Après la contingence

Coralie Camilli
Coralie Camilli

Coralie Camilli est maître de conférences en philosophie. Elle a publié, en 2020, L’art du combat (Puf), Jours de grâce et de violence (Vérone éditions) et prépare un nouvel ouvrage sur le concept « d’insularité ». Propos recueillis par Alexandre Gilbert.

Sur l’oeuvre d’« Après la finitude », du philosophe Quentin Meillassoux

D’abord, et d’emblée.

L’oeuvre philosophique de Quentin Meillassoux est à considérer comme une « oeuvre » en un double sens : un travail, un système, un accomplissement qui s’est effectué avec maîtrise -et qui fait date, c’est-à-dire qu’on peut parler sans détours d’un « avant » et d’un « après » son essai « Après la finitude » (1). Son système considère le réel sous le prisme privilégié des mathématiques, comme modèle le plus propre à saisir des objets en soi de par leur absolue absence de raison d’être.

Nous accédons en effet à ce qu’il appelle les « signes creux », les signes (tels Alpha, ou Beta) qui ne proviennent que de leurs « non-raison-d’être », indépendamment de toute circonstance spatiale ou temporelle. Ces « signes creux » sont dépourvus de toute signification et ils sont de l’ordre de l’itération, non de la répétition. Thèse qui s’enracine dans :

Un pur aperçu d’éternité.

Et une pure étincelle d’absolu.

Parmi tous les questionnements qui peuvent survenir à la lecture de cette oeuvre, en voici quelques-uns, très humblement posés, en trois points:

1. Le nécessaire et le contingent sont-ils pensables à posteriori ?
2. N’y a-t-il pas des évènements contingents et nécessaires à la fois ?
3. Le signe creux, la temporalité et le « calcul » messianique juif.

1. Premièrement: La différence conceptuelle entre « possible » (ce qui peut être amené à la réalisation) et « nécessaire » (incertain, ce qui peut ne-pas-être) ne mériterait-elle pas d’être abordée immédiatement ?

Ne peut-on pas penser le rapport entre « nécessaire » et « contingence » (rapport capital dans la pensée de Meillassoux), de différentes façons, et selon plusieurs degrés ? Ici, deux points peuvent être dégagés :

a. D’une part, « contingent » et « nécessaire » se pensent de la même façon: à posteriori. C’est bien à chaque fois a posteriori, c’est-à-dire une fois que le réel est effectivement advenu, que l’on peut dire d’un évènement qu’il était nécessaire ou contingent. Pour reprendre rapidement un exemple leibnizien, César fut assassiné aux Ides; savoir s’il s’agissait d’une chose contingente ou nécessaire implique que les deux concepts (nécessaire et contingent) interagissent après-coup. Et ce au même titre: ni l’un ni l’autre ne peuvent s’énoncer ontologiquement avant l’incarnation du fait.

b. Deux concepts donc (le « contingent » et le « nécessaire ») interagissent après-coup, a posteriori, sans grande différence quant à l’évènement produit (soit on pense qu’il n’aurait pas pu être autrement, soit on considère que oui): les deux positions ne changent rien à l’évènement produit, évènement passé, indubitable, irréfutable, autrement dit réel. Il tient à coeur à la philosophie de Meillassoux de penser le réel, mais: peut-on le penser après-coup?

Le réel se laisse t-il penser a posteriori ?

2. Deuxièmement : N’est-il pas envisageable de penser un évènement à la fois comme contingent et nécessaire ? Auquel cas, on ne réduirait pas les deux termes (« nécessaire », et « contingent ») au même titre mais, on essaierait de les penser conjointement: il était à la fois contingent (car simplement non-contradictoire) que César fût assassiné aux Ides, -et en même temps, nécessaire (puisque cela fût incontestablement a posteriori le cas) .

Autrement dit, ne peut-on pas penser une chose et contingente et nécessaire à la fois: prévisible et non-contradictoire pour autant ?

3. Enfin, et troisièmement :

Concernant le concept de « signe creux » : dire à la façon dont le fait (brillamment) Meillassoux, que les signes creux sont dépourvus de signification (Alpha, Beta, etc.) et n’auraient apparemment besoin d’aucun espace-temps, semble soulever deux questionnements.

