La chute métaphysique de Marioupol, victoire du populisme historial
Stéphane Domeracki enseigne la philosophie au Lycée Galatasaray. Il est l’auteur d’Heidegger et sa solution finale: essai sur la violence de la pensée, publié en 2016 et Nouveaux essais sur l’entendement inhumain, Heidegger et sa solution finale tome II, en 2021. Après le volume 101 (1957-1959) et le volume 102 (1963-1970) le dernier des Cahiers noirs de la Gesamtausgabe de Martin Heidegger, publié outre-rhin, en novembre 2021, il publie en 2022, Spectres de Heidegger. 100 reproches à Jacques Derrida.
« Adolf Von Harnack, qui n’était nullement un « antisémite » (…) écrivit dans son livre sur Marcion depuis le XIXe siècle, conserver encore dans le protestantisme l’Ancien Testament comme document canonique est la conséquence d’une paralysie religieuse et écclésiale (…) Von Harnack mourut en 1930 ; trois ans plus tard, son idée, l’idée de Marcion, avait été transformée en actes, non pas avec les moyens de l’esprit, mais avec ceux de la violence et de la terreur. (…Le don de Marcion à Hadrien était passé en d’autres mains. Mais nous ne savons pas dans quelles mains il se retrouvera à nouveau… » (Martin Buber, An den Wende. Reden über das Judentum, Jakob Hegner, Köln, 1952, pp.2930)
L’eurasianisme de Douguine consiste en fait en une sorte de postmodernisme conservateur et réactionnaire conscient de pouvoir emprunter de nombreux concepts et procédés aux auteurs comme Derrida, les mobilisant comme autant d’outils et d’armes par lesquelles il serait possible de mener l’Occident libéral et américanisé à son auto-destruction pour faire surgir quelque monde « multipolaire » (29) – – enfin, surtout une Russie impériale s’adorant elle-même, et, en attendant, foncièrement paranoïaque, s’estimant dominée, colonisée par l’empire d’une machination occulte. Il il est alors ravit d’apercevoir dans les discours postmodernes autant de motifs qui le fascinent, comme la fin des temps, et l’avènement prochaine d’une apocalypse, qu’il souhaite hâter à sa façon, même s’il la comprend de son côté à partir de ses propres représentations religieuses orthodoxes. Mais elles s’allient parfaitement avec les obnubilations de la gauche radicale comme d’un déconstructionnisme éreintant tout néo-impérialisme et toute mondialisation, forcément lié à « la technique », au consumérisme et nihilisme américain décadent. Même les titres de ses opuscules fumeux disent quelque chose de cette proximité, comme par exemple son « Contre le grand reset, le manifeste du grand réveil. » Comprendre : le grand reset de « la technique » dominatrice appelle une forme d’ « éveil » qui n’auront certes pas grand chose à voir, par contre, avec les obnubilations queer et autres des déconstructeurs caricaturés sous le nom « woke ». Mais les thématiques présentes dans les pires textes nazis de leur référent commun, comme L’histoire de l’être, de en 1939, se retrouvent bien chez tout ce beau monde ; Dugin validant évidemment la critique de l’américanisme enjuivé comme « broyage conjoint de la germanité et de la russéité dans l’empire de la machination » (GA69,p.77), peuples historiaux devant se protéger de tous ceux anhistoriaux, enjuivés (30) : « peuples possédant une force historiale originaire » (GA 96, p.56) – les Allemands et les Russes. De quoi flatter les imbéciles patriotiques du style de Douguine, qui cherche à faire croire à qui veut l’entendre que son néo-fascisme n’aurait rien à voir avec le nationalisme, qu’il cherche à associer à l’américanisme. L’anti-libéralisme et l’anti-capitalisme des heideggeriens-de gauche suivant Derrida ou Foucault ne diffère pas vraiment quant au fond conceptuel, et pour cause. Un historien comme Johann Chapoutot, alors que l’Ukraine se fait anéantir par les soldats de Poutine, se hâte de leur servir la soupe : « La première victime de la guerre, c’est la vérité ». Les arguments dilatoires sont de sortie. De toute façon, la raison, la logique elle-même est remise en question de façon violente aussi bien par le métanazisme de Heidegger que par la déconstruction déridéenne pointant le « logocentrisme » et l’assignant à des formes de domination ; les diverses « métapolitique » fascisantes actuelles ne procèdent pas autrement, ce qui suggère que la postmodernité serait bien plus proche d’eux que des valeurs humanistes et des Lumières ; d’ailleurs, Douguine ne s’y trompe pas, il se réfère lui-même positivement et sans détours aux auteurs postmodernes, ce qui est du reste peu étonnant puisque leurs sources sont les mêmes. Des gens comme Derrida et ses admirateurs ne se doutent donc guère du risque qu’ils font prendre à ce qu’ils prétendent tout de même sauvegarder (alors qu’ils multiplient les signes de défiance déniés) lorsqu’ils élaborent n’importe quel fantasme « d’autre cap » : l’espèce de gauchisme fascisant ou fascisme de gauche célébré d’Henri de Man, ou ces délires anti-Occidentaux d’une violence extrême de Dugin, risquent fort d’être la seule expérience d’une nouveauté politique qu’ils risquent de possibiliser ; eux qui sont si excités à l’idée du surgissement d’un tout-autre en politique sous-estiment à l’évidence la portée de leurs propres écrits pour alimenter