Dialogue avec Jean-Clet Martin
Jean-Clet Martin est un philosophe qui fut proche de Jacques Derrida et Jean Francois Lyotard. Auteur du Mal et autres passions obscures, associé parfois au mouvement de la Pop Philosophie, il revient ici sur le cas d’Hannah Arendt, la question de la réception philosophique de la Shoah et l’Affaire Gilles Bernheim.
La question de l’Holocauste et ses précurseurs philosophiques a longtemps incriminé les notions de mal radical chez Kant, de vision par-delà le bien et le mal chez Nietzsche et de destructio heideggerien. Que penser de la charge contre Hannah Arendt ?
Kant appartient à une autre époque et l’idée du mal est essentiellement morale me semble-t-il. Mais c’est vrai que Nietzsche quitte le plan moral pour parler du bien et du mal, comme Spinoza l’avait fait en passant sur un terrain éthique. De ce point de vue, le mal est plutôt ce qui témoigne d’une hostilité à la vie. C’est un niveau de radicalité où s’invite par exemple l’animal torturé, la volonté inutile de nuire à tout ce qui est autrement conformé que la raison humaine. Peut-on décider à la place de tous les vivants ?
Hannah Arendt retient cette ligne qui donne droit à d’autres formes de rapport à « l’Etre » (dont parle Heidegger qui est en effet compromis comme le montre Max Dorra dans «Heidegger, Primo Lévi et le Séquoïa»). Il y a en tout cas une ontologie irréductible aux seuls intérêts du moment, intérêts dominants.
Le mal radical, c’est que sous couvert d’un pouvoir nous refusions cette ouverture à l’Etre, que nous supprimions assez banalement même une mouche. Ce qui est grave, justement, c’est que ce geste est devenu horriblement banal, quotidien et que dans notre indifférence nous pouvons écraser ce qui n’entre pas dans notre sens moral étroit, voire dans notre vision de l’humanité.
C’est un véritable drame pour Arendt : celui qui consiste à éliminer froidement l’Autre, sans même nous poser problème, sans appeler aucune question ! Un signe des temps si inhumains que nous vivons aujourd’hui dans un absence de tout remords concernant des crimes qui se veulent « normaux », « bons », « conforme au protocole » comme pour un abattoir… Il y a une véritable inversion ou perversion du mot communauté qui devient « commun », mais « commun » au sens prosaïque, normatif. Ce que Arendt puis Jean-Luc Nancy nomment banalité du mal…
Adorno parle d’irreprésentable. Claude Lanzmann prudent sur ce sujet salue le film de Lazslo Nemes, Le Fils de Saul et condamne ouvertement la main mise d’Elie Wiesel sur la question. Pouvez vous expliquer ce que Derrida nommait le mal d’archive ?
Il faut dire d’abord que Derrida s’installe dans cette banalité du mal pour se demander si on peut pardonner. Que veut dire le pardon s’il ne s’adresse pas à l’impardonnable. C’est une belle question pour montrer que le pardon est absolu, qu’il vise peut être la banalité mais qu’il s’en sort comme une forme d’existence exceptionnelle.
Pardonner au criminel, c’est nous placer sur un autre plan que sa vision instrumentale de l’autre. C’est déconstruire sa normalité. Il n’y a de véritable pardon que celui qui a lieu devant des actes irrémissibles. Alors votre question évidemment porte sur l’archive qui est elle-même quelque chose qui ne se remet pas en main propre, irrémissible en un autre sens.
Ce qu’on peut dire c’est que Foucault s’intéressait également à cette question pour montrer qu’elle constitue le lieu du pouvoir, d’un ensemble de rapports de force qui se banalise qui entre dans le « correct », dans la normalisation, dans un travail qui efface, exclut des strates au nom de ce que veut dire « bien penser ». « Mal d’archive » montre alors qu’il y a des enjeux qui ont trait au mal. Mais aussi à la douleur de revenir au passé, à la douleur de ce qui ne s’efface pas sans se modifier, de ce qui entre dans le refoulement et qui, au nom du refoulement, s’approprie des textes, des documents, des strates de l’histoire, des constructions que Derrida va déconstruire. Une question de mémoire et de son fonctionnement.
Il y a comme dit Adorno un irreprésentable mais qui dans son vide, dans le trou qu’il creuse va convoquer des représentations, d’autres représentations pour le recouvrir ou en changer les orientations.
Ce n’est évidement pas le cas du beau film de Lanzmann où, au contraire, la mémoire des pierres, des murs, des murmures, des enfermements ne saurait être réduite au silence. Film douloureux en raison même de son caractère brut, ineffaçable disons par opposition à l’irreprésentable. C’est là un autre niveau de l’archive. Celui des objets, des choses parfois simples, inaperçues.
Pour le reste, il y a comme dit Foucault dans toute archive des stratégies. C’est aux historiens –mais existent-ils ?- qu’il appartiendrait de montrer comment ces stratégies s’ordonnent, entrent en conflit pour l’établissement même d’une archive. On ne peut donc répondre frontalement à votre question en raison d’un horizon même de notre pouvoir de connaître, de laisser émerger l’irreprésentable ou ce que Foucault nommait l’exclusion. Parler à la place des autres, n’est ce pas déjà prendre le pouvoir ? Ne faut-il pas que l’écriture porte en elle un autre droit ?
Vous avez découvert les longs plagiats du grand rabbin Gilles Bernheim sur le philosophe Jean Francois Lyotard que vous avez bien connu. Un talmudiste qui copie sur un psychanalyste, n’est ce pas le signe justement de ce mal d’archive ?
C’est un épisode en effet douloureux. Parce qu’il était question d’un philosophe que je connaissais et qu’il m’appartenait de le défendre comme je le fais régulièrement de Deleuze ou de Derrida lorsqu’ils se trouvent posés dans une archive qui ne leur ressemble pas. C’est le problème des études qui faussent le sens de l’oeuvre de Derrida, et maintenant d’Arendt, un sens qui n’a rien à voir avec les bricolages très scolastiques qui les recouvrent et les réduisent au silence.
Je crois que l’histoire de Bernheim est beaucoup plus simple, finalement plus innocente. Il se contente de recopier de beaux textes sans même les déformer d’un iota. C’est très rare, très surprenant dans le cas d’un plagiat qui normalement cherche toujours à se maquiller. De ce point de vue Bernheim rendait plutôt hommage à ceux qu’il plagiait comme on recopie une poésie, intégrale, mais en se l’appropriant.
Je regrette un peu la médiatisation de ce fait divers et je pense qu’une autre sortie aurait été possible si Bernheim avait discuté avec moi de façon moins officielle, moins institutionnelle, avant que d’autres s’en emparent. Disons que dans le cas du plagiat il est plutôt question de l’auteur, du droit d’auteur pour une idée partagée en raison de la certitude du vrai, de la reconnaissance du talent de l’original. Il n’y a donc pas sous ce rapport un mal d’archive qui s’inscrirait dans l’irreprésentable.
Je dirais aujourd’hui qu’il faut pardonner à Bernheim, parce que de toute évidence Lyotard l’aurait fait et aurait pensé que la reprise est un bon signe pour son œuvre.