L’esprit déconstructeur de Gödel différait du dispositif militaire d’Oppenheimer

Robert Oppenheimer in the style of Studio Ghibli, generated by Leonardo AI
Robert Oppenheimer in the style of Studio Ghibli, generated by Leonardo AI

Jean-Clet Martin est philosophe. Il publie Et dieu joua aux dés, aux Presses universitaires de France ainsi qu’un texte sur l’anarchie couronnée, dans la revue Contrelittérature, avec Mehdi Belhaj-Kacem aux cotés de Valentin Husson.

Extrait: « Les dés sont jetés ». Expression fort courante. Elle veut dire pour le moins qu’on ne pourra plus intervenir en leur cours. Pourtant, l’idée de jeu suppose qu’un choix s’est ouvert, que rien d’irrévocable ne fige le déroulement d’une partie. Mallarmé avait conscience de ce paradoxe : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard »… Mais de quel « lancer » est-il question ? Depuis Héraclite, laisser choir des fragments, des osselets, est un geste associé au jeu du monde. Une manière de rejouer fort sérieusement les dimensions de la cosmologie. Autant de sphères qui roulent, mesurées à des tailles gigantesques. Des « blocs » énormes déclinés par Igitur, autre poème de Mallarmé. Une métaphore du cosmos aux trajectoires vertigineuses. Certes, une fois le geste effectué, les jeux seront faits ; on ne pourra en changer la donne. Et pourtant, le hasard intervient dans ce jet au trajet incontestable.

Le plus souvent, il est question d’un geste anodin, mais tout autant d’une partie qui illustre l’agencement du réel. Le ciel et ses constellations sont régulièrement présentés comme un jeu. Des figures immémoriales avec ici ou là des astres errants, météores au parcours désordonné. Entre tous les corps célestes, la nécessité qui les propulse est attestée par leurs orbes invariables. Des rouages semblent se discerner dans cet immense panorama nocturne. Tout l’univers, reconnaît Schopenhauer, est finalement bien ordonné comme si un bouquet était réalisé par là. On dirait qu’une finalité à accomplir se propose à des trajectoires si parfaites. Or il n’en est rien… Le sens de leur impact nous laissera indécis. Certes, le jeu, le jet, le trajet des éléments poursuivent une mécanique bien rodée. Les constellations se présentent chaque soir au point attendu. Vers quelle destination ? Quel but sanctifie cette marche obstinée ? La ligne des étoiles délivrée dans notre galaxie, la « Voie lactée », demeure bien en suspens, inaboutie, indécise quant à son terme, à sa destination. L’arrivée, la table qui pourrait l’attendre, n’existe pas. « Coup de pouce initial », « fiat divin », « expansion d’univers », « création ex nihilo »… autant d’expressions qui en témoignent tant bien que mal. Pour quel point d’arrivée ? Restent par conséquent l’aléa, le hasard, l’impossibilité d’en prévoir la chute ordonnée. Le résultat sera des plus incertains, semblable aux nombres premiers qui se succèdent à la suite sans suite de 2, 3, 5, 7, 11, 13… Et que dire après 127 ?

Les dés semble-t-il, roulent vers l’abîme. Et, ce faisant, ils affichent leurs faces chiffrées. « Tout est nombre, le nombre est en tout », pourra s’exclamer Baudelaire pour en reconnaître l’ordonnance . De quels nombres est-il question ? Ne sont-ils pas les jouets de symétries monstrueuses ? Conway en découvre qui sont impressionnantes. Leurs faces s’assortissent d’un calcul sans pareil. Un ensemble de suites entrecroisées qui forme la complexité de l’univers. Alors le réel s’accomplit comme jeu : « jeu du monde », « cornet à dés » qui appellent de grands joueurs comme autant de Dieux absents . Cette longue partie se réfléchit dans l’histoire au moins depuis Héraclite, Zénon… Sans doute qu’Einstein s’introduira à son tour en ce jeu à l’issue incertaine. Comment d’ailleurs aurait-il pu ignorer les catastrophes du mouvement ? Impossible de contester l’instabilité des événements, la contingence des rencontres ou le caractère éphémère des existences. Il lui faudra simplement refuser le relativisme tous azimuts qui pourrait lui être reproché. Aussi dira-t-il en toute rigueur « Dieu ne joue pas aux dés »… Belle manière de contester ainsi les réquisits de la physique quantique dont il est en même temps l’instigateur. Si « Tout est relatif », comme l’affirmait déjà Saint Just, cela ne signifie pas pour autant que, à la manière de Sartre, ce hasard nous laisserait libre de produire notre sens et que, reprenant la formule de Protagoras, l’homme serait finalement « la mesure de toute chose ».

