Jean Giraud/Mœbius, l’homme qui ramenait du temps dans l’espace
Jean-Clet Martin est philosophe. Il a publié Logique de la Science-fiction ; de Hegel à Philip K. Dick, en 2017, Ridley Scott – Philosophie du monstrueux, en 2019 et De Blueberry à L’Incal – Lire Giraud/Mœbius, aux Editions des Impressions Nouvelles (avec le soutien du CNL), en 2022.
Pour comprendre l’influence de Mœbius sur la pop culture, il faut revenir au monumental projet d’adaptation du roman DUNE, de Jean Giraud et Alejandro Jodorowsky, qui ne verra pas le jour, avant la version récente de Denis Villeneuve. Comment expliquer ce phénomène ?
Jean-Clet Martin: Que ce film n’ait pu voir le jour, cela lui donne une résonance virtuelle, le plonge dans l’imaginaire de l’impossible, le fantasme de ce qui aurait pu être, toujours mieux finalement que la platitude de l’échec. Mais, en même temps, ce projet de Jodorowsky s’enracine bel et bien dans le réel. Le virtuel est finalement plus riche en promesse que bien des actualisations malheureuses. Plus réel d’une certaine manière que sa mise à l’écran inaccomplie. On peut noter d’abord tout un tissu de rencontres qui s’est constitué autour du projet, notamment avec Dan O’Bannon qui tient en quelque sorte sur ses épaules le scénario d’Alien que Ridley Scott introduit dans les salles obscures. Et Mœbius, justement va réaliser une petite nouvelle en quelques planches avec ce dernier sous le titre The Long Tomorrow pour se distraire de l’attente et l’ennui d’une mise en scène qui peinait à démarrer. Et c’est un autre film qui naît finalement de là, dans la tourmente d’une réalisation ajournée. Voilà que sous les quelques strips de Mœbius on peut pressentir l’ambiance des décors de Blade Runner, un film qui puise dans les visions lumineuses de cette BD un style nouveau que votre question inscrit dans la pop culture, ou d’une certaine façon dans la contre-culture de l’underground qui définit ces années-là. Le souterrain, Kafka l’avait déjà compris, est à entrée multiple, réalise des issues inattendues comme se prolongent des rhizomes. C’est éminemment le cas de l’œuvre de Mœbius.
Comment s’écrit alors selon vous l’œuvre de Mœbius dans l’histoire de la philosophie ?
Jean-Clet Martin: Il se trouve que ce mot underground en vogue dans les mouvements les plus créatifs, et forcément obscurs, baigne complètement dans l’ambiance philosophique de l’époque. La philosophie travaille à plein régime sur une absence de fondement et donc autour du mot Grund ou Ground. Il n’y a pas de fond sous le fond. Underground, c’est bien la découverte de cette région étrange où vous ne pouvez jamais rencontrer un sol sur lequel se redresser. C’est la crise de tout fondement avec, comme je disais à l’instant, des issues multiples, contradictoires qui jouent comme un cristal sur des faces opposées. Rien sur quoi prendre appui dans un tel cubisme que la BD retrouve à même sa grille éclatée, en dominos. On entre là dans l’ambiance nocturne de Blade Runner, et Mœbius évidemment s’inscrit dans cette atmosphère particulière d’un fond sans fond comme on le voit pour Difool qui plonge dans les bas-fonds pour y trouver une nouvelle hauteur. Au fond s’oppose d’une certaine manière ce que Deleuze va appeler la surface, cette espèce d’anneau de Mœbius, nom du mathématicien qui inspire justement Giraud s’agissant d’une bande sur laquelle il n’y n’a pas de profondeur. C’est toute l’ambiance évidemment du Garage hermétique, de cet hermétisme qu’on retrouve aussi bien dans les livres sur Hermès de Michel Serres que dans Logique du sens de Deleuze, passé de l’autre côté du miroir, quand le fond laisse place à un nouvel espace. Une planche orientée comme un coup de dés que la bande dessinée relance de façon magistrale. A travers tout un travail sur l’interstice, la marge, l’entre-image qui ventilent la vision de ce qu’on voir de notre société aujourd’hui.
Mœbius, cela dit, c’est aussi le western, le désert mexicain, Blueberry, L’Incal, les décors post apocalyptiques avec en premier lieu le chef d’œuvre, Alien, cette fois avec H. R. Giger, dans un désert spatial. Pourquoi ce choix esthétique ?
