Heidegger, Barthes, Derrida, Camus, de la French Theory au Grand Remplacement

Renaud Camus (CC BY 4.0 Wikipedia)
Renaud Camus (CC BY 4.0 Wikipedia)

Renaud Camus est un bathmologue français. Baptiste Rappin est philosophe. Cité par Renaud Camus dans notre entretien et que dans son livre La dépossession (La Nouvelle librairie, 2022), il a accepté de réagir.

I.Renaud Camus

Dans votre dernier livre, vous dites que Dieu est mort, sous la plume de Nietzsche en 1882, avant d’être remplacé par la Science. Heidegger nous rappelle cependant que Nietzsche ne fut que le « dernier des métaphysiciens », et que la science ne pense pas encore. Vous définiriez-vous plus comme un métaphysicien que comme un philosophe ?

Renaud Camus : Oh, je me garderais bien de me définir comme l’un ou l’autre, et de me parer de ces beaux titres auxquels je n’ai aucun droit ! Écrivain me suffit tout à fait, et encore, à condition de n’y voir aucune garantie de qualité ou de niveau mais la seule indication d’un métier, d’un état, d’un certain type de rapport avec le sens — type de rapport qui n’est d’ailleurs plus guère compris dans une société post-littéraire comme l’est désormais la France. Je suis très sensible aux vues exposées par Pascal Quignard, dans son beau livre de 1995, Rhétorique spéculative, qui rappelle, en s’appuyant sur Fronton, l’écrivain romain, les droits et les compétences herméneutiques de la littérature, rivaux de ceux de la philosophie, pour interpréter et pour dire le monde. Il n’est que de songer à un Montaigne, ou plus près de nous à un Michel Houellebecq. Bien sûr il peut y avoir de la philosophie et de la métaphysique chez les écrivains, et a fortiori chez les poètes. Mais ils ne sont pas des philosophes ou des métaphysiciens. Ils obéissent à un autre régime de sens, à la fois plus subtil, plus approximatif et moins contraignant.

Cette annonce de la mort de dieu fut par ailleurs reprise par Michel Foucault, qui situa à son tour son questionnement autour de l’idée de la mort du sujet. En quoi, cette nouvelle étape franchie a-t-elle permise de repenser la place de l’homme ?

Renaud Camus: Le thème de la mort de Dieu, et même l’expression elle-même, est déjà présent chez Hegel, qui, pour l’avancer sans trop de risque, dans l’Allemagne luthérienne et biedermeier, s’appuie sur Luther lui-même, ou du moins sur un hymne luthérien du XVIIe siècle. On pourrait d’ailleurs soutenir que c’est toute la religion chrétienne qui propose ses variations autour de cet abîme central : un Dieu mort (mais, il est vrai, ressuscité). En cela elle n’est d’ailleurs pas très différente de la plupart des autres religions, dont les dieux, René Girard l’a assez montré, sont d’abord des victimes sacrificielles. Elle est très différente, en revanche, des deux autres religions dites “monothéistes”, qui le sont bien plus qu’elle, et dont les Dieux sont tellement abstraits, malgré leur mauvais caractère éventuel, qu’il serait absurde et presque inconcevable de soutenir qu’ils sont morts. Foucault, dans les pages fameuses auxquelles vous faites allusion, je crois, les dernières des Mots et les Choses, interprète Nietzsche comme annonçant, « plus que la mort de Dieu », « la fin de son meurtrier ». Il est formel : l’homme va disparaître. Il voit partout des antagonismes, mais, entre l’assassin et l’assassiné, il esquisse la figure formidable d’un troisième protagoniste, le langage. Entre l’être du langage et l’être de l’homme, il faut choisir. « C’est peut-être là que s’enracine », écrit-il même, « le choix philosophique le plus important de notre époque. » Et d’ajouter : « La seule chose que nous sachions pour l’instant en toute certitude, c’est que jamais dans la culture occidentale l’être de l’homme et l’être du langage n’ont pu coexister et s’articuler l’un sur l’autre ». Or, il paraît douter très fort, comme je fais, de l’aptitude des sciences humaines à aider dans ce choix :

« Mais imaginer que les sciences humaines ont défini leur projet le plus radical et inauguré leur histoire positive le jour où on a voulu appliquer le calcul des probabilités au phénomène de l’opinion politique et utiliser des logarithmes pour mesurer l’intensité croissante des sensations, c’est prendre un contre-effet de surface pour l’événement fondamental ».