La formule attribuée à Einstein tient bien sûr d’une conception des mathématiques. Un refus d’y voir une simple opinion. Il ne s’agit pas, dans la vérité d’un calcul, d’une interprétation influant le relevé des phénomènes. Il ne saurait être question seulement d’une convention. Si dés il doit y avoir, leurs courbes seront bien celles du réel lui-même, des projectiles meurtriers s’il en est. Difficile d’imaginer que leur trajectoire résulte simplement de l’œil qui les suit. La nature ne se réduit pas à des réponses aux questions qu’on lui pose. Lecteur de Spinoza, Einstein fait très peu cas d’une approche si humaine, trop humaine. Cette dernière se contenterait de fort peu, satisfaite de capturer les choses à l’aide de ses instruments. Et, d’une certaine manière, Mallarmé refuserait tout autant de soumettre le coup de dés, image du cosmos, à l’arbitraire du moi, d’une subjectivité déjà effondrée devant l’univers qui l’engloutit. Il nous faut enfin apprendre ou comprendre que la nécessité sécrète son propre hasard. Einstein n’en doutera guère. Une fois le coup joué, son calcul ne sera donc rien d’autre qu’une plongée dans une matière chaotique. Tout un jeu de forces, une partie de tric-trac déjà perçue par les présocratiques pour lesquels les formes ne sont pas seulement une construction humaine.

Certes, les logiciens sont tout à fait hostiles au réalisme des formes. Cette méfiance devant le concret s’exprime d’une manière dont Cavaillès rend compte de façon intransigeante : « la seule véritable science semble être celle où règne le nombre. Et, dans l’espace, les seules courbes dont nous ayons une idée [sont] celles que représente une équation algébrique : c’est l’équation qui est l’idée ». Il serait futile de ne pas reconnaître son bon droit au formalisme. Cependant une équation n’est rien sans le tracé d’un cours. Celui-ci ne dépend pas de notre entendement. Un mouvement qui bien mieux se déchaîne de manière vitale. La réalité physique trace peut-être en elle-même des équations. Non pas que le monde imite leur symbolisation, comme dira Oscar Wilde à propos des images de l’art. On soutiendra plutôt que les symboles mathématiques se nouent aux rapports des corps eux-mêmes, à leurs rencontres, leurs bifurcations, leurs diagrammes. Et ces rapports sont vivants. « Procès » et « réalité », comme savait Whitehead, sont inséparables. Ils dessinent une aventure d’idées, l’ordonnance d’un monde aux symétries indéniables, rigoureuses, même s’il nous faut reconnaître l’incertitude créatrice de leur confrontation. Ce que Galois montre tout autant, reconnaissant l’impossibilité de préfigurer le tour vertigineux des équations quintiques : autant de groupes qui longent la dimension complexe des phénomènes, la courbe d’une intelligence matérialisée, aux sauts stupéfiants. Raison qui poussera encore Alain Connes à affirmer qu’« il y a une espèce de nouveauté permanente, de liberté », voire de « fantaisie qui se manifeste à tout instant » dans ce qui paraissait si mécanique .

