Mimèsis et médiation
Mehdi Belhaj Kacem, a publié Système du pléonectique, Immortelle finitude – Sexualité et philosophie, en 2020 et donné une conférence le 7 juillet à Bayreuth, dans le cadre du colloque intitulé « Medialities ».
Ce qui, dans le travail que j’essaie de mener en philosophie, a le plus de résonance avec le concept anglo-saxon, difficilement traduisible en français, de “medialitites”, est le concept de mimèsis. Ce concept, presque aussi ancien que la philosophie elle-même, est soumis dans mon travail à une revisitation qui lui donne une portée inusitée dans la plupart des autres philosophies. On connaît la scène primitive : Platon condamne sans appel, dans La République, la notion de mimèsis comme ressortissant du seul semblant : du mensonge, du simulacre, de la trahison des entités ontologiques originales par leurs copies dégradées. Les arts en général, et la Tragédie en particulier, représentent à ses yeux les paradigmes du caractère intrinsèquement trompeur de la mimèsis, qu’il registre donc exclusivement au domaine esthétique. Pour Platon, seule la science, et singulièrement les mathématiques, permettent d’accéder à la forme ontologique pure des étants.
Aristote contestera fortement le diagnostic de son ex-Maître, en jetant les bases d’une compréhension autre de la mimèsis : non seulement l’intérêt esthétique de celle-ci est pleinement positif, comme il le soutient dans sa Poétique, mais Aristote repère que la mimèsis est la condition de possibilité de l’apprentissage, en général; donc de toute mathèsis comme de toute épistémè. Autrement dit, et contre Platon encore, le registre de la mimèsis excède de toutes parts le seul domaine de l’esthétique, mais engage celui de l’aptitude de l’animal humain à ce qui définit le plus positivement son être : la science précisément, cette fois-ci non pas seulement contre, mais “tout contre” son ex-Maître Platon, pour lequel aussi l’insigne dignité de l’animal dit par là rationnel consiste en son aptitude à la science. Mais Platon ne veut pas voir que même et surtout l’aptitude aux sciences, mathématiques ou autres, dépend précisément de de ce que j’appelle dans mon jargon la “virtuosité techno-mimétique”, je dirai très vite pourquoi. Citons ce passage aussi célèbre que canonique d’Aristote :
“Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes – et ils se différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres fort enclins à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation – comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations : nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres. Une autre raison est qu’apprendre est un grand plaisir non seulement pour les philosophes, mais aussi pour les autres hommes.”
Dans ce passage, aussi extraordinairement dense que séminal pour toute l’histoire de la philosophie, Aristote attribue donc à ce qu’Adorno appelait “l’impulsion mimétique” une fonction absolument fondamentale pour la constitution de ce qu’il appellera “l’animal rationnel”. Et, comble du sarcastique rétroactif envers les positions de Platon, Aristote, s’il donnera toutes ses lettres de noblesse ontologique à la logique, contestera fortement la portée ontologique absolutoire que son ex-Maître prêtait aux mathématiques. Bien plus, il soutiendra que l’intérêt des mathématiques est d’ordre essentiellement esthétique.
C’est sous l’invocation de ce vieux débat entre Platon et son meilleur élève que j’ai bien évidemment placé toute la réflexion que j’ai cru pouvoir proposer au sujet de la mimèsis, et qui jette un éclairage inédit sur un concept fondamental de notre modernité, celui qui se rapproche bien évidemment le plus de celui de “medialities”, et qui est celui de la médiation hégélienne; lequel a exercé son influence sur une part fondamentale de la philosophie qui lui a succédé, de Feuerbach et Marx à l’école de Francfort et aux situationnistes. Or, je démontre dans mon travail ce qui n’est jamais explicite chez Hegel lui-même : la médiation n’est autre qu’une traduction moderne de la mimèsis d’Aristote. Pourquoi et comment, c’est ce que je vais essayer de montrer dans le temps qui m’est compté pour cette conférence.
Pour le comprendre, je vais donc expliciter ce que j’entends, dans mon travail, par l’expression “virtuosité techno-mimétique”. La mimèsis constitue dans mon travail l’un des transcendantaux cruciaux de l’aventure humaine, depuis son apparition il y a trente ou quarante millénaires. C’est-à-dire qu’elle est condition imprescriptible de la présentation de tout un ensemble de phénomènes, tout en étant elle-même imprésentable : exactement le trait par lequel Kant définira un transcendantal.
