Martin Heidegger, Winke I & II (57-59), Gesamtausgabe, IV-101

Martin Heidegger

Stéphane Domeracki enseigne la philosophie. Il est l’auteur d’Heidegger et sa solution finale: essai sur la violence de la pensée, publié en 2016 et Nouveaux essais sur l’entendement inhumain, Heidegger et sa solution finale tome II, en 2021. Il revient sur le volume 101 des carnets noirs (1957-1959) de la Gesamtausgabe de Martin Heidegger, publié outre-rhin, en novembre 2020.

« Selon une tradition allemande détestable, c’est quand elles jurent fidélité à une théodicée du mal et de la mort, que les pensées passent pour profondes « (Adorno, Dialectique negative)

Le rythme de la publication des éditions dites « intégrales » reste soutenu, et à l’heure où nous écrivons ces lignes, le dernier volume des cahiers noirs, le 102, est censé être sorti outre-Rhin depuis le 1er novembre. Un rapide survol du précédent tome est possible, sachant que les soi-disant experts de cet auteur ne s’acquittent même pas de cela – d’un rapide survol, de même que dans les années 90, quand les traités ésotériques (Besinnung, Die Geschichte des Seyns, et même les Beiträge) sortaient, ils n’en disaient mot. Même quelqu’un de la stature de Jacques Derrida l’avouait carte sur table : « je dois avouer que, ces dernières années, je n’ai pas pas réussi à suivre comme je devrais le faire toutes les publications, les traductions. J’aimerais avoir le temps, le loisir, la liberté de recommencer à le lire. De tout recommencer. De temps en temps, je vais glaner des choses, mais je n’ai pas pu faire ce travail » (Heidegger en France, II, p.114) De fait, quand d’autres faisaient le travail de traduire et mettre à jour des textes contenant du contenu explosif (Nicole Parfait, Victor Farias, Emmanuel Faye, Sidonie Kellerer…), les « spécialistes » leur tombaient dessus, comme s’ils commettaient un sacrilège. Leur forfait consistait surtout à révéler des extraits mettant tout à fait en cause leurs propres interprétations hâtives, incomplètes, et surtout empressées d’ « amortir » la violence et radicalité du nazisme heideggerien. C’est qu’ils sont tombés dans le piège éditorial du maître : celui-ci ayant organisé l’ordre des publications de façon à distiller seulement sur le tard les clins d’oeil authentiquement antisémites à ses réels destinataires, il avait besoin d’une armée de passeurs des textes les plus présentables, de façon à ce qu’ils chantent ses louanges et comprennent de travers ce qui était en vérité destiné.

Ces « clins d’œil » donnent même le titre de ce tome, Winke, terme désignant une sorte d’indice procuré discrètement, d’appel du pied discret entre cooptés-de-l’être, archi-nazis qui se comprennent malgré la lourdeur ésotérique ou le caractère éthéré des vaticinations, lesquelles sont censées constituer une sorte de forteresse contre le « on » et même contre les admirateurs qu’il méprisait et utilisait. Ainsi procédait sa « sigétique » : son art du silence toutefois assez bavard pour qui s’attache à vraiment lire entre les lignes – et c’est bien ce qu’il souhaitait. Ces écrits apparemment (c’est toujours invérifiable) rédigés entre 1957 et 1959 ne diffèrent en aucun cas des écrits des décennies précédentes, si ce n’est quelques arguties terminologiques par lesquelles il ressasse juste différemment ses lubies habituelles. C’est à partir de celles-ci qu’il a embrouillé tant des lecteurs autorisés des générations précédentes, n’en restant qu’à la surface, ne pouvant le plus souvent guère faire mieux (mais parfois si), du propos heideggerien. Un exemple ; si vous ne connaissez guère que certains textes apparemment inoffensifs sur la constitution onto-théo-logique de la métaphysique, tels qu’ils étaient proposés au compte-goutte dans les années d’après-guerre, il est bien difficile de se faire une idée claire et surtout conséquente de ce que Heidegger entendait par une expression comme le « pas-en-retrait », le Schritt-zurück dont il parle par exemple dans les années cinquante ; en vérité, ce dégagement de la métaphysique correspond à son obsession tactique, qui consiste surtout à essayer de débusquer l’ennemi menant une guerre secrète :

« Schritt zurück – besagt niemals: Schritt zurück in ein Vergangenes, um dieses als Zuflucht aufzusuchen oder um es zu erneuern und wiederzubeleben. » (GA101, p.176) Soit:

« Pas en arrière – ne dit jamais : pas en arrière dans le passé, pour y trouver refuge ou le renouveler et y revivre.»

Or, de très nombreux contresens ont été commis par ceux qui se hâtaient de faire de Heidegger le dernier mot de la métaphysique qui serait animé par le seul désir d’un retour à l’initial : cliché tout aussi inepte que lorsqu’il s’agit de Rousseau. Bien qu’il y ait une part de vérité dans cette caractérisation de sa pensée, elle a été bien trop exagérée et surtout mécomprises, au point de manquer ce qu’il pensait véritablement par ce terme. S’il propose ce pas, ce Schritt, c’est bien plutôt pour savoir « wie das » Sein « als Geschickliches erblickt » (ibid.) Cela signifie que l’appel au pas-en-retrait est surtout un « dégagement » qui permet d’apercevoir comment l’Être (Sein, terme désignant l’Être de l’étant, la tradition métaphysique enjuivée oubliant l’être, Seyn) a été « destinalisé », comment il s’est institué et règne souverainement depuis Parménide jusqu’à Nietzsche, Jünger, et le nazisme lui-même, comble de ce parasitage de l’Occident qui devraient mener à la plus complète expropriation, Enteignis, laquelle favorise cécité, surdité, oubli de l’être :
« L’évènement de l’expropriation – dissimule le secret de ce qui est à penser » (p.143 « Ereignis der Enteignis – verschweigt das Geheimnis des zu Denkenden.) Méditer ce destin est donc une affaire de la pensée particulièrement tortueuse, puisque ceux qui l’ont envoyé, ennemis retors, feraient tout pour s’abriter et dissimuler le legs en question, en particulier en trituant celui grec, rendu méconnaissable. Heidegger guette donc les rares moments où l’ennemi en question est à découvert, et comme lui révèle parfois, de façon fugace, ce à quoi il pense. Il donne ainsi des indices dans ses traités ésotériques et ses cahiers ; par exemple :

« Le pharisaïsme de Karl Barth et consorts surpasse même celui de l’ancien judaïsme dont l’ampleur avait pourtant défini les nécessités de l’histoire moderne de l’Être (Seins) » (GA95, p.95).

Ce petit extrait casse la thèse de Zarader reprise par Zagury-Orly et Cohen selon laquelle Heidegger
invisibiliserait complètement le legs hébraïque. Bien plutôt en parle-t-il fort peu, mais toujours de manière cruciale, et le plus souvent de façon cryptée ; il serait tout de même temps de comprendre que la discussion avec les présocratiques en cache une secrète avec ceux qui usent et abusent de la machination selon les cahiers noirs. Des passages comme le suivant sont à mettre en lien avec ceux qu’il a énigmatiquement écrit, dans d’autres cahiers noirs, sur le prophétisme juif :

« Nous ne pouvons plus jamais revenir en arrière dans la voie de la correspondance des Grecs. En même temps, en ce qui accorde cette correspondance en l’exigeant, quelque chose en se réservant nous est refusé en tout « Être » et son destin, le secret de l’occultation de la révélation, l’événement comme expropriation – l’oubli en sa provenance essentielle initiale. La retenue se dissimule dans le Gestell (1) et en tant que tel. » (p.54, « Wir können in die Weise des Entsprechens der Griechen nie mehr zurück. Gleichwohl ist uns in dem, was dieses Entsprechen gewährt, indem es dieses braucht, Etwas vorenthalten, was durch alles « Sein » und dessen Geschick hindurch sich spart, das Geheimnis des Sichverbergens der Entbergung, das Ereignis als die Enteignis – die Vergessenheit in ihrem herkünftig anfänglichen Wesen. Der Vorenthalt verbirgt sich im Gestell und als dieses.)

Ici, Heidegger semble évoquer sagement l’envoi grec, mais c’est surtout ce qui le bloque qui doit retenir notre attention. En 1932, alors qu’il célébrait en privé le Mein Kampf d’Adolf Hitler et l’envoyait même à lire à son frère, il écrivait dès le début d’un cours que « la romanité, le judaïsme et le christianisme ont complètement transformé et faussé la philosophie commençante, à savoir la grecque » . Et rappelons que dans le texte cité plus haut agressant Barth, il décrétait bien que les « nécessités » de l’histoire moderne du Sein (et rappelons que cela implique le comble de déchaînement de la volonté de puissance qu’est le dressage de la race, donc la Shoah) prendrait leur source dans « l’ampleur » (ce qu’il nomme ailleurs « le gigantesque ») de l’ancien judaïsme. C’est ici que se joue tout son délire sur « l’auto-anéantissement » de la « juiverie mondiale » : en faussant le legs grec – en le parasitant, les Juifs n’organiseraient que leur montée en puissance, laquelle finira à ses yeux forcément par se consommer et se consumer. Quand, des décennies plus tard, dans le volume 101 qui nous intéresse ici, Martin Heidegger semble gentiment évoquer une question ontologique sur le Sein, il faut savoir de quoi il retourne, notamment de la différence avec son Seyn germanique, sinon ces appréciations sont incompréhensibles ! Par le premier terme, il désigne ce monde judéo-chrétien qu’il entend mener, à longueur de pages, à son achèvement – en tous les sens du terme. Par le second terme, il ne propose qu’un horizon charmant de « libération » de cette supposée engeance, lendemain qui chante où seraient surmontées toutes les formes de désajointement des diverses « criminalités » contre l’être. Mais un tel dépassement ne sera pas chose aisée, ce qui le fait d’ailleurs ironiser, lui qui se souvient de la nonchalance des nazis dans la mission exterminatrice que le destin leur avait confié :

« Surmonter – Comme il est facile d’utiliser un tel terme dans la décontraction et partout l’on songe avoir du coup « surmonté ». Mais un tel franchissement qui, sur son chemin – d’emblée livré à la tradition, n’est pas pour autant exempté de ce qui s’y réserve, et qui se fait sentir sous la commande du mystère, n’en restant alors qu’à la polémique d’une prétendue progression et relève, ne faisant ainsi que se mettre en travers de son chemin, qui dés lors n’en est plus un. La pensée du surmontement recèle le péril constant qu’en surmontant on ne soit victime de l’opinion qu’on serait allé au-delà de ce qui a été surmonté – où ? On n’a en fait jamais atteint le point où l’on pourrait concentrer que sur ce qui doit être ainsi surmonté, afin de le laisser s’engager et d’ainsi le libérer dans son essence.- À quel point le surmontement est différent – la douleur de l’initial de l’échappé. » (GA101, p.39, « Überwindung- Wie leicht ein solches Wort in die lässige Verwendung gerät und man plötzlich überall » überwindet«. Doch Überwindung, die auf ihrem Weg – anfänglicher der Überlieferung ausgeliefert nicht zu ihrem Gesparten befreit wird und sich im Geheiß des Ratsals erfährt, bleibt in der Polemik eines vermeintlichen Fortschreitens und Aufhebens hängen und tritt so sich selber in den Weg, der kein Weg mehr ist. Der Gedanke der Überwindung birgt die unablässige Gefahr, daß man im Überwinden der Meinung zum Opfer fällt , man sei über das Überwundene hinausgegangen – wohin? Man ist nicht einmal dahin gelangt, sich erst auf das zu Über Windende einzulassen und es in dessen eigenes Wesen zu be freien. – Wie anders ist die Überwindung – der Schmerz des an-fangen den Ent -strömens. »)