Fantaisie dont les nombres suivent les détours novateurs. Et les nombres ne sont jamais tout à fait de même corps. Ils franchissent des seuils, appellent en leur propre nécessité des ruptures sans pareil. Gauss marque un moment important de cette forme visionnaire. Il réalise des cartes avec de véritables points cardinaux pour s’orienter : axes « nord/sud », « est/ouest »… Cartographie flexible, immanente à l’univers. La confluence des nombres s’y rend manifeste. S’en extrait la courbe des nombres premiers, à travers une intuition qui figure d’étranges escaliers. Une échelle logarithmique, collée de près à cette série fort capricieuse. Elle exprime des probabilités en un coup de dés certes difficile à suivre. On dirait le trajet giratoire d’une pièce de monnaie lancée en l’air, hésitant entre « pile ou face » pour tirer des nombres aussi éprouvants que deux, trois, cinq, sept, onze, treize …

(Jean-Clet Martin, Et Dieu joua aux dés, Puf, septembre, 2023, introduction.)

Le titre de votre livre est une référence à la phrase de Mallarmé « jamais un coup de dés n’abolira le hasard » qui inspira le réalisme spéculatif de Quentin Meillassoux. Est-ce dans cette tradition que vous inscrivez votre travail ?

Jean-Clet Martin: Disons que Mallarmé, son poème, était présent déjà dans mon livre sur Deleuze en 92. Et il revient souvent dans mes préoccupations. Il s’agit d’une référence incontournable pour qui veut prendre au sérieux la question du hasard. En même temps, il s’agit d’une formule. On peut imaginer d’autres variantes. Un clin d’œil au film « Et Dieu créa la femme » qu’on doit à Vadim. Un peu comme si en même temps la conjonction « et » frappait surtout un constat d’accident, quelque chose qui, un fois jeté les dés, résonne comme une nécessité, voire un destin Cette conjonction produit le titre. Elle vous tombe dessus pour entraîner la proposition vers un point paradoxal. Je jeu apparaît comme résultat ou conséquence adossée à du préalable, tout une antériorité qui précède la capture de la combinaison finale. En même temps, pour compliquer la chose, il y a la formule bien connue d’Einstein : « Dieu ne joue pas aux dés ». C’est cette formulation que le titre retient essentiellement. Mais un peu comme si on disait « Les dés sont jetés », « alea jacta est »… Avec le sentiment d’une nécessité inévitable, fatale comme l’armée de César qui rase tout sur son passage. Mais même à supposer une telle nécessité pour un monde qui ne pourrait plus se penser autrement lorsque tout est joué, on se doute bien qu’un autre monde aurait sans doute été possible, voire aucun monde du tout. La fameuse question de Leibniz : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » en témoigne avec une certaine dose d’angoisse. Ce « Rien » pèse lourdement dans la balance, bien plus probable sans doute que notre discussion ce soir. Un rapide calcul statistique place la chance d’un univers au voisinage de zéro. Ce qui renoue avec Mallarmé pour dire que « un coup de dés jamais n’abolira le hasard », même à le décocher du fond de circonstances éternelles. Avec Mallarmé, on entre évidemment dans le voisinage de Poincaré qui fait du hasard une conséquence de la nécessité elle-même ; une queue de comète dont le trajet se laisse calculer mais avec des gaz d’échappement qui produisent des remous, de la turbulence imprévisible. Dans l’orbe de tel ou tel météore, se glisse un petit écart dans la mesure, une condition initiale qui déclenche des conséquences colossales à l’instar de l’effet papillon… Ce sont tous ces sens, démesurés, ces écarts et contradictions qui s’inscrivent finalement dans le choix du titre qui promet aussi une réflexion sur les mathématiques. Après, évidemment, du côté métaphysique, on pourrait toujours demander à Einstein quel Dieu il invoque dans cette formidable expression.

Votre point de vue rejoint-il celui du réalisme spéculatif de Quentin Meillassoux ?