Jean-Clet Martin: « Les choses sont étranges, elles ont la forme d’un cactus » disait Blood, contemporain de l’époque qui intéresse le western. La vision, sa fusion étrange, c’est bien sûr encore le cas de L’Incal, un récit où tous les chapitres évoquent la lumière, d’en bas, d’en haut sans qu’on ne puisse jamais toucher au fond… Mais la surface, règne du rhizome et du cactus, dont je parlais à l’instant c’est effectivement le Western qui l’avait d’abord tenue et c’est fortement la réussite de Blueberry. Si Ridley Scott réinvente le Péplum, il me semble que Giraud, c’est vraiment par le western qu’il redonne à la lumière toute sa puissance. Et cette surface où ne règne aucune profondeur, c’est finalement le désert, la grande horizontalité du désert qui, d’où qu’on le prenne, montre du sable à perte de vue. Rien ne sert de creuser, il faut bouger, entrer dans une autre relation au réel. Un étalement qui nous entraîne vers une forme d’images hallucinées, contemplative, chamanique qui fait l’objet de mon ouvrage. Alors il est vrai qu’on peut parler d’un désert spatial. C’était sans doute la raison qui avait inspiré un de mes ouvrages précédents sur la Logique de la science-fiction. Dans ce désert, on peut se perdre. Mais le gros plan dont Giraud use abondamment suit cette perte à même le visage. Chaque ride communique avec le sable, renoue avec soi-même dans un voyage où « je » va devenir un « autre ». Peut-être est-ce une expérience mystique portée par les aventures de Mike Blueberry qui fait que Giraud finalement trouve pour lui-même une identité déplacée, une identité nomade au point de changer de nom. Docteur Mœbius et Mister Gir pour reprendre le titre d’un entretien avec Numa Sadoul…
C’est moins connu mais Giraud a collaboré aussi avec Stan Lee pour un épisode du surfer d’argent chez Marvel. Quelle influence a-t-il eu sur le monde des super héros en général ?
Jean-Clet Martin: En fait, on renoue très précisément avec un héros qui n’a pas d’intériorité, purement miroitique, mais qui se trouve partout, à vitesse infinie, passant par des trous de ver s’il le fallait. Il s’agit de quelqu’un qui écume l’espace sur une planche de surf et qui cherche la vague, la ligne de fuite, la dune du pur espace comme Blueberry et McClure surfent à cheval sur le sable. Le choix du Surfer d’argent me parait judicieux et laisse place bien sûr à cet underground dans lequel il est rejeté par les humains, se déguisant en clochard pour devenir visible. Nue, sa peau renvoie l’éclat du monde, un peu comme ce sera le cas de Rorschach dans Watchmen. Impossible de voir en lui, il n’a pas de profondeur, le plus profond pour lui, c’est la peau quand la peau n’est que la superficie d’un miroir. C’est dur d’une certaine manière de porter un tel effacement, mais c’est ce qui nécessite sa vitesse, faisant du déplacement son destin.. Je crois que cela entre en consonance avec tous les problèmes que posait cette époque sur la mise en doute de l’identité, concept qu’on remet aujourd’hui sur la scène politique pour pourchasser et dénoncer en clouant au pilori ceux qu’on appelle du mot infamant de postmodernes.
L’épisode du Cinquième élément avec Luc besson est à la fois une consécration et un accident de parcours, Mœbius qualifiait lui-même ce dernier de « gentleman-cambrioleur ». Besson a-t-il finalement rendu hommage à Jean Giraud ?
Jean-Clet Martin: Le Cinquième élément, c’est le titre d’un chapitre de L’Incal. Mais je ne retrouve pas vraiment dans ce film l’ambiance dont je parle en invoquant les labyrinthes de la contre-culture, le ton underground de Blade Runner. C’est difficile de rivaliser avec Ridley Scott. Cela dit, il y a des réussites dans ce film qui est bien meilleur que beaucoup de réalisations françaises de la même époque. Ce n’est pas un échec sous ce rapport et l’intrigue est portée par une quête, celle d’être à la hauteur d’une vérité, d’entrer dans la vérité qu’on porte ou plutôt de devenir le processus du vrai, avec un remarquable passage sur une diva, interprétée par Maiwenn, qui chante à mourir, rappelant Luba Luft, la chanteuse d’opéra du roman de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, également poussée vers le cri, intriguée par l’œuvre d’Edward Munch. Que le « cinquième élément » se confonde finalement avec Leeloo, une femme, n’est pas fait pour déplaire et rappelle un peu le personnage de Rachael (Sean Young) dans le film de Scott, une androïde qui incarne d’une certaine manière l’avenir d’une humanité en train d’étouffer. Il y a là une mise en avant d’une forte personnalité féminine qu’on retrouvait déjà avec Jill McBain (Claudia Cardinale) dans Il était une fois dans l’Ouest, dont Chihuahua Pearl incarne certains traits, dans Blueberry.