Il serait intéressant de se demander si tous ceux, outsiders plutôt que dévots orthodoxes, qui se sont empressés de répéter le geste heideggerien de clôture en l’inscrivant lui-même dans la métaphysique ne tomberaient pas eux-mêmes sous le coup de ce qu’il décrit ici, puisqu’ils feraient en quelque sorte dérailler la métaphysique, en actionneraient le frein de secours, là où Heidegger s’est toujours montré, en vérité, accélérationniste. La suite le suggère encore : « Über die Metaphysik hinauszugehen vermag nur ein Denken, das in ihre »Wahrheit« eingegangen ist. Das vor-enthaltene Verhalten in der ereignenden Schickung erfahren lernen. » (ibid.) : « Seule la pensée qui est entrée dans sa « vérité » peut aller au-delà de la métaphysique, en apprenant à endurer le comportement pré-contenu dans l’envoi s’y déployant ». Or, l’envoi, c’est de façon occulte, et à peine nommé, l’ancien judaïsme, qui a fixé les nécessités modernes de l’être ; embusqué, il est l’effectif de la machination pour Heidegger, lequel vise non pas tant celui-ci comme un « paradis perdu » (!) ; il l’évoque plutôt sur le mode d’une nécessaire rédemption, sur le mode cathartique d’un sacrifice auquel doivent consentir les Allemands eux-mêmes : rentrer dans la danse macabre permettant de se débarrasser de l’engeance cachée du judaïque, en s’imposant la mission d’être « judaïques » jusqu’au bout pour permettre l’achèvement de ce parasitage. Quant Heidegger évoque « l’inclusion renouvelée et radicale dans la manipulation, où nous sommes tombés de notre propre fait » (GA69, p. 119), c’est toujours pour dire qu’une fois que les Allemands y sont intriqués, ils doivent endosser à fond cette situation, seule façon d’en trouver une issue. Si le passage de GA101 évoqué ci-dessus ironise donc contre ceux qui pensent que le dépassement de « la métaphysique » pourrait être aisé, c’est qu’il sait pertinemment que les nazis se sont laissés prendre dans les rêts de cette inclusion sans être suffisamment radicaux, barbares. De fait, l’intelligibilité de cet avant-dernier tome des cahiers noirs n’est possible qu’à partir de ce qui a été écrit auparavant et que le penseur n’abandonne en aucun cas ; par exemple ce passage de la fin des années trente : « La dangerosité d’un combat « spirituel » ne repose pas tant dans la possibilité d’une défaite ou de l’anéantissement, que dans la certitude de la dépendance inévitable à l’ennemi, la reprise de son essence et de son in-essence. Le « combat » n’est pas encore immédiatement un témoignage du caractère originaire, et la victoire dans une telle lutte n’est en aucun cas une preuve de sa « vérité », car peut-être bien que ce qu’on s’attache à combattre en sa configuration la plus incisive et la plus voilée s’affermit bien plutôt par là-même. » (GA95, p. 326) Autrement dit, si le surmontement est si difficile, c’est que les Allemands n’ont pas su reconnaître les stratégies de l’ennemi caché, que Heidegger prétend en fait être le seul à les avoir vraiment décrypté. En ce sens, Derrida se trompait en écrivant ceci :

« Heidegger met l’accent sur le rassemblement – c’est ça qu’il faudrait interpréter historiquement : pourquoi a-t-il été poussé à faire porter tout le poids de l’accent sur la Versammlung plutôt que sur le contraire ? Alors que du côté où je me sens porté moi, pas « de mon côté » mais du côté où je me sens porté dans ma réserve à l’égard de Heidegger, l’accent est plutôt mis du côté de l’altérité, de la dissociation de la distance infinie, de la dispersion, de l’incommensurable, de l’impossible, de la
« destinerrrance » » (ibid.)

Derrida avait certes raison d’affirmer que le Seyn vise surtout l’ajointement, mais il n’est qu’un horizon régulateur inatteignable, sauf à assumer pleinement le Sein, lequel est principe de dissociation, d’insurrection (et du reste, même le Seyn est un appel constant à la distinction, à la disparité, à la discrimination!) Heidegger semble bien se concentrer sur ce que propose à ses yeux l’insurrection juive : une errance qu’il cherche à aggraver, à maximiser. Dans à la page 7 de ce volume 101, Heidegger réécrit complaisamment ce passage d’Antigone : οὔτοι συνέχθειν, ἀλλὰ συμφιλεῖν ἔφυν : « Je suis née non pour une haine mutuelle, mais pour un mutuel amour. » (à noter que Liebe est recouvert par la croix du quadriparti dans le texte de Heidegger). Il prétend depuis longtemps que la haine, la vengeance, serait l’apanage de ce qui s’insurge, et se donne le beau rôle de celui qui ne vise que l’ajointement et l’amour, certes. Un passage rappelle la nécessité pour le Dasein allemand de céder à l’injonction destinale de s’y conformer :

