurs qu’ils exposent avec un certain talent l’inanité des écrits de la plupart des phénoménologues français, même si par nature, il pourra toujours leur être reproché d’en rester à des généralités. Les pages qu’ils écrivent sur Heidegger sont justes, mais nécessitent en complément des micro-analyses permettant de montrer dans le détail la nullité des approches hagiographiques de ce négationniste. C’est le travail que je me propose de mon côté, je suis plus intéressé par les enjeux philologiques précis que par les grands bilans généraux, même si j’approuve celui-ci sans trop de réserves. Il faut plus de pamphlets en philosophie, plus de lanceurs d’alerte, plus de réflexivité. En un mot : moins de complaisance.

Quid de votre prochain livre Nouveaux essais sur l’entendement inhumain: Heidegger par ses admirateurs ?
Je viens d’envoyer une mouture à mon éditeur ; ce sera une suite du précédent, Heidegger et sa solution finale (éditions Connaissances & savoir) auquel s’ajoutent de nombreux compléments, ne serait-ce que parce qu’entre temps, trois nouveaux volumes de la Gesamtausgabe sont sortis en Allemagne (dont un où Heidegger présente sa pensée comme « luciférienne », tout un « poème »…), des traductions françaises biaisées de traités comme « Méditations », et toute une flopée d’articles apologétiques où se forment les diverses formes de résistance à l’éclairage critique de la pensée nazie de Heidegger. Mon travail consiste alors à montrer l’entremêlement intime des enjeux dont nous avons discuté dans cette interview (en matière, notamment, de connivences malsaines) avec les visées même de l’aristocratisme génocidaire de cet auteur cherchant à donner ses lettres de noblesse à l’antisémitisme. C’est donc dans l’analyse du détail des spéculations échevelées de cet auteur que se nouent à la fois ses rêves d’un Quatrième Reich et – ce dont il s’amusait, d’ailleurs – la façon dont il a pu infuser ses ineptes obsessions dans toute la philosophie d’après-guerre, ce dont les effets n’en finissent plus de déferler sur nous encore aujourd’hui. À cet égard, je ne me fais aucune illusion : j’aurais beau continuer de m’amuser à exposer la tartufferie profonde de ses zélateurs comme la violence du texte original, je demeure convaincu que cet auteur est bien trop roué pour que nous arrivions à parer convenablement ses discrètes contre-mesures (c’est comme cela qu’il voyait ses oeuvres, persuadé qu’il était de devoir contrer silencieusement des manigances juives mondiales) conceptuelles, car il jouit de bien trop de relais et de prestige, comme le vulgaire gourou d’une secte. Mon ouvrage, au milieu de ces concerts d’admiration, passera encore pour la lubie exécrable quelqu’un n’arrivant pas à admirer Heidegger ou voulant « tuer le père » ; ce n’est pourtant rien de tel : c’est avant tout un effort pour mettre au clair à la fois le contenu des œuvres de cet auteur violent, et les modalités douteuses de sa réception depuis maintenant plus de soixante dix ans. Autant dire que c’est déjà beaucoup demander à ceux qui font de la philosophie un exercice d’admiration. Ce qu’elle n’est pourtant pas. Mes Nouveaux essais sur l’entendement inhumain viennent donc s’inscrire dans le sillage des travaux incontournables de Faye, Kellerer, Rastier, Bourdieu, Pégny et d’autres qui entendent bien mettre à jour à la fois les tactiques racistes de Heidegger et celles apologétiques des récepteurs le jugeant incontournable. S’il l’était au Xxème siècle, Heidegger devrait redevenir au siècle suivant ce qu’il était dans les années trente et quarante : un petit idéologue frustré jetant dans ses cahiers secrets ses considérations haineuses tout en conceptualisant à la chaîne ; ce n’est pas cela, la philosophie (et Deleuze a fait beaucoup de mal concernant ce dernier aspect)

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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