Heidegger était-il un punk ou un Charlie Chaplin sans public ?

Les feux de la rampe, avec Charlie Chaplin, Claire Bloom (1952) (Wiki CC BY 4.0)
Les feux de la rampe, avec Charlie Chaplin, Claire Bloom (1952) (Wiki CC BY 4.0)

Stéphane Domeracki, enseignant au lycée Galatasaray d’Istanbul. Auteur de Heidegger et sa solution finale et des Nouveaux essais sur l’entendement inhumain, propose un droit d’inventaire de l’œuvre d’Heidegger et des écrits qui minorent sa violence. À paraître : 100 reproches à Jackie Derrida. Spectres de Heidegger – qui sera également une relecture des œuvres de Gérard Granel, Reiner Schürmann ou Jean-Luc Nancy, à l’aune des dernier volumes publiés de la Gesamtausgabe.

Il analyse ici les propos récents de l’éditeur des Cahiers noirs de Martin Heidegger, Peter Trawny et du philosophe Peter Sloterdjik., dont l’ancien élève, idéologue de l’extrême droite allemande (AfD), Marc Jongen, situe le concept « mouvementiste » de« grand remplacement » forgé par Renaud Camus, dans la continuité de la philosophie des affects, de Peter Sloterdijk, dans Colère et temps. 

Rire de l’antisémitisme de Heidegger pour mieux l’euphémiser

Le 2 juillet 2022, un article de la pourtant sérieuse FAZ, Frankfurter allgemeine Zeitung (distribué dans 148 pays, un des trois journaux allemands les plus lus), paraissait, intitulé curieusement « Schwartze hefte. Punk ohne Publikum », soit « Les Cahiers noirs : un punk sans public ». Il était question de relater les indispensables échanges entre deux admirateurs éperdus de Heidegger, l’inénarrable Peter Sloterdijk, qui s’était déjà donné en spectacle lors du colloque « Heidegger et les Juifs » de la BNF avec une intervention vide – et l’éditeur/falsificateur du volume 69 de la Gesamtausgabe, Peter Trawny. De toute évidence, cela ne volait pas haut. Florilège.

Un mot sur le titre tout d’abord. Il est vrai que les cahiers n’étaient destinés à publication qu’après le décès de Heidegger, qui rappelle son courage bien connu, lui qui était à l’arrière des lignes lors de la première guerre mondiale. In caude venenum : sa stratégie éditoriale était de diffuser seulement petit à petit le fond surnazi de « la pensée », de façon à ce que ceux qui ont déjà validé – et ont fait leur carrière- sur ses énoncés ontologiques et spéculatifs divers se retrouvent piégés une fois que leur sens métapolitique authentique est rendu public. Il s’agirait d’ailleurs de se souvenir que dans Sein und Zeit, il n’était pas question que de ne faire que critiquer le « on » et la « publicité » ; mais bien d’en proposer une saisie modifiée. Or, il suffit de feuilleter l’hilarant livre de photographies de Martin Heidegger prises par le rigolo François Fédier pour comprendre que le professeur de Fribourg, sous ses grands airs dédaigneux, avait bien organisé sa « stratégie de com » : loin d’être, nous allons le voir, une espèce de « punk sans public ». Mais venons-en à ce cirque des heideggerolâtres, ou divers clowns tristes se rencontrent de temps à autre pour se rassurer. Bouveresse se référait encore à l’un des deux pour écrire :

« la plupart des représentants actuels de la métaphysique de l’irrationnel ne font guère que singer de façon ennuyeuse la connaissance sérieuse, avec « un mélange de mélancolie et de suffisance théorisantes » (Sloterdijk.) Ils adoptent, de façon presque irrésistible, le ton de la prêtrise et du prophétisme, là où ce que Sloterdijk appelle « une grande clownerie philosophique » serait à sa place. Mais justement, n’est pas un clown et encore moins un clown philosophique qui veut » (Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme, Minuit, p.100)

Admirateurs éperdus du nazisme « ontologico-historial » de Martin Heidegger, encore un effort pour réussir à nous faire rire : pour l’instant, vos saillies paraissent seulement navrantes.