Toute la question est de savoir si les antagonismes ne peuvent être résolus que par la disparition des adversaires. En d’autres termes — et c’est une question très sérieuse — la mort de Dieu implique-t-elle, comme il semblerait, la mort de l’homme ? Ou bien y a-t-il un recours, nécessairement heideggerien, et grec, du côté du Logos ?

Roland Barthes a lui réfléchi à la question de la mort de l’auteur. Est-ce le début de l’ère du remplacisme littéraire ?

Renaud Camus: Votre question est pour moi bien embarrassante, quoiqu’elle soit parfaitement dans l’axe de la précédente, et, j’espère, de ma réponse. Elle est embarrassante parce qu’il y a deux points sur lesquels je ne suis pas du tout d’accord avec mon maître Roland Barthes, auquel pourtant je dois tant. D’une part je ne crois pas du tout, et je crois n’avoir jamais cru, que la langue soit fasciste, ni même, avec Nietzsche, que pour se débarrasser de Dieu il faille se débarrasser de la grammaire. D’autre part je ne crois pas du tout, non plus, à la mort de l’auteur. Je ne crois pas à son opportunité, surtout. En l’occurrence, j’y ai cru, pourtant, et peut-être plus sous l’influence de Pessoa, de Jean Ricardou, du “Nouveau nouveau roman”, comme on disait alors, que sous celle de Barthes. L’un des massifs centraux de mon abondantissime production littéraire, ce sont les Églogues — ex-logos, tiré du discours —, recueil de sept volumes dont les auteurs supposés, au nom d’ailleurs imprécis, et glissants, sont des personnages des autres livres, ou même de celui qu’ils écrivent. Mais l’auteur résiste, et je crois que c’est tant mieux : il est comme la langue, il est comme la race, il est comme Cratyle dans son dialogue infini avec Hermogène, qui sont les protagonistes de mon laboratoire central, Du Sens. Ils sont ce qui revient toujours, ce qui remonte éternellement à la surface : toujours vaincus, jamais éliminés. J’ai une conception lazaréenne de la patrie. Mais on pourrait prendre aussi bien l’exemple de l’hébreu : qui aurait pu prévoir sa résurrection comme langue vivante ? Ainsi l’auteur : c’est l’homme. L’homme signe : d’où mon horreur, entre parenthèses, de l’anonymat sur les réseaux sociaux, qui est la porte ouverte à toutes les ignominies.

La déconstruction de Derrida est-elle une pensée de la mort de l’homme et a-t-elle influencée la Nouvelle droite ?

Renaud Camus: Elle s’inscrit certainement dans cette perspective, oui, ne serait-ce qu’en réponse à Foucault. Qu’est-ce qui dans la pensée post-concentrationnaire et post-atomique n’est pas hanté par ce questionnement ? Me frappe de façon presque comique, néanmoins, l’obstination du sens trivial, habituel, profane, du mot déconstruction à remonter sous le sens derridien, si éminemment élaboré, “construit”, comme s’il n’avait rien à voir avec le premier : or il a bel et bien à voir, de toute évidence. J’en parle en connaissance de cause puisqu’il m’arrive à peu près la même mésaventure, toutes proportions gardées, avec mon in-nocence : j’ai beau insister sur leur différence, sur leur caractère presque contradictoire, même, l’innocence revient toujours empêtrer l’in-nocence comme la destruction la déconstruction. Quant à l’influence de la déconstruction sur la Nouvelle droite, franchement, je ne saurais dire : il faudrait demander à ses survivants. Mais l’idée n’implique-t-elle pas un léger anachronisme ?

Le phénomène de dépossession dont vous parlez dans votre dernier livre n’est-il pas l’équivalent chez Heidegger du concept d’Expropriation voir de Dépropriation, correspondant à la mobilisation totale de l’étant ?

Renaud Camus: L’équivalent, certainement pas, il serait bien prétentieux de ma part d’affirmer que ça l’est, et ce serait en même temps reconnaître la vanité de mon travail. Mais qu’il y ait dette, certainement, et reconnaissance de dette, sans aucun doute. Heidegger est très présent dans La Dépossession, mais souvent dans des éclairages qui doivent beaucoup à Günther Anders, à Gadamer, à Zygmunt Bauman ou à Jean Vioulac.