De quelle région de phénomènes parlons-nous ici? De cette phénoménalité essentielle de l’existence anthropologique (ou de l’anthropocène, comme on dit aujourd’hui), parfaitement repérée là encore par Aristote, et qui est la technologie, la tekhnè en grec, c’est-à-dire ce qui est fait de main d’homme, par opposition à la région des phénomènes qui éclosent par eux-mêmes, la phusis grecque : de la chasse et l’agriculture à la mathématique moderne et à la physique quantique, en passant par l’imprimerie ou la machine à vapeur, toutes les scansions déterminantes de notre histoire ont été impulsées par les révolutions de ce qu’on appelle aujourd’hui la “techno-science”. Et la mimèsis anthropologique se différencie des instincts mimétiques qui existent chez certaines autres espèces animales, comme nos proches cousins simiens, les caméléons ou certains insectes, par le fait que les “imitations” de ces derniers sont des imitations purement physiques, ce sont des phénomènes que les scientifiques regroupent sous le terme de mimicry. La mimèsis anthropologique, elle, se définit à son origine par la faculté à imiter non pas le phénomène (même si l’humain sait très bien faire cela aussi, et mieux que les autres animaux), mais à imiter les lois du phénomène. Et c’est cette imitation des lois du phénomène qu’on finira par appeler “science”, qui trouve son origine dans les techniques les plus archaïques, par lesquelles l’homme de Cro-magnon a dépassé, comme on dit, sa condition animale, pour donner naissance à l’espèce animale qui étendrait une emprise sans partage sur la planète terre, ce qu’on appelle donc aujourd’hui “l’anthropocène”. C’est donc là que la césure entre phusis et tekhnè est scellée : dans ce “moment” transcendantal où un animal donné commence à imiter, non pas les phénomènes eux-mêmes, mais ce qui régit ces phénomènes : leurs lois. C’est pourquoi je dissipe un malentendu souvent véhiculé au sujet du concept de mimèsis : l’imitation ne laisse pas intacte ce qu’elle imite, la mimèsis n’est pas la reproduction du même, bien au contraire, et c’est pourquoi l’une des traductions que je donne parfois du vieux mot de mimèsis est le mot “parodie”. En effet, qu’est-ce que la chasse sinon une parodie des lois de la prédation simple, c’est-à-dire une imitation de celles-ci qui débouche sur tout autre chose, et permet à l’homme non seulement de surpasser sa simple condition de prédateur, mais de prendre le dessus sur d’innombrables espèces physiquement plus puissantes que lui (le mammouth, l’ure, l’éléphant…)? Ici encore, c’est Aristote qui a établi que le trait qui discriminait l’existence humaine du simple être-là animal était la césure qui séparait la phusis de la tekhnè; il a seulement oublié de préciser que cette césure, c’était la faculté mimétique qui la provoquait, en faisant de la chasse une parodie technologique de la prédation naturelle, de l’agriculture une parodie technologique de l’efflorescence naturelle, etc. Pensons à un exemple que j’aime souvent citer pour illustrer simplement des idées complexes : cette curieuse habitude que seul l’homme a contractée, celle de s’habiller. En effet, parmi les millions d’espèces animales qui ont peuplé et continuent de peupler cette planète, pas une seule ne s’est réveillée un beau matin pour décider de porter des vêtements. Et le vêtement, c’est bien cela : une parodie technologique du pelage naturel. L’homme, comme je le dis souvent, est le chimpanzé dégarni. C’est pourquoi aussi, dans mon travail, je m’amuse beaucoup à décrire l’écrasante majorité des activités sexuelles humaines comme étant une gigantesque phénoménologie parodique des cycles reproductifs mammifères. J’insisterai sur ce point un peu plus loin. Mais résumons l’idée-maîtresse : l’humanité consiste en une mimétologie généralisée, la phénoménologie historiale de celle-ci se confond pour moi avec une phénoménologie générale de la mimèsis; la mimèsis est l’archi-transcendantal de l’humanité comme telle.