Bouvard et Pécuchet devisent à Nuremberg

Le rédacteur de l’article estime que depuis la publication en 2014 des cahiers, « l’onde de choc » se serait maintenant « apaisée », et que les derniers cahiers publiés ne contiendraient plus rien d’ « offensant » -c’est faux. Il présente alors Peter Sloterdijk et Peter Trawny en train de deviser sur un ton bon enfant, badinant chaleureusement comme si le sujet était bien tranquille : ceux qui sont caricaturés comme « offensés » ne le liraient plus, et ceux qui admirent Heidegger continueraient tranquillement comme si de rien n’était. La suite de l’article rappelle les interprétations les plus célébres- les plus euphémisantes- des passages violemment antisémites des cahiers : c’est qu’il s’agit bien pour ces positions qui nous sont présentées comme « médianes » (avec l’aura de sagesse que confère cette soi-disant médiété, pondération, modération) d’occuper des que possible l’espace public. Avec en sous-texte, l’intention de signifier : il n’y a rien à voir au fond ici, circulez. Exemple : rappeler des que possible la légende rose selon laquelle les écrits violents ne seraient « que » (ce qui de fait ne veut même rien dire) « anti-judaïque » car ils ne se fonderaient pas sur le « biologique » – – ce qui est littéralement faux puisque Heidegger ne fait au fond qu’intégrer le Blut und Boden en sa version « historiale » à peine édulcorée. Mais passons. L’« essentiel » de cet entretien entre Sloterdijk et Trawny semble avoir consisté, une fois de plus, à passer la poussière sous le tapis, un négationnisme herméneutique continuant de fonctionner à plein comme depuis les dernières décennies en France aussi. La stratégie ? Faire passer Heidegger pour une espèce d’idiot, dont le « comique involontaire », méconnu, serait à peu près tout ce qu’il y aurait à retenir des passages les plus odieux de ses écrits. Arendt et d’autres ont cherché pendant tout ce temps à le faire passer pour une sorte de renard maladroit et de petit prince naïf de la philosophie, voilà maintenant qu’on cherche à nous le présenter comme un lourdaud amusant. C’est dire la qualité de cet entretien public payant lors du Festival de littérature de Francfort.

Sloterdijk relativise, voire nie l’antisémitisme des cahiers

Peter Sloterdijk, il faudrait voir tout l’entretien en vidéo, se serait alors fendu de discussions vaseuses sur le « soi-disant » antisémitisme de Heidegger et des cahiers ; qu’il n’y aurait pas d’ « antisémitisme spécifique » dans toutes ses élucubrations portant sur « les grands mouvements idéologiques de son temps, le bolchevisme, l’américanisme et, sans oublier, l’impérialisme britannique ». Je cite ici l’article. Sloterdijk vit depuis longtemps sur son nom, raconte n’importe quoi dans les journaux de temps à autre (« le systême occidental va se montrer aussi autoritaire que celui de la Chine » disait-il en 2020 pendant l’épidémie) et en fait autant quand il est question de Heidegger dont il n’a lui aussi pas vraiment travaillé les textes des années trente et quarante. Ceux-ci montrent le caractère paradigmatique et même architectonique d’une « criminalité » juive, comme dans ce passage que son interlocuteur Peter Trawny a intentionnellement censuré lorsqu’il était responsable de la publication des œuvres dites intégrales, où Heidegger invite à se demander « sur quoi est fondé la prédestination de la communauté juive à la criminalité planétaire (GA69, p.78). Que Sloterdijk ne cherche pas plus que cela à attirer l’attention sur la dangerosité « spécifique » de l’antisémitisme heideggerien, cela rejoint en outre la stratégie des derridiens, notamment ceux de « l’école de Strasbourg », Jean-Luc Nancy, au lieu de retravailler, ayant péroré pendant longtemps sur « la banalité » de l’antisémitisme heideggerien. Une façon, là encore, de l’enterrer, d’empêcher l’incontournable travail philologique de réévaluation de tous les textes. Tous ces auteurs se doutent que leurs interprétations passées risquent pour l’essentiel d’être durablement discréditées s’il s’avérait qu’une sorte de sur-antisémitisme et de sur-nazisme les fondait, d’où leur zèle à toujours chercher à euphémiser les enjeux. Il faut à cet égard relire tous les écrits de Derrida, Schürmann, Nancy, Lacoue-Labarthe, Granel, ou même de leurs pâles décalques comme Belhaj Kacem pour saisir à quel point ils ont tous toujours eu intérêt à minorer la place de la sigétique et de la métapolitique dans les écrits heideggeriens. Le refus de travailler tous les textes – pour s’agripper aux seuls Sein und Zeit et aux Beiträge par exemple – se double désormais d’une tentative d’un désir d’occulter cette violence centrale en ironisant à son égard. Il ne faut d’ailleurs jamais se priver de retourner les écrits des paresseux contre leurs propres postures : nous invitons à trouver dans Ironie et vérité et Inesthétique et mimésis les critiques sanglantes que « MBK » adressait à ceux qui entendent recourir aux ricanements autant que possible.