« « La renonciation ne prend pas. Le renoncement donne.»- est-il dit dans le chemin de campagne Mais le renoncement ne donne que lorsque ceux qui renoncent sont ceux qui reçoivent plutôt en tant qu’ils sont ceux qui remercient. Le renoncement est le se refuser au sens de ne pas se refuser à l’usage- non seulement de ne pas se fermer, mais le se renoncer complètement dans l’ex-propriation. C’est la plus haute liberté : le remerciement comme secret de ce qui est mentionné dans un mot usé et ambigu que nous appelons « amour ». »(p.48) »Der Verzicht nimmt nicht. Der Verzicht gibt.« heißt es im Feldweg. Der Verzicht gibt aber nur, wenn die Verzichtenden die Empfangenden sind als die Dankenden. Das Verzichten ist das sichversagen im Sinne des sich (acc.) nicht versagens dem Brauch – sich nicht nur nicht verschließen, sondern sich ganz ent -sagen in die Ent-eignis. Dies ist höchste Freiheit: der Dank als das Geheimnis dessen, was in einem verbrauchten , vieldeutigen Wort genannt wird, das bei uns »Liebe« heißt. » (p.48)

Ce qu’il faut toutefois comprendre, c’est que le plus grand ajointement et le plus grand amour de ce destin consisterait paradoxalement à s’imposer le plus grand désajointement : l’insurrection reprochée à ceux qui ne vivent que dans et pour la subjectité devrait être reprise à leur compte et maximisée par les héros du Geschick, ce qui serait en quelque sorte leur destin tragique, leur mission historiale, à l’image de leur penseur en chef, qui appelle à la pleine Ent-eignis, dépossession, ex-propriation, sans réserve. Se laissant consumer par la pensée, il s’impose le sacrifice de la plus grande insurrection, qui le dé-lie de l’amour, auquel il doit opposer le plus grand refus pour en quelque sorte le permettre. Le nouveau commencement ne pourra se faire qu’à travers cette transition. Au fond, cela est fort analogue à ce que propose Derrida, quand il affirme qu’une justice authentique ne peut avoir lieu que dans le plus grand déliement du plus singulier. Ceux qui ne renoncent pas à leur subjectité n’ont pour seul horizon que l’aséité :

« Semblable à l’homme qui dévore les hommes / Est celui qui vit sans (Amour) » (GA101, Winke II, p.92)

La volonté de volonté bouffe littéralement les animaux rationnels, ces subjectités insurgées ne « vivant » qu’à dessein d’elles-mêmes jusqu’à se montrer autophages: déclin du « judaïque » qu’attend de pied ferme Heidegger au point de vouloir la hâter. C’est peu dire que cette description d’une engeance qui s’auto-anéantit fait des émules du côté de Douguine et de tous les ennemis de l’Occident ; cela peut à l’occasion aussi plaire à gauche, tant les écrits décrivant le capitalisme et le libéralisme comme autophages abondent, correspondant comme chez Heidegger à un fantasme projectif inavoué. Il reste d’ailleurs, pour ceux qui l’ont pleinement lu, le saint-patron incontesté de tous les complotismes, en particulier de toutes les vigies et oiseaux de mauvais augures pressés de nous annoncer une catastrophe prochaine pouvant tout résoudre, ou bien faire empirer, on ne sait plus trop. Alors que dans le volume 97, il distillait l’hypothèse délirante qu’Adolf Hitler aurait été placé de l’extérieur au pouvoir, pour que l’Allemagne s’auto-détruise, nous le retrouvons, dans les années soixante, en train de tenir un discours qui plairait fortement à tous ceux qui chercheront à attribuer les changements climatiques au seul libéralisme :

« La terrible perspective – planifiée par l’Amérique – de la technologie contrôlant et dirigeant les conditions atmosphériques- ce qui constituera l’ultime garantie de l’insécurité totale de la croissance de la Terre – cela dépasse la destruction brutale de la Terre par la contamination nucléaire. » « Die furchtbare Aussicht – von Amerika geplant – das technisch kontrollierte und gelenkte Wetter – dies wird die äußerste Bestandsicherung der völligen Unsicherheit alles Wachstums der Erde. – Dies übersteigt noch die grobe Zerstörung der Erde durch die atomare Verseuchung. » (GA101, p. 40)

Rappelons que l’obsession sordide de Heidegger pour la « Terre » est très certainement un Deckname d’après-guerre pour désigner ce qu’il nommait auparavant la « lignée » ou la « souche », Geschlecht : apparemment, comme les germes de blé, les Américains seraient aussi en mesure d’empêcher le nécessaire épanouissement – Phusis – de la race, tels des Monsanto antiracistes plaçant la Germanité en totale insécurité en assurant elle-même son propre fonds. Déjà dans les années quarante, Heidegger multipliait les récriminations contre « des metaphysisch entarteten Abendlands » – « l’Occident métaphysique dégénéré » (GA95, p. 143), le monde américain où pouvait se déchaîner l’insurrection subjectiviste qu’est à ses yeux l’enjuivement, et il ne mâchaît pas ses mots concernant le sort à réserver à un tel déracinement organisé pour en trouver l’issue. Ainsi dans le traité ésotérique intitulé Über den Anfang:

« Une sorte de titre historique pour la dévastation serait l’« américanisme ». Aussi l’essence historiale contient une décision d’un genre unique portant sur une alternative : ou bien l’anéantissement, ou bien la dévastation. Anéantissement dans tous les cas et dans tous les sens.» (GA70, p. 98-99)

C’est la solution finale que propose toujours Heidegger à partir de la différence ontologique : ou bien le règne de la dévastation juive perdure et s’aggrave jusqu’à son achèvement (le Sein), ou bien les Allemands assument leur destin consistant à mener cette engeance à ses ultimes conséquences par la décision (Seyn). Le texte de GA101 évoqué plus haut reste pleinement dans cette alternative, et d’ailleurs Heidegger, pour une fois, n’y a guère changé sa terminologie. Il serait tout à fait illusoire de revenir aux interprétations françaises des années cinquante à aujourd’hui qui cherchent à « sauver » Heidegger en espérant trouver autre chose que ses obsessions métapolitiques dans de tels textes ; chaque nouveau volume publié venant au contraire confirmer que le centre de cette œuvre n’est pas seulement Sein und Zeit où est exposée la différence ontologique, mais bien ces cahiers noirs où il ne cesse d’enfoncer le clou en terme de discrimination, de suprémacisme et d’antisémitisme exterminateur – fut-il dissimulé sous un lexique apparemment ontologisant, conceptualisé, trompant encore trop de soi-disant experts de son œuvre – qui ont intérêt à une telle cécité. Ce volume intitulé Winke se place donc lui aussi, ce n’est guère étonnant, sous le signe de la dissimulation, par laquelle Heidegger entendait bien continuer sa guerre totale :