La reformulation de la question que vous me proposez me paraît sans doute plus exacte sous cette forme. Parce que la tradition qui est la mienne, c’est en effet tout autre chose. Elle s’inscrit dans l’œuvre de Deleuze. Et Deleuze parle à partir de Kant en lui consacrant un livre. Certes, il y a chez Kant une limitation de l’expérience et l’expérience dont il parle est celle d’une île bien quadrillée comme il est dit dans la Critique de la raison pure. On ne peut franchir le rivage de cette île sans se heurter aux monstres. Ce franchissement de la limite qui nous menace de délire, ou en tout cas d’une illusion inévitable sous le nom de « métaphysique », voilà quelque chose sur quoi l’œuvre de Deleuze avait travaillé, pesé fortement. Notamment par une approche du cinéma ou de la peinture, voire de la littérature. « Limer le mur avec patience » affirmait-il pour caractériser l’épreuve philosophique. On peut prendre encore au sérieux sa formule « je me sens pur métaphysicien » ou mieux « je me sens un philosophie très classique ». Et partant de cette tradition, je lui enjoins le pas en direction de la science-fiction qu’il abordait à la fin de L’image-temps pour des récits qui nous entraînent dans une expérimentation sauvage, radicale, celle d’un absolu toujours dissolu sur sa frontière, sans rapport avec le sens commun ou ce qui nous parait tolérable du point de vue du bon sens le mieux partagé.

Il y a des singularités que la bonne conscience, toujours trop morale, proscrit et rend suspectes. « Philosophie du monstrueux », titre précédent publié aux Impressions nouvelles, avait en vue cette expérimentation hors du cadre toléré par le bon sens. Les androïdes, les moutons électriques, les escaliers d’Ubik ou le jardin tourmenté de Stalker n’était pas universitairement corrects ni très kantiens même si le philosophe allemand interroge d’autres modes d’intuitions que ceux de l’Homme et évoque ici ou là la question d’autres mondes possibles. Curieusement Kant ne se réduit pas tout à fait à l’interdit de la métaphysique qu’il proclame. Il montre par la limite qu’il trace l’autre côté du mur dans le territoire même de la raison, territoire normalement si bien clos. Quelque chose vole en éclat dans le criticisme, notamment par la question des antinomies, des doubles éditions, des formes de pensée vertigineuses dont Russell retrouvera certains paradoxes. Et si on s’attarde un peu sur la réflexion de Kant relativement aux quantités négatives, on voit bien comment, au sortir de l’île, la géométrie se modifie. Chaque point de cet espace tourmenté se veut finalement dynamique. La limite se présente comme pivot d’une nouvelle expérience qui conduit vers les nombres imaginaires. Si le nageur quittant son île avance d’un mètre, 1 sera positif. Mais le ressac de la vague le rejette en arrière tout autant de sorte qu’il faut envisager -1 comme nouvelle valeur. Ce qui conduit à une annulation le laissant sur place comme pour faire du zéro un point de bascule, un point gyroscopique qui soudain promeut une autre métaphysique, celle des nombres imaginaires. C’est cette ligne de mire qu’emprunte mon propre coup de dés pour une étrange divinité plus proche de Borges que de Meillassoux, dont par ailleurs j’admire le programme et l’intuition d’une « inexistence divine ». Quel Dieu en effet, s’il n’était pas lui-même miraculé, tiré du néant in extremis comme si l’inexistence en constituait une menace perpétuelle ? Mais comme dit, ma tradition c’est Deleuze, c’est Derrida et le livre que je viens de publier se produit à la manière d’une espèce de phantasme, un désir de redonner la part belle à Différence et répétition sans doute moins lu que les livres de Deleuze sur le cinéma… L’occasion pour moi de sortir un peu de ma plongée depuis une dizaine d’années dans l’écran ou dans la planche de la BD vers un autre espace, l’espace de la géométrie.