les fictions métapolitiques et irrationnelles qui cherchent coûte que coûte, elles aussi, à démanteler les démocraties libérales. Ils ne se rendent pas compte – sur le mode du déni jouant sur les mots- que leur rapport à la vérité, tellement « déconstruit », fait le lit d’attitudes qu’ils jureraient pourtant exécrer de toutes leurs forces ; ainsi, cette citation de l’eurasiste russe excité, rapportée par Slavoj Zizek (qui sombre tout autant à sa façon, permet d’entrevoir l’ampleur du problème : « La postmodernité montre que chaque soi-disant vérité est une question de croyance. Nous croyons donc en ce que nous faisons, nous croyons en ce que nous disons. Et c’est la seule façon de définir la vérité. Nous avons donc notre vérité russe spécifique et vous devez l’accepter. Si les États-Unis ne veulent pas déclencher une guerre, alors vous devez reconnaître que les États-Unis ne sont plus un maître unique. Et [avec] la situation en Syrie et en Ukraine, la Russie dit :« Non, ce n’est plus vous le patron. » C’est la question de savoir qui gouverne le monde. Seule la guerre pourrait vraiment en décider. » (Aleksander Dugin, dans le documentaire de la BBC News, « The Russians who fear a nuclear war with the West » sur Youtube.) Bien sûr, nous n’appelons pas à rapporter la fin de ce discours à ce que soutient Derrida, encore que la question du pouvoir, de la gouvernance, notamment impériale, n’est pas si éloignée de ses préoccupations. Mais pointons la référence au début de ce discours : une dilution de « la vérité », trop massive et métaphysique, par les tenants de la post-modernité ; c’est peu dire que, comme Foucault, l’auteur de L’écriture et la différance n’y aura pas peu contribué.
La pensée historique et géopolitique de Douguine est très proche, par bien des aspects, de théories comme celles de Lotman et Etkind, professeur à Cambridge, sur la « colonisation intérieure », qui empruntent aussi bien aux lubies post-coloniales qu’a contribué à alimenter à sa façon Derrida, et, cela ne saurait nous surprendre, aux études sur l’impérialisme et le nationalisme russe ; Etkind pérore par exemple sur une représentation paranoïaque du monde qui « suppose la domination culturellement spécifique à l’intérieur des frontières nationales, réelles ou imaginaires ». Telle étude pourra aussi bien le citer que le De la grammatologie de Derrida pour se demander si les pays d’Europe de l’est ne seraient pas eux-aussi soumis à quelque régime colonial (« It is colonialism after all : Some epistemological remarks », Ewa Thompson, in Teksty drugie, 1, 2014). Odessa est en passe d’être attaquée par l’armée d’invasion de Poutine quand j’écris ces ligne. Alexander Etkind cite de toute façon Derrida lui-même, et avec faveur (p.77 de la version anglaise), dans son ouvrage l’expérience impériale russe de la « colonisation interne. Nous pouvons aussi lire la tribune de Timofeï Sergueïtsev, idéologue acquis aux causes dévastatrices du Kremlin, sur le site de l’agence RIA Novosti ; après une longue justification de l’invasion de l’Ukraine, il écrit : « À partir de maintenant, la Russie suivra sa propre voie, sans se soucier du sort de l’Occident, en s’appuyant sur une autre partie de son héritage : le leadership dans le processus de décolonisation mondiale. Dans le cadre de ce processus, la Russie a un fort potentiel de partenariats et d’alliances avec des pays que l’Occident a opprimés pendant des siècles et qui n’ont aucune intention de remettre leur joug. Sans le sacrifice et la lutte des Russes, ces pays n’auraient pas été libérés. La dénazification de l’Ukraine est en même temps sa décolonisation, un fait que la population ukrainienne doit comprendre lorsqu’elle commence à se libérer des fantômes, des tentations et des dépendances du soi-disant choix européen ». Tous les effets de la déconstruction sont lisibles : confusionnisme, délire sur les spectres, manichéisme décolonisateur, critique de l’Occident dominateur (et du libéralisme, bien sûr, ailleurs dans ce long texte inepte.) Toute la rhétorique heideggerienne qui appelle à « libérer » de la manigance, coloriées et raturées en rose par Derrida, se retrouve dans cette défense de la Weltanschauung poutinienne et des exactions qu’elle suscite. Bien entendu, celui-ci se contentera de pointer des incompréhensions et des incompétences sitôt que l’extrême-droite puise dans le fonds de spéculations irrationnalistes qu’il leur propose gentiment, pour les ranger aux côtés des « humanistes » qui auraient l’audace de s’interroger à ce propos : « je ne me méfie pas moins de l’anti-volontarisme ou de l’exploitation immobiliste et confortable qu’on peut faire de ses « bonnes raisons », comme de l’exploitation méditante et suspensive qu’on peut faire (ruse de guerre parfois pour combattre la nécessité de ces motifs et revenir à des positions pré-critiques et réactionnaires) des motifs de la différance ou de l’indécidable. C’est naturellement n’y rien comprendre et n’avoir pas lu. » (Points de suspension, p.64) C’est peut-être plutôt avoir lu sans qu’une axiomatique de l’auteur ne vienne rappeler en vain que tout ne serait à comprendre que depuis la nébuleuse « intention de gauche » de l’auteur.
