Dialogue avec Philippe Nassif
Philippe Nassif, conseiller de la rédaction de Philosophie Magazine, professeur à l’IESA et ancien Pop Philosophe du magazine Technikart a publié un essai, Ultimes, chez Allary Editions, en 2015.
Les lecteurs de Technikart se souviennent de votre passion pour la psychanalyse lacanienne. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet héritage ?
Malgré la ribambelle de « livres noirs de la psychanalyse », Lacan a beaucoup compté pour nombre de philosophes de ma génération (Mehdi Belhaj Kacem) ou de la précédente (Bernard Stiegler, Slavoj Zizek). Pour le dire simplement : il nous a permis de sortir du stérile duel entre le sujet et l’objet, pour nous introduire à une logique ternaire — la fameuse tripartition de l’expérience humaine entre « réel », « symbolique » et « imaginaire ». Lacan a ainsi offert à l’exercice philosophique une respiration vaste et salutaire.
De manière moins abstraite, sa reprise nous permettait de saisir avec nuance et rigueur la façon dont nos propres désirs participent à la mécanique oppressive du régime dit « capitaliste » — chez un Bourdieu par exemple, le désir reste terra incognita. Ceux qui restent étanches à la psychanalyse ont d’ailleurs du attendre le récent revival spinoziste promu par Frédéric Lordon pour commencer à prendre en compte le jeu des désirs dans la vie d’entreprise : il est vrai que Spinoza, même s’il a fait « le lit de la psychanalyse » (dixit Freud), ne localisait pas encore le désir du coté de l’inconscient sexué, ce qui est moins inquiétant.
Plus personnellement, lorsque j’ai mis en chantier ma Lutte initiale, j’avais en tête une dernière partie qui, à la manière d’un climax héroïque, serait consacrée à la-politique-révolutionnaire-à-venir — à la préparation de la « lutte finale », donc. Mais plus je m’enfonçais dans la lecture des séminaires de Lacan, plus le malaise me gagnait.
Après une micro-dépression, je dus admettre que prendre véritablement au sérieux le jeu des pulsions inconscientes, c’était reconnaître le visage immanquablement monstrueux et mortifère d’une nouvelle révolution politique — « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez » prévenait d’ailleurs Lacan à l’adresse des étudiants de l’université de Vincennes en 1969. Et sans doute avait-il en tête Les possédés de Doïstoievski, que ne manqueraient pas de parodier les maoïstes français de l’après-mai. Toujours est-il que ma lecture de Lacan m’a amené à mettre la question de la grande politique entre parenthèse. C’est à partir du choix d’une lutte « initiale » plutôt que « finale » que je me suis mis à penser par moi-même. (Je ne dis pas avoir des idées originales, mais au moins cultiver une pensée propre). Avec, en tête, ce pari qu’une appréhension plus juste du « politique » nous sera alors donné de surcroît.
(Ah, et puis sinon, la psychanalyse, ça aura été aussi pour moi une longue pratique, côté analysant : j’y ai trouvé de quoi me simplifier un peu.)
Vous avez été proche de Mehdi Belhaj Kacem, qui avait fondé Evidenz, avec les Tiqqun, un concept qui fait référence à la réparation du monde. Quel est votre lien avec la mystique juive ?
Je n’ai aucun lien avec la mystique juive et prend très au sérieux l’interdit portant sur l’étude de la Kabbale — pas avant l’âge de quarante ans, d’avoir eu un enfant, d’avoir planté un arbre. Cela dit la pensée juive, version exotérique, m’importe grandement : elle est une source vive à laquelle je m’alimente.
Le texte biblique appartient pleinement à notre tradition de pensée, mais dans le même temps, il déploie une profonde et féconde alternative à la métaphysique occidentale — cet alliage de philosophie grecque et d’église romaine. Pour aller très vite, j’y trouve une pensée de la composition — entre le ciel et la terre, le corps et l’esprit, l’être et le devenir — là où la métaphysique préfère opposer, et hiérarchiser, les dimensions de la vie humaine. Du reste, cette alternative juive à l’esprit mainstream entretient un puissant air de famille avec la philosophie de Heidegger — au grand malheur de ce dernier, qui en a manifestement conçu une grande jalousie.
Vous avez introduit la notion de Pop Philosophie avec Mehdi Belhaj Kacem, Slavoj Zizek et Peter Sloterdijk. Peut-on y voir un retour du messianisme philosophique, un post nihilisme pour réhabiliter le sujet et le finalisme contre le mécanisme objectif ?
J’aimerais profiter de cette question pour rendre à Mehdi ce qui appartient à Mehdi : c’est bien Belhaj Kacem, sans doute inspiré par mon appartenance à la rédaction de Technikart, qui a eu l’idée d’intituler nos entretiens « Pop philosophie ».
L’expression (inventée par Deleuze) était tombée en désuétude, même si, en effet, Zizek n’hésitait pas à truffer ses démonstrations d’exemples directement tirés de la pop culture (ma préf’ : « comme dans Fight Club, l’émancipation commence par un autotabassage ! You’ve got to punch yourself in the nose ! »).
Et sinon, « pop philosophie », oui, dans notre esprit, c’était de tenter de dire des choses exigeantes mais au-delà des murs de l’université. Mehdi et moi étions en effet animés alors d’un « messianisme » furieux : la parole philosophique allait soulever une génération entière, genre. Une attitude certes complètement idiote mais que je me garderais bien de regretter, tant elle fut grosse de pleins d’effets positifs — il faut bien que jeunesse ait lieu. Toujours est-il que, depuis, nous avons gagné en sobriété.
Vous dites dans La lutte initiale, qu’Alain Finkielkraut est probablement le penseur juif le plus médiatique de notre époque. Le considérez-vous comme un auteur pessimiste, revenu du messianisme ?
Il se définit lui même comme pessimiste, je me permettrais pas de le contredire. Il en a même fait son « style » médiatique. Ce qui le condamne, dans ses meilleurs moments, à n’avoir raison qu’à moitié, ou, plus souvent, à verser dans la mauvaise littérature.
Emmanuel Faye a produit un réquisitoire contre Hannah Arendt. Peut-on faire un lien d’après vous entre les Carnets Noirs de Heidegger et la French Theory ?
Je ne lis pas Emmanuel Faye, qui a dû connaître bien des malheurs dans sa vie pour limiter ainsi son intelligence et se contenter de son astuce. Le seul lien qui, de mon point de vue, existe entre les Cahiers Noirs et la French Theory, est négatif. Si les Derrida, Foucault, Lyotard ont pu tant et si bien orienter leur pensée à partir des impulsions décisives de Heidegger — mais déjà avant eux, Lévinas et Arendt —, ils l’ont tous fait en travaillant à décontaminer ses énoncés de leur vice de fond, celui-là même qui inspire au maître de Fribourg son antisémitisme virulent.
Savoir : une pensée de l’un et de l’origine. Au contraire, ses héritiers ambigües que sont les « déconstructeurs » — mais déjà avant eux, Arendt et Lévinas — nous aurons appris que l’être commence au chiffre deux, que nous sommes en défaut d’origine et que l’événement ne se fonde pas.