Réveille le punk

Peter Trawny a un rôle central dans ce dispositif d’euphémisation. Non content d’avoir censuré un texte décisif qui aurait permis de faire gagner seize ans (L’histoire de l’être fut publié en 1998) aux interprétations cessant de se bercer d’illusions, il semble chercher du côté des déconstructeurs – il publie notamment Avital Ronell dans sa collection- les ressources pour se bidonner à la lecture des écrits racistes de Heidegger. Du reste, l’extrême-droite avance ses pions ainsi sur internet depuis une décennie : par l’humour, car left can’t meme. Ici, il était visiblement tentant, en plein festival, de s’adonner au petit jeu des bons mots capables de faire rire l’assemblée et de rendre, en douce, sympathique, l’auteur d’écrits antisémites : « Peter Trawny a épargné Sloterdijk d’autres enquêtes. Entre-temps, il a rabaissé le Heidegger des Schwarze Hefte à un comédien aux qualités burlesques et à la proximité indéniable de Karl Valentin, voire du punk de la vieillesse qui refuse le jeu qu’on attend de lui. » Pour rappel Karl Valentin était un sympathique cabarettiste pendant la République de Weimar, une sorte de Charlie Chaplin allemand, marginalisé sous le Troisième Reich. Quant au « punk » envoyant chier tout le monde, il permet aussi de proposer une figure attachante de Heidegger (d’ailleurs cela aurait aussi bien pu être Céline). Il est peu étonnant de voir cette espèce de dandy anarque qu’est Peter Trawny proposer une telle comparaison, lui qui a écrit un abject La liberté d’errer présentant Auschwitz comme une sorte de « poésie » ou de « chorégraphie » historiale. Et puis, dans les mêmes temps, le livre de Catherine Malabou sur l’anarchie (« Au voleur ! » , PUF), aux accents continuellement heideggeriens, tendait à présenter le cynisme de Diogène comme comble et peut-être modèle de l’an-archie et non-gouvernabilité. Heidegger avait été envisagé à partir de Woodstock par Dreyfus, le voilà en blouson en cuir des Ramones ou des Clash ! La pop philosophie, toute en légèreté sur le sentier longeant l’extermination, ricane sottement de ses pauvres rapprochements. Jacques Derrida, que Trawny admire, avait résumé cette Stimmung ainsi : « C’est là ce que j’aime chez Heidegger. Quand je pense à lui, quand je le lis, je suis sensible à ces deux vibrations à la fois. C’est toujours terriblement dangereux et follement drôle à la fois, sûrement grave et un peu comique » (De l’esprit, p.109) L’auteur nazi, comme nous allons le voir, aurait accueilli fraîchement ce besoin d’un auteur juif de rire de lui.

Heidegger et son rire sardonique face à l’humour juif

Ce n’est en effet pas le plus mauvais moment pour envisager la façon dont cet auteur négationniste envisageait lui-même l’humour. Il n’avait, il faut bien le dire, rien d’un bout-en-train, et son rire semblait au mieux – jaune . Je retranscris ici ce que j’avais écrit à ce propos en 2016, dans mes premières notes rédigées sur les cahiers noirs, dans Heidegger et la solution finale, dans l’extrait intitulé « Le gai luron historial face à l’humour-abri de la multitude » :

« Les témoignages bidons-apologétiques-buccoliques n’ont eu de cesse de nous présenter Heidi admiratif, voire bon public devant l’humour de son frangin, lequel passait pour celui qui fait marrer tout Messkirch avec ses traits d’esprit. Nous n’en avons cure. Celui qui nous intéresse, c’est le bout en-train historial, celui qui semble toutefois un peu contenu, même quand il est censé se lâcher : « Quelqu’un est sans humour, cela peut signifier qu’il a mauvaise digestion. Cela peut aussi bien vouloir dire que l’humour ne se manifeste pas immédiatement, parce qu’il est en effet comme pur et demeure retenu dans l’attitude pensante. Peut-être est-ce que cet humour, celui qui ne se manifeste pas, est le seul véritable humour.» (GA97, p. 182)

Après avoir décrété être le seul à avoir compris tout ce qui est, le penseur peut bien s’arroger aussi le titre de comique du siècle. Cela tombe bien, l’imagerie du clown criminel s’est largement répandue au XXe siècle, et pas seulement grâce à Jarry ; Ubu a toujours plus ou moins été dirigeant, de toute façon, comme le montre bien Foucault dans sa deuxième leçon du Collège de France sur Les anormaux. Heidegger a toutefois toujours en vue leur profond enjuivement, leur histrionisme se situant à la pointe du nihilisme de demi-mesures qu’il combat, celui qui cherche refuge face à l’angoisse, à s’abriter face aux décisions :

« Quand l’humour est bruyant, il se trahit aisément comme la fuite et la dissimulation d’une profonde insécurité, à laquelle il croit avoir échappé. » (ibid.)

D’avance, le rire terrible – car inaudible – de Heidegger poursuit les personnages des films des frères Coen : l’humour juif (1) , simple paravent du malaise et qui se croit quitte de l’angoisse authentique, est ici pris en chasse par le détenteur d’un gai savoir, qui est avant tout un haïsseur de sans-abris. Il les met à nu. Ceux-ci ne sont donc pas détenteurs d’un authentique humour, mais malversation de ceux cherchant à ne pas assumer l’être. Quelque part, on pourrait imaginer que la pensée heideggérienne aimerait assumer le rôle du dieu jugé absurde des Juifs, précisément pour les terroriser. Mais il s’agit de se donner, face à tant d’insécurité malaisée et malvenue, des airs de sérénité :

Contre quoi l’humour invisible ne se trouve plus du tout dans l’insécurisé et la détresse, parce qu’il est épanouissement calme de la liberté. C’est pourquoi il reste rare. Encore peu sont capables de le reconnaître. Que l’humour puisse être le même que la saine mélancolie, seuls quelques rares humains le comprennent. L’humoriste, c’est celui qui a le moins d’humour. » (ibid., p. 182)

Ha ! Qu’on devait se marrer au Thor ! Et dans les résidences de la SS, non loin de Birkenau, on sortait les accordéons. Ou bien on ne montrait pas son humour, sur les rampes : signe d’un authentique « humour ». Le trait d’humour principal de Heidegger me semble avoir été résumé par un membre de Charlie hebdo qui a illustré un article de Yann Diener intitulé « Comment peut-on être heideggerien aujourd’hui ? » (in Charlie hebdo n° 1221, 16/12/2015) Il avait dessiné un tome des Oeuvres complètes du professeur nazi de Fribourg, avec comme titre en couverture : « Martin Heidegger. Je me suis bien foutu de votre gueule, bande de cons. »

Six ans après ces écrits, je suis encore moins disposé à accepter les stratégies dilatoires, toujours plus voyantes, de ceux qui ne comprennent pas ce que recouvre (2) cet « humour » heideggerien, et qui nous infligent en plus leur propre humour vaseux basé soit sur leurs incompréhensions, soit sur leur mauvaise foi. Mais s’il est vraiment question de rire, merci à eux de ne cesser de procurer, depuis tant d’années, ce spectacle involontaire comique.

Notes:

(1) Pour ceux qui en douteraient, le volume 102 de la GA montre que Heidegger est passablement vexé par les moqueries d’Adorno et autres membres de l’école de Francfort, il a dû avoir vent du fait que beaucoup se sont moqués de sa situation lors de la dénazification – où pourtant sa place aurait été à Nuremberg, pas seulement écarté juste un temps de l’université.

(2) Le discours sur la « sécurité », « l’assurance » – d’ailleurs quasiment repris tel quel par Derrida lorsqu’il critique les métaphysiques de la présence, leur économie et le phallogocentrisme – est accusateur : il vise la volonté de volonté cherchant à toujours plus « sécuriser » ses positions pour esquiver l’angoisse suscitée par la « décision », renforcement des certitudes d’une aséité coupable d’empêcher un nouveau commencement, que son accomplissement (l’auto-anéantissement) permettrait enfin. Le rire sardonique de Heidegger est donc tourné contre ce malaise, cette peur, de l’animalité rationnelle, computante, décrétée predestinée à être inapte à ce « saut ».

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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