N’oublions pas que Kant, à propos du « schématisme transcendantal”, qui est exactement chez lui ce que j’appelle faculté mimétique, disait qu’il s’agissait d’un “art caché dans les profondeurs de l’âme humaine”. Le mot “art” n’est pas lâché par hasard, et consonne sans peine avec la réflexion d’Aristote : à l’origine même de la faculté humaine de savoir, il y a une sorte d’archi-esthétique, de génie mimétique ignoré par les autres animaux. C’est du reste en procédant de la sorte, en plaçant le génie mimétique de l’homme à l’origine de son déploiement planétaire, qu’on peut aussi bien situer ce que nous entendons communément par art, savoir : la pratique “gratuite” (désintéressée, dirons Kant et Schopenhauer, mais déjà au fond Aristote) de la faculté mimétique. C’est précisément à une telle pratique que semblaient s’adonner, déjà, les hommes de Cro-magnon avec la peinture pariétale : comme par hasard, ils y dessinaient les animaux qu’ils asservissaient ou exterminaient le plus, comme les ures, les mammouths ou les chevaux. Réécoutons Aristote à cette lumière : “nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres.” Or, c’est en effet ce que fera l’art occidental pendant toute son histoire : de la Tragédie grecque à Sade et Goya en passant par l’art chrétien et ses représentations innombrables du Calvaire, l’art occidental consistera pour l’essentiel à imiter, de façon “désintéressée”, des situations qui nous seraient extrêmement pénibles à vivre de façon directe : le parricide et l’inceste, la crucifixion et la misère, la difformité et la torture. Pourquoi fais-je ces dernières remarques? Pour deux raisons au moins.
La première, c’est pour insister sur le fait qu’avant même d’être une procédure d’identification, la mimèsis est bel est bien une procédure de médiation, on peut même dire : la faculté comme telle de médiatiser. Un animal ne peut pas médiatiser son rapport à l’horreur, à la souffrance ou à la mort, il les subit toujours de plein fouet, au premier degré, comme on dit aussi. L’esthétique, c’est toujours de vivre les choses au second degré, comme on dit encore; tout art est essentiellement parodique.
La seconde, c’est pour amener à l’un des autres grands concepts forgés par Aristote, et qui est loin d’être sans lien avec l’ensemble de ce qui précède : le concept de katharsis. Nous sommes toujours dans les fondements mêmes d’une notion comme celle de “medialities”. C’est que, dans mon travail, de même que je soutiens que le concept hégélien de “médiation”, qui a eu une fortune historique si considérable, n’est rien d’autre qu’une “hypertraduction” du concept aristotélicien de mimèsis, de même je soutiens que le célèbre concept d’aufhebung n’est rien d’autre qu’une “hypertraduction” du concept aristotélicien de katharsis. Qu’est-ce à dire? Le concept d’aufhebung a fasciné des générations entières de philosophes, à cause de la polysémie intraduisible du verbe allemand : il s’agit d’un dépassement, c’est-à-dire de la suppression d’un phénomène donné, qui en conserve pourtant quelque chose. Hegel se délectait de cette polysémie idiosyncrasique de sa langue natale, qui a intrigué tant de commentateurs : une suppression qui est une conservation. Pensez à ce que je vous ai dit de la chasse : c’est une suppression de la prédation naturelle, qui conserve pourtant quelque chose de celle-ci. Pensez à ce que je vous ai dit de l’agriculture : c’est une suppression de l’efflorescence naturelle, qui conserve pourtant quelque chose de celle-ci. Pensez à ce que je vous ai dit de la sexualité humaine : celle-ci, dans son écrasante majorité, consiste en une suppression de lois cycliques de la reproduction mammifère, qui conserve pourtant toujours quelque chose de celle-ci.