« la politique doit avoir une longue haleine et le bras long, être en mesure d’encaisser les coups sur un temps considérable ; elle ne peut pas être déconcertée à travers les défaites temporaires. » (GA96, p260.)

Il serait ainsi bien naïf de croire qu’il aurait baissé les bras après l’échec nazi et ne viserait pas une victoire sur le très long terme contre la « juiverie mondiale » en usant et abusant notamment de sa sigétique, laquelle fait facilement passer les lecteurs critiques pour paranoïaques auprès de ceux qui ne travaillent guère ou ont tout intérêt à minorer l’importance des décryptages, par exemple proposés par les travaux de Sidonie Kellerer. Le volume précédent des cahiers suggérant pourtant bien qu’une vigilance particulière est de mise face à cette métapolitique du silence et du clin d’œil :

« X- ce secret, qui se protège lui-même et se sauvegarde, par le fait même qu’il se donne l’apparence du secret » (GA100, p.55, « X – jenes Geheimnis, das sich selber wahrt und schützt, und zwar dadurch, daß es als das Geheimnis sich zum Scheinen bringt. ») ;

ou encore :

« Louer le secret, sans ne jamais divulguer même une fois son s’abriter. » (« Das Geheimnis preisen – ohne es preiszugeben; nicht einmal sein Sichverbergen. » GA100, p.52)

Le volume suivant qui nous intéresse ici insiste dans cette direction, Heidegger y pérore à la page 27 sur l’origine (qu’il attribue à Luther) du mot même Geheimnis, insistant lourdement sur l’inquiétante étrangeté ce qui paraît si lointain mais est si étroitement incrusté : « verborgen und zugleich vertraut: das Verborgenste Vertrauteste. ». Le plus familier favoriserait ce qui se terre, s’abrite, s’incruste le plus dans le on, dont Sein und Zeit appelait à la reprise sur un mode particulier plutôt qu’à s’en détourner. Il est alors impossible pour qui connaît les autres volumes de ne pas penser à celui qu’Emmanuel Faye a mis en valeur, le cours de 1934 où Heidegger exhorte l’«anéantissement total» de l’«ennemi incrusté sur la racine la plus intime du peuple» (GA36-37, pp. 90-91). Cette incrustation n’est repérée que par la pensée endurant l’oubli de l’Être (Seins), ce qui est le projet de cette pensée depuis Être et temps, comme le rappelle Heidegger à la page 36 de Winke I :

« La plus ancienne expérience de ma propre pensée est celle de l’oubli de l’Être (Seins) en tant que tel; l’oubli d’une telle Λήθη la méditait comme une dissimulation ainsi que comme l’écho auquel elle appartenait immédiatement, que cette dis-simulation non seulement appartient aussi à la vérité de l’Être (Sein) , mais qu’elle procure aussi bien l’indice de l’authentique plénitude actuelle de l’être (Seyn) laissé-Être (Seins, barré d’une croix) en retrait dans sa garde et en tant qu’ex-propriation dans l’événement. D’où le regard incessant sur le secret du secret et les longues et vaines tentatives pour laisser cela en soi-même en son propre. » (Die früheste eigene Erfahrung meines Denkens ist die Erfahrung der Vergessenheit des Seins als solchen ; wobei Vergessenheit von der Λήθη er als Verbergung gedacht wurde und alsbald der Anklang dessen gehört, daß diese Ver-bergung nicht nur auch zur Wahrheit des Seins gehört, sondern den Wink gibt in die eigentliche Wesensfülle des in seine Wahrnis zurück-gelassenen Seins Ver-Bergung aus und als Ent-eignis im Ereignis. Daher der unablässige Blick in das Geheimnis des Geheimnisses und die lang hin vergeblichen Versuche dieses in ihm selbst in seinem Selben zu -lassen. »)

Remettre en son propre la tradition judéo-chrétienne du Sein, c’est l’achever, la laisser-être jusqu’à ses ultimes conséquences, ce que promettait le nazisme qui allait à ses yeux dans la bonne direction concernant la technique, contrairement à la démocratie, avant de reculer par bourgeoisie et manque de vigueur barbare. Ce que vise Heidegger, c’est le plein déploiement d’un principe judaïque qui sans cela, ne se dispense et se dépense que lentement à travers le « judaïque » entre guillemets, une métaphysique occidentale qui n’en finit pas de s’achever, alors que lui souhaite permettre une transition plus rapide au nouveau commencement. L’auteur des cahiers noirs se voit alors comme une espèce de sacrifié sans grâce s’imposant le même déracinement que les Juifs mais pour pouvoir intensifier jusqu’au bout de malheureux destin. Seuls ceux portés par un « essence sombre » (GA97, p.460) seraient préposés à une telle réalisation du pire :