En effet:

a. Dire que les « signes creux » (à savoir les signes mathématiques, qui ne nécessiteraient aucunement un « espace-temps ») ordonnent de rompre avec l’espace et le temps renvoie inévitablement à un examen plus approfondi et de l’espace et du temps. A savoir:

-L’espace: si Alpha ou Beta, ne nécessitent aucun espace, comment justifie t-on le fait qu’on ait besoin de les écrire pour les communiquer ? Il faut bien, et de manière réelle, une feuille, un crayon, pour pourvoir communiquer le même signe, aussi dépourvu de sens soit-il.

-Le temps. Quand bien même la question de l’espace serait révoquée de manière rapide : « non, je n’ai besoin d’aucune feuille ni d’aucun crayon -et donc, d’aucun espace concret!-, tout peut se transmettre oralement »: reste que, indubitablement, l’oral nécessite une durée quelconque (c’est-à-dire une temporalité).

Comment faire l’économie de l’espace et du temps ? De là, la question du calcul.

b. Les formes sécularisées du messianisme moderne apparaissent comme des tentatives, ou tentations, de trancher, de concilier deux des caractéristiques du messianisme juif traditionnel: l’advenir de l’imprévisible, et la répétition du même, et d’aborder de manière singulière la nation de calcul de la venue du Messie. Leibniz prend modèle sur l’Arénaire d’Archimède pour tenter d’apporter une solution au problème suivant : déterminer le nombre le plus grand que l’on puisse atteindre par combinaison des éléments d’une suite finie, d’un alphabet. Combien y a-t-il de propositions énonçables à partir de cette suite de lettres définie ? La réponse est que le nombre est lui aussi fini, et le calcul tend à démontrer la nécessité de la redite, l’inéluctabilité de la répétition dans le temps des mêmes énoncés(2).

Deux points sont particulièrement intéressants:

Premièrement, que la tradition juive aborde ce concept de manière combinatoire, et que, secondement, par son interdiction du calcul, elle anticipe d’une certaine façon le concept meillassouxien de « signe creux ». En effet, les lettres hébraïques représentent également des nombres, toutes les lettres ont donc une valeur numérique. Il s’agit donc bien de « calcul » au sens littéral du terme, et également de combinaison puisque tous les mots ou presque, composés de lettres-nombres, sont basés sur trois lettres qui constituent les « racines ». Le grand maître de l’art combinatoire était Rabbi Abraham Aboulafia (1240-1291), qui avait développé plusieurs techniques de combinaison. Les trois éléments principaux de la méthode étaient la guematria (calcul des valeurs numériques), temoura (remplacements de lettres) et notarikone (analyses des premières lettres d’un mot), parmi d’autres procédés encore.

Toutefois, la prudence à l’égard du calcul de la venue du Messie est ancienne, et toujours présente. Et en effet, le Sepher ha-Temumah (le « livre de l’image »), rédigé en Espagne au XIII siècle et d’inspiration cabalistique, s’appuie sur de nombreux calculs eschatologiques, destinés à prévoir la date de la rédemption. Or il est évident que si le messie peut venir à chaque instant, ou comme le dit le Talmud (Traité Sanhédrin, 98b), « dès aujourd’hui, et à tout instant », ces calculs sont vains. Aussi, la Loi religieuse les interdit-elle, et, comme peut l’écrire Maïmonide dans ses Épîtres : « que soit emporté l’esprit de ceux qui calculent la fin des temps (3) ! ».

Ouvertures: pourquoi une telle méfiance à l’égard du calcul de la venue du Messie ou de la combinatoire arbitraire, sinon pour ouvrir un espace au « signe creux », dans le champ de la question messianique bien sûr, du côté de la pensée juive.

Ce qui est stimulant, c’est de relever un rapport entre le « signe creux » et l’interdiction du calcul de la venue, autrement dit: entre réalisme spéculatif et messianisme (sur ce point). La fécondité et la possibilité de cette mise en rapport restent entièrement à développer.

Toutefois, l’ambivalence de ce rapport entre le « signe creux » et le messianisme ne doit pas être sous-estimée, elle est entièrement liée à la question nodale de la temporalité.

Notes:

(1) Q. Meillassoux, Après la finitude, Essai sur la nécessité de la contingence, Ed. Seuil, 2006.

(2) 1. G.W Leibniz, De l’horizon de la doctrine humaine, la Restitution Universelle, (apokatastasis panton), Paris, Vrin, « Librairie philosophique », 1991, p. 52. Nous soulignons.

(3) Maïmonide, Épîtres, Paris, Gallimard, « Tel », 1993, p. 193.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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