Meillassoux dans toute cette histoire est incontestablement plus proche de Badiou, de la crise des fondements que traverse ce dernier tandis que pour ma part, c’est du côté de Deleuze que j’envisage la réalité, la réalité du virtuel, de ce que les phénomènes trop humains ne valident jamais tant ils se placent en dehors de l’usage de nos facultés ordonnées par le corps propre. Alors se lève une géométrie dont les dimensions sont effroyables : n dimensions dont la folie rend pensable la suite des nombres premiers. Le réalisme je crois n’existe pas fut-il spéculatif. Quel réalisme ? Le réalisme du virtuel, le réalisme du possible, le réalisme de l’Idée ? Il faudrait parler d’une multiplicité de réalités dont chacune propose une métrique et une géométrie différente. Voilà, je me sentirais plutôt pousser, en-deçà du réalisme abstrait, les ailes du « néocriticisme » : un nom un peu oublié qu’on doit à Renouvier, auteur d’une nouvelle monadologie dont j’évoque quelques traits dans Et Dieu joua aux dés.

Faut-il voir dans cette idée du « coup de dé » un retour à la définition du temps selon Héraclite précurseur de Nietzsche ?

Jean-Clet Martin: Mon livre se retourne souvent vers Zénon, songeant au paradoxe de la tortue et d’Achille, lequel la poursuit dans une intuition de l’espace où chaque pas correspond à un autre monde comme change le décor d’une comédie musicale, par variation soudaine, au détour d’un couloir. Un ensemble de fractions qui font signe progressivement vers la suite des nombres premiers dont chacun ensemence un univers différent. Et cette suite rappelle bien le jeu tel que Héraclite l’envisage en affirmant les fragments du hasard dans une espèce de suite récurrente et convergente. Et c’est l’éternel retour qui produit cette convergence dans l’intuition de Nietzsche lecteur de Héraclite. Une convergence qui produit comme une toupie en un parcours cependant erratique. Voire un déraillement que Poincaré, à la même époque que Nietzsche, pressent par le problème des trois corps. Une théorie qui prend acte de ce que le système solaire va décrocher, donnant raison à Hume de supposer que peut-être le soleil ne se lèvera plus demain. Poincaré complice du cercle vicieux de Nietzsche et dont l’espace est aussi perturbé que le grand jeu d’Héraclite. Les post-kantiens véritables sont peut-être nichés dans cette faille là, dans une tout autre allée que celle qu’auront empruntée les lecteurs universitaires du criticisme. Des kantiens finalement infidèles, peu orthodoxes, qui se font la malle et qui profitent du paysage que Kant nous interdisait pour en découvrir des passages à même son œuvre. C’est le cas de Deleuze. C’est le cas de Derrida. C’était le cas de Renouvier qui subit l’influence des mathématiques de son temps, riches et profondes à l’instar des propositions de Gauss, de Fourier, de Galois… et bien sûr Riemann n’est pas loin. C’est là que j’habite en tout cas depuis ma thèse nommée « Variations ». Dans le néocriticisme ouvert derrière l’enceinte que Kant avait dressée tout contre la métaphysique. Et sur ce chemin, il y a bien des intercesseurs qui font le mur. Je les convoque tour à tour, chacun selon un pas de plus dans des mondes que la géométrie permet d’éplucher à partir du XIXe siècle. Une séquence qu’on avait un peu négligée au profit de la logique, du « tournant linguistique » qui en montre l’effondrement, très en recul par rapport à la Logique de Hegel dont les puissances font appel à un temps panoramique ou stratigraphique en lequel les époques se superposent.