« Seul celui qui est lui-même un fils de la nuit peut délivrer les mortels des excès de la nuit en la liberté de la sérénité, laquelle reste toujours fille de la nuit. -Il en serait autrement pour une révélation qui, aussi soudainement qu’elle éclaterait, ne ferait que se soumettre au durer de l’autodissimulation – ce qui ne ferait qu’à la ramener au même : événement comme expropriation » (p.56, « Nur wer selbst ein Sohn der Nacht ist, kann die Sterblichen aus dem Übermaß der Nacht befreien ins Freie der Heiteren, die immer die Tochter der Nacht bleibt. – Anders wäre eine Entborgenheit, die , so jäh sie erblitzt, dem Währen des Sichverbergens sich fügt – dieses erst einbringen in das Selbe: Ereignis als Enteignis »)

Cette dernière phrase vise très certainement le troisième Reich, qui resterait dans l’orbe de la lumière, alors que Heidegger se décrit de son côté comme un Luciférien, ange déchu, enfant de la nuit « porteur de lumière », ce qui lui a valu, comme l’avait bien montré Jean-Pierre Faye, d’être attaqué par les nazis eux-mêmes comme Krieck : « Il est nécessaire que la pensée luciférienne n’apparaisse que comme diabolique à une époque de comptabilité morale-bourgeoise et à ses contreforts… » (GA 99, p. 103, Vier Hefte II) (2). Notre fils de la nuit, depuis qu’il a été accusé d’être une sorte de littérateur juif et nihiliste, semble avoir endossé discrètement cette accusation, comprenant désormais la lutte contre les « nomades sémites » comme la nécessité de la reprise de leur « secret ». Le simple combat contre la judéité resterait trop extérieur, ce qui cèlerait le sort des nationaux-socialistes trop naïfs : essence. « Éprouver la seule malignité de la manigance, cela signifie : s’assoupir toujours à l’intérieur de son innocuité supposée et esquiver l’horreur de son être nu. » (GA 69, p. 217). Comme je l’ai déjà montré dans Heidegger et sa solution finale et son second volume Nouveaux essais sur l’entendement inhumain, le penseur de Fribourg ne cesse jamais, même après guerre, d’enfoncer le clou concernant cette décision qu’il prend après son véritable tournant : chercher à capter discrètement ce qu’il estime être une souveraineté occulte juive en la laissant se déployer, fleurir, seule façon selon lui pour que les « mortels », les Allemands, puissent ne serait-ce qu’apercevoir, en un clin d’œil, les conditions de la destinalité juive qui leur est tragiquement imposée, et, partant, les conditions de leur propre impuissance face à ces nécessités historiales. Ce volume 101 ne change en aucun cas de cap ; il est par exemple loisible d’y lire :

« La faiblesse vient de l’incapacité à avoir un destin. Comment cela peut-il être possible, puisque les Occidentaux, et eux en particulier, sont « historiaux » et se savent tels? Mais la pensée se trouve ici à la croisée des chemins, sans être déjà « conductrice ». « Historiale » : peut être présenté comme un événement et comme un objet de l’historicisme, identique à l’ « historique » en tant qu’objet d’histoire. Cette identité se manifeste dans les systématiques les plus extrêmes et les plus élaborées dans le système de Hegel – tout ce qui suit en est une ramification et se transforme en « positivisme » – le mélange de tout cela domine la représentation actuelle. « Historial » : peut bien être vécu à partir du destin, mais cela toutefois pas comme un « envoi destinal » au sens de la nécessité les distinctions métaphysiques du possible et du réel. réel ; bien plutôt, « destinal » comme rassemblement dans l’envoi, en lequel l’événement – «se retire de lui-même – « Être » – présence comme laisser la non-dissimulation surgir et prévaloir – endurer l’évènementialité destinale » (p.58, « Die Schwäche kommt aus dem Unvermögen , Geschick zu haben. Wie kann dies sein, da die Abendländischen doch und sie im besonderen »Geschichtlich« sind und sich geschichtlich wissen? Doch hier steht das Denken am Scheideweg, ohne ihn schon zu »fahren«. »Geschichtlich«: kann als Geschehen vorgestellt und als Gegenstand der Historie mit dem »Historischen« identisch werden – diese Identität zeigt sich in der äußersten und durchdachten Systematik in Hegels System – alles Nachfolgende ist Ableger und ,Abbiegung in den »Positivismus« – die Vermischung alles dessen beherrscht das heutige Vorstellen. »Geschichtlich«: kann erfahren werden aus dem Geschick, dieses jedoch nicht als »Schicksal« im Sinne der Notwendigkeit innerhalb der metaphysischen Unterscheidungen des Möglichen und Wirklichen; Geschicklich vielmehr als Versammlung im Schicken, als welches das Ereignis – sich entziehend – « Sein » – Anwesen als Unverborgenheit aufgehen und walten läßt. – Geschicklich ereignishaft erfahren. »)

Le but de Heidegger est de laisser ce qui ne cesse de se dissimuler se révéler de temps à autre, ce qui n’est possible que si nous acceptons et remercions ce destin allant à son achèvement : l’autoanéantissement de la Judentum dont la prédestination doit pleinement être assumée par les Allemands eux-mêmes : seuls eux peuvent, en leur ténèbres, en se mettant à l’écoute de « l’enfant de la nuit » Heidegger, ne pas renoncer à être pleinement « judaïques » (entre guillemets) afin de mener le judaïque (sans guillemets) à son terme destiné. Toutefois, l’assomption pleinement assumée des guillemets – être nazi à fond- ne peut-être escompté ou calculé, mais seulement accordé par une sorte de grâce délivrante :

« In-capacité, dans la mesure où pas encore exproprié au pouvoir de l’événement. L’habiter dans l’événement n’accorde que la capacité d’être rencontré. » (ibid. : Un-vermögen, insofern noch nicht ins Mögen des Ereignisses enteignet. Das Wohnen im Ereignis gewährt erst das Vermögen, sich treffen zu lassen)

