Dune sous la lame de Denis Villeneuve, par Jean-Clet Martin
Jean Clet Martin est agregé et docteur en philosophie. Il a consacré une thèse à Gilles Deleuze, développé un séminaire de plusieurs années autour de Jorge Luis Borges au Collège international de philosophie, publié Logique de la science-fiction (2017) et Ridley Scott – Philosophie du monstrueux 2019. propos recueillis par Alexandre Gilbert.
Voir Dune de Villeneuve n’est pas réservé à la connaissance d’un livre pour des spectateurs qui se verraient injustement rejetés dans l’ignorance du roman de Frank Herbert. Les lecteurs de Dune sont nombreux certes, mais ne vont pas toujours au bout de ce roman fleuve. Ce ne sont pas ces derniers qui sont visés par la sortie de cette intrigue entièrement médiée par le filtre de l’image. L’image en mouvement, la temporalité propre à ce film entraînent au contraire vers un cinéma qui renouvelle les perspectives autrement que le roman. Ce sont d’autres chemins de pensée qui nous attendent lorsque s’ouvre l’écran sur un monde de sable.
On y trouve cela dit l’expression d’une époque, celle des années soixante, celle du LSD, de la mescaline, des champignons hallucinogènes qui mènent l’esprit vers lui-même autant qu’ils ouvrent la possibilité de se diriger dans l’espace devenu intersidéral. C’est à une épice qu’est confié l’orient, la possibilité pour l’Impérium de s’orienter et passer entre les différents « trous de ver » qui forment les raccourcis de l’univers. Le ver n’est pas seulement l’image de ce passage entre les plis de l’espace infini. Il prend l’allure d’un véritable personnage conceptuel. Il entre dans une existence physique, biologique. Un monstre terrifiant sur la planète Arrakis. Énorme, il se déplace dans le désert au rythme des proies qui le fuient, en alliance avec cette épice qu’il sert à ventiler, peut-être à produire par son ensemencement, autant qu’elle lui donne en retour la perception des humains à traquer, à moins que l’aromate consommé nous confère également le pouvoir de voyager sur le dos de l’animal.
« Trou de ver » pour passer les univers, chemin du ver mortel qui perfore le désert et l’aère d’une épice hallucinante. Le film de Villeneuve se cale parfaitement sur ce trajet erratique en longeant les plis du désert qui donnent le titre à l’intrigue : Dune. Des dunes pour joindre non seulement des points dans l’espace, mais pour fusionner les entrées entre des temps différents, passant par des bifurcations qui sont celles de la mémoire. Le cerveau est sans doute lui-même un ensemble de Dunes ou de volutes repliées sur elles-mêmes. Alors s’étalent dans le désert autant de visions creusant vers le rêve leur tunnel pour ne pas parler des trous qu’elles aménagent dans l’espace des relations politiques.
Par tous ces biais, l’empreinte de Jodorowsky qui avait projeté la première mise en image de cette intrigue -sans aboutir à la réalisation par la caméra de ce projet pharaonique- se trouve forcément relancée par la frappe initiatique conduisant tous les personnages. La puissance d’évocation de Moebius qui inspira Jodorowsky, son talent de dessinateur devaient stimuler toute une génération par des illustrations et des pochades mises en perspective sous l’égide de Métal Hurlant. On peut percevoir encore ce climat notamment dans l’allure des Harkonnens, famille riche, nimbée de corps gras, de mentons gélatineux qu’on avait devinés déjà sur les planches de L’Incal. Les déserts de la BD ne sont pas si éloignés non plus de ce rêve et on pourrait repérer sous certaines séquences des ambiances magistralement servies par Giraud dans sa mise en œuvre de Blueberry autant peut-être que par Bouncer que Boucq avait fait sortir de l’allure générale du Western vers la magie des paysages et le pouvoir maléfique d’un diamant. Il ne s’agit certes ni de Western, ni de Space Opéra dans le film de Villeneuve qui s’appuie, cela dit, sur le côté chamanique, animiste et mystique distillé par l’œuvre de Frank Herbert, vue et revue par Moebius. C’est vrai encore des costumes pour des cosmonautes dont les casques donnent au corps une allure de mutants perdus sous le soleil d’un Sahara irrespirable.
La science-fiction est ici celle de l’Esprit autant que de l’Espace. Elle est, comme on dirait en s’inspirant de Hegel, esprit subjectif autant qu’esprit objectif, et Dune est une tentative de les réunir sans doute en les versant au sein de l’Esprit Absolu attendu par la venue d’un messie un peu particulier, le jeune Paul Atréide capable de faire converger les dunes du sable avec les méandres du cerveau. Cette alliance qui fait du Corps, de sa vitesse, le réceptacle de l’Esprit donne à l’image du film l’allure d’une dystopie. Une vision politique qui n’est ni celle de l’Imperium constitutif d’un Etat, ni celle d’une oligarchie servie par les intérêts privés de groupes financiers centrés sur l’individualité d’un chef ou sur la voracité d’une famille. Entre l’Empire et la Guilde ravagés par des entreprises financières qui dominent le cosmos, le film creusera le sillon d’un ver qui déstabilise les rapports de pouvoir. Villeneuve les malmène au point de tourner en grand leur conflit, la querelle de personnes complètement détruites par l’individualisme autocentré sur le culte du nom. C’est que tout le film ouvre patiemment et avec talent une ligne de fuite pour échapper à l’asservissement des familles, de leurs drones-espions, miniaturisés à la taille des anophèles ou des moustiques-tigres.