Le temps et le mouvement aussi bien que la durée et la distance forment en effets un fondu dans les fonctions du calcul différentiel sous l’idée de vitesse. Et la vitesse ne présente pas les mêmes indices dans l’inframince, pas plus que l’espace de la géométrie quantique ne vit selon les mêmes paramètres que la temporalité phénoménologique, successive. Héraclite traverse des mondes selon des vitesses qui ne se divisent pas sans changer de nature, induisant d’étranges devenirs, simultanés, qui tirent en même temps vers le passé et le futur et qui font l’objets de mon essai. Je crois que par ce retour à la géométrie, au paysage de le « fonction zêta » notamment, s’esquisse une nouvelle image de la pensée que nous avons un peu négligée dans notre rage de fonder, de nous tourner vers la crise après Gödel qu’il faudrait du reste lire autrement en pensant à Riemann. Ce qui ne serait pas si mal pour se défaire de l’obsession Heideggérienne qui dramatise l’impossible fondation, ce dépôt de fond qu’il envisage dans Le principe de raison. Il me semble que Nietzsche autant que Hegel, à la suite de Kant, avec toute l’indiscipline qui les caractérise dans l’art de lui faire des enfants dans le dos, nous mènent ailleurs que vers le retrait de l’Etre. Plutôt vers d’autres modes d’existence et d’autres espaces surabondants qui croisent l’imaginaire et le réel de manière complexe.
Il convient cela dit de se méfier du réalisme tous azimuts. Ce n’est pas parce que des algorithmes sont efficients sur le plan utilitaire que le réel se conforme à nos paradigmes. Décalquer nos aprioris méthodologiques issus d’une activité professionnelle et instrumentale sur le dos du tigre relèverait d’un imaginaire dérisoire. Dire comme le font certains informaticiens que l’univers est un gigantesque ordinateur quantique me semble participer d’une forme d’anthropocentrisme dont il convient de se méfier. On voit bien qu’une limite raisonnable, une capacité critique capable de replacer une pratique dans son domaine de définition manquent cruellement à certains scientifiques présumés. Sous ce rapport écrire un livre pour Meillassoux ou contre Meillassoux n’entrait pas du tout dans le problème qui me caractérise.

Einstein a dit « dieu ne joue pas aux dés ». Votre titre (Et dieu joua aux dés) fait-il référence à Oppenheimer, le créateur de la bombe atomique, qui citait la Bhagavad-Gita: « maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes » ?

Jean-Clet Martin: Le titre joue en effet avec ce mot d’Einstein. Quel est le Dieu dont il parle ? Sans doute, lecteur de Spinoza, celui d’une nature qui se développe en suivant les axes de la nécessité dont on ne peut exclure cependant de nombreuses intrications aléatoires. La bombe atomique n’était pas une nécessité. Elle suit certes des lois de la nature mais qui se heurtent au caprice politique en lequel Einstein ne devait sans doute jamais se reconnaître, ni y voir une conséquence nécessaire de ses thèses. Dans l’excellent film de Nolan (NDLR: Oppeneheimer, devenu le film biographique (biopic) le plus vu de tous les temps au box-office, devant Bohemian Rhapsody) que j’ai beaucoup apprécié, Oppenheimer et Einstein se rencontrent, mais on ne sait pas vraiment quel est le sens des propos échangés. Et de même Gödel avec qui il se promène et dont on peut supposer pour le moins un esprit déconstructeur qui ne collait pas avec le dispositif militaire d’Oppenheimer. Gödel faisant de l’indécidable son chemin de bataille ne saurait se reconnaître dans les décisions d’une science fondée sur le triomphalisme de la raison occidentale assez bien filmée sous les actes du FBI et la suffisance du Président américain. Alors, en effet, le Dieu dont il est question dans mon livre concerne le processus d’une nature en elle-même créatrice. «Je suis devenu la mort, le destructeur des mondes » est une formule qui ne convient guère à la prolifération des univers qui se déploient dans ce plurivers que j’invoque au nom de la vie, du vitalisme qui fait l’objet de tous les chapitres du livre : un livre je le rappelle de philosophie qui invoque Spinoza, Leibniz, Nietzsche ou Hegel. Ce n’est pas un livre de mathématiques même si les intuitions mathématiques en forment le géométral. Les intentions sont entièrement conceptuelles au sens où je n’ai rien à apprendre aux mathématiciens en termes d’équation, si difficiles à comprendre.