Or, la katharsis d’Aristote, c’est exactement ça, même s’il en délimitait le concept au seul domaine esthétique, au domaine de l’art, et singulièrement la Tragédie : puisque l’observation canonique de la Poétique d’Aristote, le document central de la philosophie esthétique occidentale, c’est que la katharsis, par le fait d’imiter des situations horribles et de les représenter sur scène (ou sur un tableau, ou dans un poème…), produit précisément une opération correspondant point à point à ce que Hegel, pour un champ d’application beaucoup plus étendu que celui du seul art, appellera l’aufhebung : la Tragédie, dit Aristote, supprime les affects pénibles que sont la terreur et la pitié, et en même temps les conserve, dans la jouissance esthétique prise à l’observation distanciée – médiatisée – des calvaires d’Oedipe, d’Antigone ou d’Electre. Je répète pour la troisième fois la phrase d’Aristote, centre aveugle de la pensée esthétique occidentale : “nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres.” Baudelaire, qui avec le titre de son chef-d’oeuvre, “Les fleurs du Mal”, résumera l’entièreté de l’esthétique occidentale, écrira du reste dans ce recueil un poème intitulé Une charogne, qui consiste en la description minutieuse de la décomposition d’un cadavre, et de la volupté qu’il prend à cette contemplation et à cette description. L’effet kathartique par excellence, donc. Poème littéralement sublime, qui à soi seul mériterait une longue analyse, mais je serre sur notre sujet. Éloignons-nous de la seule esthétique, pour comprendre quel lien extrêmement étroit lie, généalogiquement, le concept hégélien d’aufhebung à l’archéo-concept aristotélicien de katharsis. Observez cette table derrière laquelle je suis assis. De quoi est-elle faite? De bois. Qu’est-ce que le bois? C’est un arbre supprimé. Qu’est-ce qui est conservé de cette suppression? Justement la forme qui conserve la matière de cet arbre supprimé, matière qui est le bois, et forme qui est : la table. La table est cela qui a supprimé l’arbre, tout en conservant quelque chose, qui est le bois.
Par exemple, en psychanalyse, la pulsion définit la charge émotionnelle qui a supprimé l’instinct animal tout en conservant quelque chose. En d’autre termes, la pulsion est une katharsis de l’instinct. Et la sexualité humaine tout entière est une katharsis des processus reproductifs tels qu’on peut les observer chez d’autres mammifères. C’est pourquoi j’insistais plus haut sur le fait que je trouve passionnant, dans mon travail, d’explorer la phénoménologie de nombreuses formes modernes de sexualité : il n’est aucune région de phénomènes, en effet, où on ne puisse à ce point décrire et démontrer, au cas par cas, à la fois la passation de la phusis et de la tekhnè, et l’intrication des deux, le fait que les techniques anthropologiques de ce que j’appelle “sexuation” conservent toujours quelque chose de l’origine “phusique” sur lesquelles elles s’enlèvent. La sexualité humaine tout entière me sert à démontrer à quel point la tekhnè est la katharsis de la phusis, et que l’agent de cette katharsis, c’est la mimèsis elle-même. C’est-à-dire, dans le seul domaine de la sexualité, les incroyables inventions dont est susceptible l’animal humain pour parodier l’instinct reproducteur.
Mais la sexualité est loin d’être mon unique sujet, je vous rassure. Elle est simplement la phénoménologie la plus à même d’explorer, dans tous les domaines de l’expérience humaine, à quel point la technologie et la science sont des dépassements du donné naturel contingent, qui conserve toujours quelque chose de celui-ci sous forme parodique. Par exemple, et toujours en nous appuyant sur la polémique d’Aristote contre Platon : peu importe, à vrai dire, que les formes mathématiques soient le moyen électif d’atteindre à l’être lui-même (Platon), ou qu’elles soient un simple jeu esthétique (Aristote). Je montre dans mon travail que les deux n’ont rien d’incompatibles. Si l’on me concède qu’en effet, les mathématiques, mais aussi les créations de la logique moderne, sont un certain type de mimèsis de l’être, donc un certain mode d’appropriation de l’être qui ne laisse par définition pas celui-ci intact, alors ce sont bien des procédures esthétiques d’appropriation de l’être, au sens le plus profond de l’adjectif “esthétique”.
Que la mathématique soit donc une certaine katharsis de l’être, on peut tout à fait l’accorder à ceux qui, comme Badiou ou Meillassoux aujourd’hui, accordent une portée ontologique absolutoire aux mathématiques. A condition d’ajouter : il est illusoire de s’imaginer que les mathématiques nous donnent un accès plénier à l’être en-soi. Il y a toujours un travail de médiation, d’interposition, qui fait que l’être nous parvient sur un mode en quelque sorte “filtré”. Pensons, sous ce rapport, à la révolution qu’a constitué la physique quantique en ce sens dans la pensée des sciences : c’est-à-dire sur le fait que l’observateur d’une particule agissait toujours-déjà ipso facto sur la position aussi bien que sur le déplacement de celle-ci. Je parle ici dans le pays de l’idéalisme spéculatif, et il est évidemment impossible de ne pas rapprocher tout cela des immenses recherches menées par Fichte, Schelling et Hegel sur l’identité et la différence toujours intriquées et toujours changeantes du sujet et de l’objet.