Dans votre dernier livre sur Ridley Scott, vous mettiez en valeur l’inversion narrative de l’introduction du monstrueux comme acteur central de l’intrigue. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Jean-Clet Martin: Les monstres, la mythologie en regorge, entre minotaure et Sphinge. La littérature autant que l’opéra les connaissent bien. Ils sont un peu têtes de méduses ou forment des harpies qu’Orphée devait affronter. Mais c’est ici tout autre chose. Ce qui est monstrueux, c’est la vie elle-même, trouvant dans la déviation, dans le mutant des nouvelles formes d’existence. Il y avait déjà le beau roman de Mary Shelley, encore une femme, pour dire que le monstre était plus créateur que le Créateur. L’intérêt de la créature de Frankenstein, c’est qu’elle rejoue la mort de Dieu, se révolte justement du point de vue du vivant qui n’avait pas demandé à vivre sous cette forme, ni d’être jeté au monde comme un vulgaire assemblage d’organes. On trouve cette révolte du côté de Batty dans Blade Runner lorsqu’il retrouve son concepteur pour l’étrangler. Dans Prometheus et Alien Covenant, c’est David qui reprend le flambeau, en descendant dans le laboratoire de la création pour y introduire des Aliens retournés contre certains vivants. L’arrière fond de l’affaire se solde par un dépassement de l’Homme, mais qui vise simplement à en prendre la place, à le singer. Mauvaise mimésis d’une machine qui joue la partition de l’ingénieur au lieu de surpasser les hommes misérables qui soumettent la science à leur désir d’éternité. Un désir malade, transhumaniste, celui de s’approprier tout le réel, même le temps. Or la vie ne réside pas dans la mimésis, dans l’imitation. Elle est création, mutation, adaptation à l’impossible. Toute vie persévère dans l’impossible pour y trouver de nouvelles conditions d’existence, se modifiant dans une forme d’évolution créatrice. Je pense que ce serait la suite d’Alien que Ridley Scott n’a pas encore pu réaliser et je ne sais s’il en trouvera les moyens, ni l’occasion.
C’est déjà Denis Villeneuve qui adapta le remake de Blade Runner avant Dune, comment expliquer cette filiation si réussie ?
Jean-Clet Martin: Il me semble que le film de Villeneuve a quelque chose à voir avec Mœbius justement. Le monarque fou, sourd et aveugle, qui reçoit les informations par des espèces de Bluetooth flottant autour de lui comme autant de bulles noires que L’Incal avait déjà utilisées pour amplifier le pouvoir de la « cité techno » enlisée dans les ténèbres. Mais c’est tout le statut de l’image qui prend le pas dans le film de Villeneuve. Une incarnation des images devenues affectives comme Joy s’en rend capable. Ce ne sont plus les réplicants qui font l’avenir de l’homme, ni même le clone de Rachael dont Villeneuve comprend qu’elle ne peut revenir, mais des idoles numériques, des images capables de se sexualiser et de mourir pour ceux et celles qu’elles aiment. Une fidélité des images qui s’incarnent dans les corps aimés, ceux qui n’ont plus que des images comme compagnes pour lui donner une survie possible. La vie dans l’image, le monde virtuel devenu réel par cette épiphanie. C’est tout à fait ça les héros de la BD, des êtres qui deviennent vrais à travers leur capacité à ouvrir le réel sur un autre monde possible. Blueberry m’a beaucoup appris dans cette création de réalité à travers des personnages de bande dessinée, mais c’était du coté du soleil, d’une vie charmante, dans l’esprit du désert.
En adaptant L’Incal qui est le roman graphique de science-fiction le plus vendu de tous les temps, le réalisateur de Jojo Rabbit, Taika Waititi, qui réalisera d’abord La Tour de la Terreur (Star Wars), Akira. Notre drapeau signifie la mort et Thor : l’amour et le tonnerre fera-t-il de 2022, l’année de la consécration de Mœbius et Alejandro Jodorowsky ?
Jean-Clet Martin: C’est difficile à dire, on ne peut en préjuger à priori, il faut voir sur pièce. Je ne connais pas du tout ce réalisateur. Pour moi, la BD ne peut attendre du cinéma sa consécration. Le film aura a produire autre chose, une réinvention qui relève de son langage propre. L’événement de L’Incal pour le moment appartient à son existence dessinée, par les moyens qui sont ceux de la BD et en font la richesse.
Voir l’interview d’Alejandro Jodorowsky sur l’adaptation de L’Incal par Taika Waititi: