Dialogue avec François Fédier

Traducteur des oeuvres complètes de Martin Heidegger aux éditions Gallimard, François Fédier a participé au colloque « Heidegger et les juifs » en 2015 organisé par Joseph Cohen et Raphaël Zagury-Orly.

Vous avez été professeur de philosophie en hypokhâgne et en khagne au lycée Pasteur de Neuilly. Que pensez-vous de la suppression de l’enseignement de la philosophie au lycée ?
J’ai d’abord été professeur en classe terminale. Ce n’est pas mon plus mauvais souvenir, bien au contraire. Ensuite, essayer d’éveiller à la philosophie des postulants au concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, c’est un autre genre de défi – mais, celui-là, tout autrement stimulant.
La suppression de l’enseignement de la philosophie au lycée me paraît être un symptôme très inquiétant de l’atmosphère suicidaire ambiante.

Le professeur de philosophie devient-il un Geworfenheit (être-jeté) ?
La formulation de votre deuxième question relève plutôt d’une sorte d’humour noir. Il ne me paraît pas très intéressant de ramener la “Geworfenheit” – dont l’acception adéquate ouvre sur le côté tragiquement exaltant de l’existence (il faudrait entendre le mot plutôt dans le sens de : “se trouver étant déjà lancé”) – aux circonstances du plus sordide quotidien.

Faut-il y voir un retrait ou un oubli de l’être ?
A quoi renvoie votre “y” (quand vous demandez : Faut-il y voir) ? Je ne comprends pas bien votre question.

Que pensez-vous de l’interdiction du téléphone portable dans les écoles, que Jean-Luc Nancy décrit comme l’ultime produit de la Technique ?
Toute interdiction étant grosse de transgression, je crois qu’il vaudrait mieux inciter les élèves à réfléchir sur la possibilité de liberté qu’offrent des périodes sans utilisation de “portable”.

Pensez vous comme Bernard Stiegler que le Gestell heideggerien serait une augmentation d’entropie par le calcul ?
Le Gestell pourrait en effet être, comme vous dites, une augmentation d’entropie par le calcul. Mais il est loin de n’être que cela.

Pouvez-vous expliquer les trois formes de solitude (Einsamkeit): nécessaire du penseur, difficile du Dasein ou salutaire de l’homme dont Heidegger parle ?
Dans le cadre de ces réponses brèves, ce serait un exercice bien trop difficile.

Pouvez-vous expliquer pourquoi l’oeuvre d’Antoine de Saint Exupéry, Le Petit Prince, était considérée par Heidegger comme « le message d’un grand poète qui soulage de toute solitude »
Je n’ai pas connaissance de cette citation. Pouvez-vous m’en donner la référence ? (préface de l’édition allemande du Petit Prince, 1949)

Voyait-il dans ce livre une réponse à ce qu’il considérait comme un acte métaphysique à savoir la motorisation de l’armée allemande ?
Décidément, vous maniez volontiers l’humour.

Heidegger s’est identifié au parcours de Paul Cézanne qui lui a permis de délivrer une vision de l’art renouvelée. Pouvez-vous expliquer ce lien entre les deux hommes ?
Le rapport de Heidegger à Cézanne est effectivement quelque chose de passionnant. Heidegger a appris à voir dans le travail du peintre un analogon de son propre travail, dans la mesure où tout son effort de philosophe consistant à s’interroger pour savoir ce que c’est que la philosophie, Cézanne fait de la question « Qu’est-ce que la peinture ?» le motif même de son travail de peintre.
Il existe un livre sur cette rencontre. Hadrien France-Lanord, La couleur et la parole. Les chemins de Paul Cézanne et de Martin Heidegger (Gallimard).

Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec Jean Baufret qui fut l’assistant de Martin Heidegger et de celle avec Philippe Sollers qui a édité dans L’Infini des photographies d’Heidegger que vous lui avez confié ?
J’ai rencontré Jean Beaufret à titre de professeur de philosophie en khâgne au Lycée Condorcet (1955). Rencontre qui m’a ouvert les yeux sur le travail de Heidegger et la philosophie en général. Quant à Philippe Sollers, c’est bien plus tard (vers1998) que j’ai fait sa connaissance, lors de polémiques menées contre Heidegger. Il ne s’en laissait pas conter – pas plus que moi – d’où le petit livre que vous mentionnez. Ce qu’ont de commun Jean Beaufret et Philippe Sollers (par ailleurs si différents l’un de l’autre), c’est d’être tous deux habités par une généreuse liberté.

Comment interprétez-vous l’imprégnation de la philosophie heidegerienne en Israël par des philosophes comme Joseph Cohen et Raphael Zagury Orly ?
Pour continuer ce que je dis dans la réponse précédente : je crois fermement que tout individu profondément libre ne peut qu’être attiré par la pensée de Heidegger, en Israël comme partout ailleurs.

Que pensez vous de l’évolution de la philosophie heideggerienne italienne de Giorgio Agamben, Donatella Di Cesare, Diego Fusaro à Gianni Vattimo ?
Ne lisant que très difficilement l’italien, je me garderai bien de porter la moindre appréciation sur les noms que vous mentionnez.

Michel Foucault voyait Heidegger comme le philosophe essentiel. Quel est selon vous son « apport » à la philosophie ?
Je crois que Foucault a raison : l’apport essentiel de Heidegger à la philosophie est d’avoir dégagé en toute clarté l’apport essentiel de chaque philosophe marquant – à savoir de modifier d’un seul coup le sens même de l’acte philosophique. Chez Heidegger, ce changement fondamental a lieu avec la question Qu’est-ce que la métaphysique ?

Le concept de dispositif chez Foucault vous a-t-il éclairé sur le Gestell et la Technique ?
Non. C’est plutôt l’inverse : c’est la notion de Gestell qui me permet de mieux comprendre ce que cherche à dire Foucault avec son « dispositif”.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
Comments