Votre réflexion n’est-elle pas au fond une vision heideggerienne de l’arraisonnement de l’être par la technique, comme fond disponible ?

Renaud Camus: Elle s’inscrit indubitablement et modestement et respectueusement dans cette lignée. Elle doit beaucoup également à Jacques Ellul ou, plus près de nous, à des auteurs aussi différents que Friedrich H. Tenbruck, Agamben, Johann Chapoutot ou Baptiste Rappin. D’autre part elle ne peut pas ne pas tenir compte des évolutions formidables qui se sont produites depuis l’époque de Heidegger, notamment les changements de peuple, de culture et de civilisation, le grand remplacement, qu’il me revient d’inscrire dans ce que je nomme le remplacisme global. Le dernier Heidegger avait parfaitement vu venir l’ère du management et de la cybernétique en son sens plein de gouvernement du monde, et plus précisément de gestion du parc humain, pour parler comme Peter Sloterdijk. Mais peut-être n’avait-il pas entrevu le caractère quasiment littéral et presque officiel qu’allait revêtir cette substitution du pouvoir, passant des États savamment “déconstruits”, pour le coup (voyez le conceptuellement admirable Macron, par exemple, avec sa suppression toute récente des corps préfectoral et diplomatique), aux multinationales, aux fonds de pension, aux hedge-funds, aux GAFAM qu’on voit quotidiennement se substituer aux tribunaux, je suis bien placé pour en parler, dès qu’il s’agit de réglementer la liberté d’expression. Twitter, YouTube et même Flickr sont de plus grands pouvoirs que la XVIIe Chambre, et moins soumis à des lois. C’est ce que je nomme la davocratie, le management du monde par Davos, sa capitale économique, symbolique et gestionnaire, comme Las Vegas est sa capitale culturelle.

Jean-Luc Nancy expliquait que le téléphone portable était la dernière manifestation de la mort de Dieu. N’est-ce pas plutôt le smartphone qui représente une des menaces principales du « grand remplacement » via les géants de la Sillicon Valley ?

Renaud Camus: Oh là là, vous surestimez grandement mes compétences techniques ! Comme je sais à peine me servir de l’un et de l’autre, j’ai du mal à faire entre eux la distinction. Je croyais que le smartphone était une sorte de téléphone portable plus perfectionné. L’un et l’autre semblent en tout cas d’indubitables manifestations de l’asservissement de l’espèce, serait-ce seulement par la disponibilité qu’ils impliquent, aggravée par l’enthousiasme qu’ils suscitent. Jamais la servitude n’a été plus volontaire. C’est d’ailleurs là un des traits spécifiques des ou du totalitarisme moderne, qui n’a même plus besoin de la contrainte. Il est une dictature ludique. La séduction est son principe opératoire. C’est pourquoi la publicité est sa langue naturelle, sa littérature, sa poésie épique, ses textes fondateurs, mais aussi sa Constitution et ses codes. C’est elle qui dit ce que veut le profit et qui a pour charge de rendre désirable à tous cette volonté d’acier.

Si je puis me permettre, il ne faut pas confondre le grand remplacement, qui, si colossal soit-il, n’en est qu’une toute petite partie, avec le remplacisme global, qui est le principe opératoire totalitaire, dont les changements de peuple et de civilisation ne sont que les manifestations parmi d’autres, même si elles comptent parmi les plus graves et les plus criminelles. Notons au passage que la Silicon Valley est bien honnête de se nommer de la sorte, le silicone étant par excellence une matière de remplacement et d’illusion, de mensonge, qu’il s’agisse de seins, de lèvres, de reprographie, de substituts pharmaceutiques ou de semi-conducteurs.

Les crimes effroyables commis au nom de la théorie du « Great Replacement » à Christchurch, El Paso, Poway, Pittsburgh, Buffalo, et parfois retransmises en direct sur les réseaux sociaux, ne sont-elles pas l’illustration justement de cet arraisonnement de l’être par le téléphone portable ou la caméra Go Pro, sur Facebook ou Twitch ?