Pour rappel, la « rencontre » avec le destin en question, et notamment sa dernière figure, la manigance, ne saurait être que l’Ereignis, évènement de l’anéantissement lui-même, la solution finale de la question juive n’intervenant que par l’Ent-eignis, l’évènement ex-propriant par lequel les Allemands se laisseront totalement parasiter par l’inessence du premier commencement. Cela correspond en tout point au programme lisible dans les traités ésotériques des années trente et quarante :

« ἔσχατον et pensée. Penser le mystère – non résolu – mais l’en-durer et donc le garder ainsi comme en-durance de la décharge. Ne pas fuir le secret et renoncer à la pensée – (…) Fermer les yeux devant une obscurité, mais: écouter en l’écho du silence de l’événement de l’usage. Appartenir au renoncement de la dictée de l’usage. » (GA73.2, pp.1178-1179, « ἔσχατον und Denken. Das Ratsal Denken – nicht auflosen – sondern er-tragen und so als Er-tragenes des Austrags wahren. Nicht vor dem Geheimnis fliehen und das Denken aufgeben (…) Augen schliesen vor einem Dunkel, sondern: horen in den Hall der Stille des Ereignisses des Brauchs . Gehoren im Entsagen der Sage des Brauchs. »

Le vocabulaire est en tout point conforme à celui utilisé bien plus tard dans ce volume 101 de la Gesamtausgabe qui nous intéresse. L’« usage » en question, Brauch, est celui que l’être (Seyn) est cense faire des Allemands lorsqu’il leur intime la mission historiale de mener à son achèvement le destin/ l’habile (Geschick). Mais ce terme, Brauch, désigne également l’usage au sens de la coutume, de même que dans l’écrit Das Ding il renvoyait au sorte de conseil villageois des membres du clan (l’auteur lui même renvoie à ce sens « d’assemblée délibérant une affaire » dans Essais et conférences) ; Heidegger en appelle donc à l’oreille germaine encore apte à entendre l’Eraugnis qui lui est réclame par l’initial a travers ce Brauchen. Ce requérir vise une « dé-charge » du judaïque pour que ceux qui s’imposent le « judaïque » (entre guillemets), les nazis, qui assument héroïquement l’Être (Sein) à fond puissent délivrer les Allemands maintenus dans la relation de pouvoir mener à bien la différence ontologique :

« En l’événement, l’ « Être » (Sein) et le destin de l’Être sont expropriés en l’expropriation de la relation. Tout cela au milieu de la domination la plus extrême de l’Être en tant que fonds calculable et constant, dans lequel le change peut facilement être érigé. L' »Être » n’est pas – au sens de sa propre essence. – Mais qu’est-ce qui demeure plus redoutable quel’ « Être » ? (p.60, « im Ereignis ist das» Sein « und Seinsgeschick enteignet in die Enteignis zum Verhältnis. Dies alles inmitten der äußersten Herrschaft des Seins als des berechenbaren Bestandes und seiner Beständigkeit , in dersich der Wechsel leicht einbauen läßt. ‘Sein’ ist nicht – im Sinne seinen eigenen Wesens. – Doch was bleibt gewaltiger als das ‘Sein » ? »)

Ce qui sera plus puissant que l’Être, c’est le renoncement à lui qui s’y abandonne, cette pauvreté qui se laisse docilement traverser par son réquisit, et seul permet le passage vers l’être (Seyn), le nouveau commencement. Cette dépossession totale, capitulation plénière devant la Wahnsinn où se résoudrait le destin auto-anéantissant juif, c’est la justification tortueuse que propose Heidegger du nazisme, « qui allait dans la bonne direction » concernant « la technique », en frayant du côté du pire du judaïque en se faisant soi-même « judaïque » :

« L’approchement comme jeu de l’étoile – : la lueur sonnante du silence des ténèbres de la fugue de l’expropriation : l’être (barré) re-tourné dans la garde du jeu du monde, achevé en son destin. – le « est » métamorphosé ». (p.55, « Die Nahnis als das Sternen-Spiel – : das läutende Leuchten der Stille des Dunkels aus der Fuge der Enteignis: Seyn (X) zurückgekehrt in die Wahrnis des WeltSpiels , vollendet in seinem Geschick – das verwandelte »ist«.)

L’ « étoile » mystérieuse ici est bien sûr celle de David. Comme dans le passage disant qu’il faut continuer d’investir l’« étoile-monde », et de « rester intime » avec son « jeu (« Des Welt-Stern -Blickes innewerden und in seinem Spiel innig bleiben. ») Mais le mot le plus important de ce passage (c’est le cas de le dire) est « vollendet » : Heidegger nourrissant une obsession – contagieuse- pour l’idée que la métaphysique devrait être accomplie, menée à terme, mûrie, au sens aussi malsain que Lars Von Trier prête à ce terme lorsqu’il évoque la « pourriture noble » de la raison dans The house that Jack built. Mener le crime à son acmé, en chargeant la victime de la dite criminalité, c’est tout le sens des œuvres dites intégrales, ce volume ne dérogeant pas à la règle. La pensée de Heidegger est un chemin d’accomplissement du pire. Pour y mener, tous les déguisements sont bons. Qu’il place une étoile sur sa propre tombe de façon provocatrice, écrit comme un slogan publicitaire « Marcher vers une étoile, rien d’autre », (in « L’Expérience de la pensée », in Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 21), ou bien encore célèbre Le petit prince pour passer pour un grand enfant ayant fait une grosse bêtise nazie auprès des naïfs, Heidegger garde toujours un objectif très précis : mener le monde juif à sa perte. D’ailleurs, à propos de l’auteur du Petit prince, il écrit dans ce volume 101 la chose suivante: « Saint-Exupéry. Mais le monde des Français, autant dire des conceptions humanistes et morales, fait qu’il lui est difficile d’intégrer ce qu’il a enduré et recherché dans l’étendue d’une pensée initiale. « L’homme » se pousse toujours au milieu et pourtant il signifie autre chose que juste l’être humain, il veut dire le rapport à l’autre. Souvent, tout cela semble s’enliser dans la « psychologie ». » GA101, « Saint-Exupéry. Aber die Welt des französischen, d. h. humanistisch-moralischen Vorstellens macht es ihm schwer, das von ihm Erfahrene und Gesuchte in die Weite eines anfänglichen Denkens zu bringen. Immer drängt sich »der Mensch« in die Mitte und er meint doch anderes als nur den Menschen , meint den Bezug zum Anderen. Oft bleibt alles dem Anschein nach
in der »Psychologie« hängen.
» »).