Ce serait bien cruel de confondre les intentions. On ne saurait attendre d’un tel essai la moindre démonstration juste, ni la moindre exactitude calculatoire. Ce serait plutôt l’inverse de sorte que les approximations inévitables de l’auteur seront tolérables s’il est vrai que sa finalité réside davantage dans le concept, celui des mondes pensables à partir du nouveau paysage de la géométrie. Ces mondes en appellent en tout cas au Dieu de Leibniz dont chaque événement se trouve nimbé par d’autres univers possibles. Voire le Dieu de Schelling qui n’est qu’un miracle, qui ne devrait pas même exister, pas plus que ce monde n’avait de statistique favorable à son expansion, toujours au bord du gouffre. Alors bien sûr, dans l’incertitude de l’inexistence, ne reste que la chance d’un coup de dés favorable, une improbable construction de mondes plutôt qu’une destruction. Peut-être la fragilité d’une conjecture au bord du miraculeux pour autant qu’aucune garantie ne puisse nous être donnée.

Oppenheimer devient le premier film biographique de tous les temps devant Bohemian Rhapsody. Cette forme narrative diffère-t-elle d’un récit « hors science » dont parle Meillassoux, libéré d’un « monstrueux« , ajoutant du « temps dans l’espace » ?

Jean-Clet Martin: Bohemian Rhapsody est non seulement la trajectoire nomade d’un chanteur mais une vie prise dans la rhapsodie de son trajet. Un coup de dés qui la fait chavirer dans l’espace selon un temps qui change à chaque étape ou étage de la division (un peu comme pour Inception, autre film de Nolan décidement attiré par la superposition quantique des durées). Pour Oppenheimer, c’est une vie de rebondissements dont la physique compose la partition mais que la politique absorbe vers une destination militaire qui se produit hors la science, du moins en marge de cette activité créatrice, davantage appelée par les ressorts de la technique. Dans l’essai que je viens de publier, il s’agit d’autres rencontres vitales, notamment entre Dyson et Montgomery qui jouent chacun sur une autre partition, l’un étant physicien, l’autre mathématicien pour découvrir à partir de territoire indépendants une commune déterritorialisation : la répartition des nombres premiers et les niveaux d’énergie de l’atome adoptent on ne sait pourquoi la même distribution sur une ligne critique. Là, la science ne passe pas seulement d’une idée à l’autre dans l’association d’un raisonnement. Elle ne se produit pas simplement sur la ligne d’une équation qu’avait développée un chercheur  ; elle passe d’un cerveau à l’autre en sautant par-dessus la distance qui sépare deux vies. « Toute pensée émet un coup de dés », cette formule mallarméenne se produit ici en franchissant les limites individuelles dans un espace d’échanges à Princeton. Et cette pensée produit la bifurcation des vies. Elle fait se rejoindre deux destins sur le mode rhapsodique des nombres premiers. C’est de l’espace pour fibrer du temps, ou du moins de l’espace qui s’ouvre au milieu d’une vie plus que personnelle, le temps variant de rythme dans les intervalles traversés, s’abolit parfois comme si on passait en un seul instant sur toutes une constellation de choses différentes. Le monstrueux est par conséquent vecteur de vie, de rencontre, d’écart hors du temps : un saut hors de la chronologie pour des mouvements en zigzag. Ce qui entre assez bien en rapport avec ce que le cinéma m’avait apporté du côté d’une « philosophie du monstrueux ». Il y a en tout cas une même préoccupation de l’espace et des distorsions du temps que j’actualise dans ce livre autant que je l’avais fait dans mon parcours sur les étranges planches de la BD ou encore selon les images cinématographiques aux raccords discordants. On ne se refait pas, ce qu’on avait fait avant communique immédiatement avec ce qu’on fait maintenant, dans une intrication qui rappelle celle des quantas, celle d’éléments qui dérivent à tous bords pour entrer dans un même lancer.

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: Jean-Clet Martin, « Et Dieu joua aux dés », Puf, septembre, 2023

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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