Renaud Camus: Il n’y a pas de théorie du Grand Remplacement : c’est une invention journalistique, typique du négationnisme-génocidaire. Le grand remplacement n’est pas une théorie, hélas : c’est un crime, ou si vous voulez un nom pour un crime, le crime contre l’humanité du XXIe siècle. Depuis plusieurs années l’expression est partout dans le monde, sans doute parce qu’elle désigne de manière adéquate la réalité d’un phénomène, les substitutions ethniques. Attribuer les crimes des tueurs de masse à une quelconque théorie qui n’existe pas, c’est à peu près aussi logique que d’attribuer l’épidémie de suicides de la Grande Dépression à un homme qui aurait écrit un livre sur la crise économique de 1929 en l’intitulant La Grande Dépression ; et de parler de la théorie de la Grande Dépression, ou de la théorie de la Grande Peste, ou de la théorie de la Grande Guerre. Les seules “théories” impliquées dans les meurtres de masse sont celles, en général parfaitement délirantes, émises par les tueurs eux-mêmes, et dont pas la moindre, ainsi qu’il a été clairement établi par plusieurs tribunaux, en Nouvelle-Zélande et en France, ne fait la plus petite référence à mes livres ou à moi. Comme j’aime à le dire, il y a deux catégories socio-professionnelles dont on peut être assuré qu’on ne m’y a pas lu, ce sont celle des journalistes et celle des tueurs de masse. Pour ces derniers, ce qui prouve absolument qu’ils ne m’ont pas lu, et qu’en tout cas ils ne sont pas influencés par moi, c’est leurs crimes : le concept central de ma réflexion politique, à la fois écologique et moral, est celui d’in-nocence, de non-nocence, de non-nuisance, de non-violence. Si je suis contre le Grand Remplacement, c’est aussi parce qu’il amène partout avec lui la violence.

Pour le reste, vous avez mille fois raison. Tous les dits “moyens modernes de communication” sont des instruments d’arraisonnement de l’être, serait-ce seulement parce qu’ils participent éminemment de la re-présentation, du spectaculaire marchand debordien, du redoublement immédiat de tout par sa figuration, son image, sa copie, son fac-similé, son ersatz. Dans l’univers du remplacisme global, le faux n’est plus seulement un moment du vrai : il est vingt-quatre heures sur vingt-quatre la seule réalité sensible. En permanence aménagé pour le tourisme de masse, par exemple, c’est le monde lui-même qui, poussé par l’exigence de donner sans cesse plus de signes de sa réalité qu’il n’en fournissait distraitement quand il était vrai, est contraint à la représentation de lui-même, au carton-pâte, au silicone, au déguisement, au folklore, au toc. Il y a plus grave que Venise à Las Vegas, c’est Venise à Venise. C’est pourquoi j’ai forgé le concept de faussel, ou fauxel, en anglais falseal, ou fakeal, pour désigner ce réel inversé, renversé, ce réel faux, ce faux bien réel : la réalité transcendantale du faux dans un monde remplacé.

Pourriez-vous expliquer simplement que le concept de déconstruction utilisé à tout bout de champ, ne correspond que très peu souvent à ce qu’il signifie réellement en philosophie à savoir un démantèlement de la métaphysique ?

Renaud Camus: Euh, non, pourquoi me reviendrait-il de l’expliquer ? C’est apparemment votre opinion, elle me semble hautement défendable, je suis même tout prêt d’y souscrire, mais Dieu sait que j’ai bien assez affaire à défendre mes propres notions, concepts et théories (dont le grand remplacement ne fait nullement partie) sans devoir expliquer ceux des autres, fussent-ils légitimement illustres.

Vous vous dites souvent philosémite notamment depuis l’affaire Camus. Marlène Zarader vous éclaire-t-elle sur les liens entre la question de l’être et la pensée juive ?

Renaud Camus: Je ne sais pas si je me dis philosémite, comme vous dites, mais mon intérêt pour la pensée juive et aussi pour l’art juif est bien antérieur à l’affaire Camus et n’a strictement rien à voir avec elle. Je me contenterai de citer ici, outre Buena Vista Park et certaines pages de Roman Roi, dont Robert Misrahi disait, au moment de l’affaire, justement, qu’elles suffiraient à établir que je n’étais nullement antisémite, le Discours de Flaran, sur l’art contemporain en général et la collection de Plieux en particulier, ou bien Nightsound, suivi de Six prayers, à propos de l’oeuvre d’Anni Albers au Jewish Museum de Brooklyn : un petit livre paru juste avant l’affaire et dont pas un seul journaliste ne se soucia de dire un mot tant il était incompatible avec l’image que la profession s’affairait alors à donner de moi, de même que De l’In-nocence et les innombrables condamnations d’attentats, fussent-ils purement symboliques, qui y sont formulées par moi, est radicalement incompatible avec l’actuelle figuration médiatique qui est faite de moi comme inspirateur de tueurs.