Les exactions de l’Empire, en laissant place à une oligarchie composée de quelques familles rivales, jouent finalement contre leur égoïsme naturel en faveur peut-être d’une vie extraordinaire, une vie nouvelle, nomade. S’installe une faille dans les querelles pour ouvrir une échappée septentrionale par le froid nocturne, orientale sous la chaleur du soleil qui inonde Arrakis. On pourra sentir s’y développer une espèce de « nomadologie » qui, cette fois-ci, annonce quelque chose de notre temps écrasé. Une ambiance rappelant notre époque par ses conflits financiers, par ses colonisations qui ont mal tourné formant une ligne de front entre l’Occident et d’autres modes d’existence, des modes d’existences chamaniques dont les Indiens ne sont plus les Peaux Rouges mais les Fremens, une peuplade qui vit dans des réserves mais qui perfore les frontières par ses trous de ver, sa connaissance du désert, sa puissance de traversée, celle que notre Histoire avait peut-être endurée aussi bien du côté du peuple qui fuit la dynastie Egyptienne que de celui des berbères aux yeux bleus, poursuivant hors de l’Histoire son rêve de dattes et d’oasis.
Nous voici mis en face d’une fuite, d’une ligne de fuite qui entre dans la forme initiatique du désert. Elle traverse les espaces lisses que le sable fait se rejoindre selon la géométrie de ses empilements. Elle enfile la mystique des perceptions et des contemplations dont la rayure des sillons et les tourbillons du vent font monter l’action au ciel. Ce sont des libellules mécaniques, des insectes atomiques qui en hélicoptère zèbrent l’horizon de leur vol régulier. Il y a bien quelque chose de l’Indien, de l’Arabe, du Juif errant, du Messie dans ces trouées instillées au sein de la politique mondiale pour une autre vie. Une vie à la mesure des Hommes libérés des Harkonnens. De riches exploitants qui les enchaînaient, les forçant à rentabiliser l’épice hallucinante dont le moindre grain formera pourtant la matière et la mémoire d’un autre monde. L’épice fera dérailler les Empires. Elle trouve ses élus pour rassembler les temps dans le présent de cette drogue. C’est un autre temps qui semble provoqué par le rêve et l’hallucination dont l’aromate développe les pouvoirs.
Paul, sorti de la lignée d’une famille qui mêle les psychismes polyvalents du masculin et du féminin, de la voix et du combat, de l’art spirituel et martial est traversé encore par des images, des rêves, des prophéties qui l’annoncent comme un Elu, celui qui jette « un pont entre le passé et le futur ». Il est à la jointure des temps, un temps qui déroule l’Histoire sur un cycle. L’origine et la fin, sur un cercle, se rejoignent. Le long d’une circularité de ce genre, Paul vit deux fois ce qu’il endure, dans les images qui l’habitent, le possèdent. Il est l’essieu planté au centre du temps, de sorte que le film commence véritablement au point où il s’achève : « ça n’est que le commencement », dernière formule que Villeneuve place au seuil du générique. Ce que Paul a vécu, va vivre à chaque instant, cela consonne avec un sentiment de « déjà vu », une forme de paramnésie, comme en louchant dans la durée. Un signe de l’image-temps, une sémiotique de l’éternel retour. Une image-cristal pour prendre un mot de Deleuze. Chaque événement est comme attendu sur un cercle ou le début et la fin se confondent, s’alignent perpétuellement selon une tangente qui touche la courbe d’un cycle. Le « savoir absolu » de couleur hégélienne n’est lui-même pas autre chose qu’un alignement, une superposition du passé sur l’avenir suivant la fente du présent. La folie de celui pour qui tous les temps de l’histoire se confondent avec lui. Hegel fou, Nietzsche blessé, Frank Herbert porté par Villeneuve dans le cercle.
Il faut donc bien s’attendre à un épisode à venir. Une suite que le cercle contenait déjà bien sûr avec l’immense ver qui se mord la queue, enveloppe son corps de dragon, enroulé sur lui-même, broyant le temps. Un animal qui traverse le cycle en passant sous terre. Il en dépasse le centre pour rejoindre l’autre bord des événements, mêlant les durées de l’Histoire au temps Prophétique de la Géographie. Le tout selon une esthétique épurée, cristalline. Des régimes d’images en grains de sable. Chaque molécule forme une hallucination pure autant qu’elle éveille ce pouvoir onirique dont chaque chose hérite d’un sceau, du signe capable de la marquer par la magie du retour. Ainsi des dagues, des épées, des kriss dont le tranchant est celui d’une dent de ver, dent de dragon effilée, transmise par-delà les époques en un signe d’éternité. Sa forme est habitée par une force animale, une entité cosmologique autant que par le nom de celui qui l’aura arrachée à la bouche du serpent. L’épée porte ceux qu’elle inspire. Elle se transmet selon le tranchant qui recoupe l’Histoire et en perfore tous les cercles. Attendons par conséquent le retour, la suite de l’itinéraire charriant le temps hors de ses gonds.