Ce qu’il s’agit ici de retenir, c’est que, si la physique quantique est une mimèsis sophistiquée des particules élémentaires, alors elle est aussi une katharsis, qui agit nécessairement sur ce qu’elle prétend décrire. Et il en va ainsi d’absolument toutes les activités humaines, jusque dans ses moindres détails. C’est pourquoi j’ai utilisé le terme d’“hypertraduction” pour décrire la manière dont les principaux concepts hégéliens donnaient une extension beaucoup plus grande aux proto-concepts aristotéliciens : une amplification gigantesque, et comme nous sommes ici dans la ville symbolique de Wagner et du wagnérisme, on peut faire un clin d’oeil à ce dont Wagner aura été le symptôme majeur, artistiquement, au 19ème siècle : celui de l’amplification obtenue au moyens aussi bien de l’imitation théâtrale que de la technologie musicale de son temps. Vous verrez très vite que je ne fais pas cette remarque de manière gratuite, et où je veux en venir pour finir.
L’Aufhebung de Hegel est une hypertraduction, c’est-à-dire une hyper-amplification, de la katharsis, car on voit que la katharsis exerce sa fonction bien au-delà de la seule sphère esthétique; si la médiation, c’est la mimesis, on comprend aussitôt que celle-ci ne concerne pas le seul domaine de l’art, mais toutes les activités humaines sans exception. Bien entendu, toutes ces hypertraductions n’étaient pas conscientes chez Hegel lui-même, mais c’est bien de ça qu’il s’agit. Je ne prétends évidemment pas être le psychanalyste de Hegel, ce serait un peu prétentieux. Il s’agit simplement, en philosophie comme ailleurs, de traduire les concepts de notre tradition pour leur donner une portée pleinement adéquate à notre temps, et ainsi rester fidèle à la forte sentence de Hegel lui-même : “la philosophie est la pensée, saisie par son temps”. La philosophie est une incessante traduction créatrice de sa propre tradition. Et la traduction elle-même est, comme vous vous en doutez, une katharsis. Tout cela est en abyme et je revendique, comme Deleuze, un certain “goût baroque” en philosophie.
Toute la processualité que je viens de décrire s’applique donc bien à l’ensemble des principales activités humaines, de la technologie et la science à la sexualité et à l’amour, des arts et des divertissements à la politique et au droit; le tout, de surcroît, avec une incessante interaction baroque entre tous les domaines. L’essentiel en la matière est d’être toujours, autant que possible, le plus clair possible dans la description phénoménologique comme dans la précision argumentative.
Mais je voudrais finir cette intervention par le domaine qui a toujours été le plus préoccupant pour nous tous, et qui est le domaine politique.
Pour ce faire, je vais approfondir l’un des autres concepts que je travaille beaucoup, et dont j’ai lâché un peu plus haut le mot, de manière en apparence anodine. Il s’agit du mot : “appropriation”. Là-dessus, j’ai énormément appris des fortes intuitions de Heidegger et Reiner Schürmann. J’essaie simplement de donner une forme plus radicale et rigoureuse encore à ces intuitions (toujours l’hypertraduction…). En effet, que nous permettent d’obtenir toutes ces formes sophistiquées de mimèsis que nous avons énumérées plus haut? Eh bien, on le voit dès les Cro-magnons, avec la chasse et l’agriculture, mais aussi avec leur sexualité et l’art pariétal. Il est tout à fait clair que la virtuosité techno-mimétique par laquelle se définit l’homme se solde par un surcroît d’appropriation. C’est pourquoi le mot principal qui définit ce que je n’ose appeler mon “ontologie” est un néologisme : le pléonectique. Ce mot est là encore composé de deux mots grecs, pleon et echein, et qui veulent dire : avoir-plus. Or, c’est cela qui caractérise l’expérience humaine dans son intégralité : une explosion “appropriationniste”, un big-bang pléonectique, à partir de la naissance de l’espèce bien nommée homo sapience, de la chasse et l’agriculture à la logico-mathématique et à la physique quantique. La techno-science est une appropriation de l’être sans précédent connu dans l’histoire de ce qu’on a longtemps nommé la création. Mais, comme je l’ai laissé entendre, ce sont toutes les activités principales de l’existence humaine, comme l’art et les divertissements, la sexualité et l’amour, la politique et le droit, etc., qui sont des modes d’exponentiation de l’appropriation de l’être.