Mais cet « autre », bien loin de donner des gages à un auteur comme Levinas (ou alors, et c’est peu dire, pas sur le mode escompté!), c’est le juif en l’homme, l’animal computant, que Heidegger entend maximiser pour le désincruster in fine, en permettre la dé-charge. Les Français, Saint-Exupéry y compris, resteraient, contrairement à l’esprit allemand ayant une « maîtrise rigoureuse des ténèbres » de par leur « sécheresse et austérité » (GA95, p.402), obsolètes et pas à la hauteur des enjeux historiaux, car encore prisonniers de l’homme de la Renaissance (que Heidegger estimait « bon à être enterré »), de Descartes et du moralisme, ce qui les rendraient inaptes aux existences historialo-destinales consistant à achever le monde juif-chrétien qui a gâché celui de l’envoi grec. Comme les nazis jugés trop « rationnels-socialistes » (3) , ils demeureraient prisionniers de « la plus grande illusion », celle qui consiste à croire que « l’homme ne pourrait sauver le monde que par sa « raison » » (p.61, « Die großte Täuschung – zu meinen, der Mensch könne durch seine »Vernunft« die Welt retten). Martin Heidegger serait au contraire satisfait et rassuré que tant de « chercheurs » en France continuent d’admirer son œuvre, c’est-à-dire ses appels permanents au parachèvement de la métaphysique occidentale, sous la forme d’une apocalypse dé-livrante déchaînant du judaïque par le « judaïque » le plus radical à ses yeux : un nazisme encore radicalisé. Nombreux veulent l’accompagner sur le chemin qui décrète qu’« à la philosophie appartiennent : l’idée, le concept, la science, le système. Alors que la pensée appartient au remerciement, c’est sa manière. » (p.73) Mes travaux ont montré par ailleurs que l’antisémitisme heideggerien repose justement sur cette façon d’accuser d’ingratitude ceux qui auraient l’audace de ne pas remercier le don et la grâce pour promouvoir plutôt leur insurrection et aséité, et comment Heidegger s’impose lui-même ce chemin de refus de cette grâce par « renoncement » pour achever, accomplir la prédestination par laquelle les endurcis iraient à leur perte. L’accusation englobe dans le « même » aussi bien la modernité cartésienne que la Weltjudentum, si bien que chacun, en France et ailleurs est sommé de décider en faveur de la philosophie (rationnelle, « morale-humanitaire », nihilisme incomplet) ou de « la » « pensée » allemande, seule transition possible vers le nouveau commencement par l’acceptation du nihilisme extrême permettant le passage.

Notes:

(1) À noter que l’horreur du Gestell est encore décrite comme nécessaire dans ce volume : Heidegger voit par lui de quoi renseigner sur l’incapacité à mourir des Juifs dans les camps d’extermination, mais aussi de quoi nous permettre de réinvestir notre authentique finitude et mortalité : « comme si avec la désolation ainsi ordonnée du monde dans la simple uniformité de la technique l’essence de l’authentique mortalité de l’homme devait également lui être refusée, tandis que dans la massification de la mort et avec son nivellement en de grossières circonstances de périssement, un indice pourrait nous revenir dans la capacité de mourir, d’entrer initialement dans la possibilité même de la mortalité. (pp. 75-76, « als müßte mit der so bestellten Verödung der Welt in das bloß Einförmige des Technischen auch zugleich dem Menschen das Wesende seiner eigentlichen Sterblichkeit versagt sein, während doch in der Vermassung des Todes und mit dessen Einebnung in das grobe Umkommen ein Wink sich regen könnte in das Vermögen des Sterbens, in die Möglichkeit, anfänglich in die Sterblichkeit einzugehen ») Les nombreux qui ont « péri » permettent par contraste pour les Allemands de revenir à l’essence authentique de la mort. Où l’on voit qu’entre 1949 et 1957, Heidegger n’a pas changé d’un iota son positionnement quant à l’abject « Meurent-ils » ?

(2) Il est d’ailleurs notable que le discours sur Lucifer utilise le même vocabulaire que ce volume 101 : « La ferveur de la pensée et du rassemblement se dressant appartiennent au même de l’événement. Que le rassemblement en tant que rassemblement se déploie, se dresse dans la lumière, apporte la lumière : ainsi est la pensée. Voilà comment la pensée est Lucifer – et dans le péril, au lieu d’apporter la lumière au rassemblement, de frapper la lumière en celui-ci et d’ainsi détruire tous les mystères. » (GA99, p.163 « Inbrunst des Denkens und Ragen des Gebirges gehoren in das Selbe des Ereignens. Das Gebirg als Gebirg wese, ins Licht rage , dieses Licht bringen: ist Denken. So ist Denken luciferisch – und in der Gefahr, statt Licht ums Gebirg zu bringen, Licht in das Gebirg zu stosen und so alles Ratsal zu zerstoren. ») Heidegger vieillit, mais ne change en rien ses propos.

(3) ce qui revient aussi à insulter leur, irrationalité, pour Heidegger, « ego non cogito, ergo sum », écrit-il à leur sujet in GA95, p.300

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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