« “Post-modernity shows that every so-called truth is a matter of believing. So we believe in what we do, we believe in what we say. And that is the only way to define the truth. So we have our special Russian truth that you need to accept » (in https://www.bbc.com/news/world-europe37766688, cité par Zizek dans son article « hot peace » du 25 mars 2022)
Notes:
(29) Cette idée fixe correspond à ce que célèbre Alain de Benoist. Dans son apologie de la postmodernité écrite sous pseudonyme il repère dans un des textes de Jacques Derrida de 1968, « La fin de l’Homme », repris dans une anthologie intitulée Marges de la philosophie, de quoi théoriser une certaine souplesse du brun-rouge, qui va saisir que sa chance serait de saisir le mouvement contorsionniste du Geist : « Derrida y explique que la pluralité est la clef de l’au-delà de la métaphysique. La pluralité, c’est savoir parler plusieurs langages à la fois, solliciter conjointement plusieurs textes. » (« Genèse de la postmodernité, ibid.) Idée somme toute triviale en apparence, mais qui devrait inciter les nouveaux fascistes à ne plus hésiter à mobiliser des idéologèmes de la déconstruction et des idoles de la gauche radicale, de Foucault à Lyotard en passant par Benjamin, Derrida : cesser d’en faire des totems de gauche et des repoussoirs, et savoir trouver en leurs ressources de quoi armer leurs propres combats. Douguine a reçu ce message d’encouragement à ne même plus se boucher le nez cinq sur cinq. Plus haut, de Benoist trouvait aussi des ressources pour penser ce pluralisme à partir des pensées de Deleuze et Guattari sur le rhizome, et aussi chez un certain Foucault luttant tout autant contre l’engeance parménidienne de l’un… Rien d’étonnant, de fait, De Benoist et ses suiveurs, comme ces auteurs, vouent tous une adoration à Nietzsche. Le sémillant Gianni Vattimo est aussi convoqué dans ce carnaval bariolé du pluralisme, son incitation à contourner tous les « novismes » providentialistes de la modernité et leur propensions violemment unifiantes, ce contournement offrant d’intéressantes perspectives à ces particularismes d’extrême-droite en lutte contre l’ « impérialisme » libéral et universaliste.
(30) Il est significatif et troublant que Sergueï Lavrov, ministre des affaires russes de Poutine menant la guerre sacrée de la russéité « contre l’Antéchrist occidental » (selon les propres mots de Douguine, ait pu affirmer le 2 mai 2022, à propos du président ukrainien, que « Hitler aussi avait du sang juif ». L’idée a été popularisée par celui qui avait pensé à Heidegger pour une commission de la philosophie du droit de Nuremberg, Hans Frank, gouverneur nazi de la Pologne où il était surnommé « le boucher », qui a publié dans ses mémoires publiées en 1953, sept ans après son exécution, l’idée d’une ascendance paternelle juive chez Adolf Hitler. Où l’on voit que l’antinomisme diffusé chez les heideggeriens peut facilement favoriser leurs délires complotistes, fantasmes de persécution, et l’antisémitisme.
C'est l'idéologie raciste qui a conduit un terroriste blanc à tuer 10 afro-américains à Buffalo aux États-Unis. Mais au fait, c'est quoi le suprémacisme blanc ? pic.twitter.com/87hfWRYVgC
— Brut FR (@brutofficiel) May 19, 2022