C’est-à-dire que l’être lui-même est structuré par quelque chose comme la propriété. Il s’agit de ce que les mathématiques modernes appellent la relation d’appartenance, ou encore de la logique des prédicats : vous ne pouvez définir quoi que ce soit qui existe sans définir ce à quoi il appartient, et ce à quoi il appartient. Cela vaut d’absolument n’importe quelle entité : une planète ou une galaxie, une poussière ou une particule, un végétal ou un animal, un élément ou une Idée. Par exemple, un atome est ce à quoi appartiennent un proton et des électrons, et est cela qui appartient à absolument tout ce qui existe matériellement. A un arbre appartient son tronc, ses racines et ses branches, et il appartient à un paysage, qui lui-même appartient à quelque chose de plus grand, et ainsi de suite à l’infini. Tout ce qui existe est régi par la logique de l’appartenance, qui est donc le maillon minimal de l’ontologie : une certaine forme de propriété donc. Ce que je soutiens, dans mon travail, c’est que l’apparition miraculeuse de la vie sur terre, il y a plus de quatre milliards d’années, a correspondu à une extraordinaire intensification, déjà, de ce régime de l’appartenance et de la propriété : et c’est là qu’on peut commencer à parler proprement, c’est le cas de le dire, d’appropriation. La vie est appropriation. Dès le premier stade d’apparition de ladite vie, les bactéries se forment en absorbant les sucres fermentées dans les eaux. Les végétaux vont plus loin, et naissent en s’appropriant l’eau et la lumière du soleil. Et les animaux vont encore plus loin, non seulement par cette forme évidente d’appropriation qu’est la nutrition et tout spécialement la prédation, mais déjà et je dirais même surtout par cette forme d’appropriation extraordinaire constituée par la perception, par les sens. L’animalité est une sortie de soi appropriatrice qui se décline, comme aurait dit Spinoza, selon d’innombrables “modes infinis”.
C’est ici que les choses deviennent inquiétantes – pour nous humains -. Car ce que nous démontrent Heidegger et Schurmann, c’est bien que le trait phénoménologique qui accompagne comme son ombre tout événement d’appropriation, eh bien c’est l’expropriation. Par exemple, l’intensification “appropriationniste”, pléonectique comme je dis donc, qui définit l’animalité, par le mouvement, la perception, la respiration, le plaisir, se soldent par des phénomènes comme la fatigue, le sommeil, la souffrance et enfin la mort. Nous savons bien que, malgré le dépassement, la katharsis, que nous avons fait subir à ces formes-de-vie, nous en conservons toujours quelque chose, de même que nous conservons tous, à des degrés cependant très divers, quelque chose que plus aucun être humain, pas même les tribus de chasseurs-cueilleurs, ne pratique plus au premier degré, et qui s’appelle la prédation.
C’est que si nous avions eu conscience, il y a trente ou quarante mille ans, de toute la processualité ontologique que je viens de décrire, nous y aurions peut-être regardé à deux fois. Évidemment, et par définition, nous ne pouvions pas en être conscient : comme tout événement d’envergure, l’apparition de l’espèce Cro-Magnon sur terre relève de la contingence pure, d’une conjonction de paramètres miraculeusement impronostique, et d’aucune volonté de quelque sorte que ce soit. L’explosion “appropriationniste” constituée par l’humanité s’est soldée par une phénoménologie historiale des souffrances exponentiellisées et de cruautés surdimensionnées : la guerre et l’extermination comme parodies de la violence prédatrice, la torture et le génocide comme immondes parodies de la simple cruauté biologique, etc. C’est de tout cet ensemble de phénomènes, recoupés par la tradition par le concept de “Mal”, que mon travail essaie d’élaborer la phénoménologie historiale. Et je dois dire qu’avec tout ce que nous vivons depuis des années, si ce n’est des décennies, ce travail me paraît plus nécessaire que jamais, et que je ne pourrai pas l’accomplir tout seul. La philosophie, c’est la pensée saisie par son temps, et notre temps, c’est, entre autres, la disparition d’une subjectivité qui saurait à elle toute seule tout ce qui se passerait partout, et tout le temps.
Merci de votre attention.