Votre allusion à Marlène Zarader pourrait nous ramener, curieusement, à ce que nous disions plus haut, à propos de Foucault, sur le langage comme tiers, et comme un tiers qui pourrait bien être premier. Si sa question et celle de Ricœur à Heiddeger ont un sens, comme j’en suis tout à fait convaincu, c’est peut-être dans sa belle méditation autour du mot davar qu’il est le plus concentré, dans La Dette impensée. Dans l’expérience juive du langage, rappelle-t-elle, la langue est le creuset de tout ce qui est. « C’est dans ce cadre qu’il convient d’entendre la polysémie de davar. Celui-ci désigne simultanément le mot et la chose. Or, que l’on songe à tout ce que Heidegger déduit du double sens de logos — qui signifie à la fois dire et poser — ou d’éon — qui signifie à la fois être et étant. (…) Le seul mot de davar nous enseigne donc que toute dissociation entre l’univers du langage et l’univers de l’étant est étrangère à la langue hébraïque, comme à l’expérience qui en procède. »

Il faudrait tout citer, comme on dit. Mais c’est vous qui m’avez poussé :

« On connaît l’exemple le plus célèbre : si l’homme est présenté comme constitué à partir de la poussière du sol (Gn 2,7) — alors qu’aucun des récits mésopotamiens n’établit un tel lien —, c’est d’abord parce que l’homme (adama) est en rapport linguistique avec la terre (adam) ».

N’y a-t-il pas au sein de l’islam depuis Henry Corbin une réforme à ce sujet ?

Renaud Camus: Je ne suis pas sûr qu’on puisse dire au sein de l’islam pour la pensée d’Henry Corbin ; et encore moins de l’islam sunnite, naturellement. Mais vous le convoquez à bon droit puisque nous sommes partis de Heidegger, son premier maître autant et plus que Massignon. J’avoue que je ne vois pas bien, ou ne sais pas bien, en quoi lui-même et sa pensée auraient effectivement réformé l’islam, que je préfère appeler l’islamisme, d’ailleurs, comme on dit le christianisme, ou le judaïsme. Je vois bien en revanche en quoi il a, comme Christian Jambet après lui, renouvelé en profondeur l’image et la connaissance que nous en avions. Leur démarche n’a évidemment rien à voir avec celle de Zarader. Elle judaïse Heidegger, disons que c’est bien fait pour lui. Corbin heideggerise Sohrawardi et, dans une moindre mesure, Mollâ Sadrâ. Jambet lui-même crie casse-cou, dans une note de L’Acte d’être : « Il n’y a rien de commun à l’ontologie sadrienne et aux philosophies de “l’existence”. La plus grande confusion a régné sur ce point, chez plusieurs penseurs modernes, en terre d’Islam, qui ont cherché à rapprocher Mollâ Sadrâ de Sartre, voire de Heidegger. » Bien entendu, il n’incrimine en rien Corbin. Au contraire, après avoir rappelé que son maître est à l’origine de deux termes heureusement traduits et promis, toute proportion gardée, à un comparable succès, historial et imaginal (pour l’âlam al-mithâl d’Ibn ’Arabi), il cite Corps spirituel et terre céleste : Pour une charte de l’imaginal : « Si l’on emploie le terme pour l’appliquer à autre chose que le mundus imaginalis et les Formes imaginales, telles qu’elles sont situées dans le schéma des mondes qui les nécessite et les légitime, il y a grand danger que le terme se dégrade et que sa signification se perde ». Même l’Être a sa géographie conceptuelle (et, pour le coup, historiale).

Vous sentez-vous proche de la pensée de Pierre Boutang dont Michael Bar Zvi, fut l’élève, qui voyait le sionisme comme seul espoir de la monarchie ? Cela ne rappelle-t-il pas le désir de transcendance de Jean Raspail souhaitant reconquérir le royaume Mapuche d’Araucanie et de Patagonie d’Amérique Latine?

Renaud Camus : Je ne sais pas si le sionisme est le seul espoir de la monarchie et ne m’en soucie pas au premier chef, mais je vois très fort le sionisme, en tout cas, comme un élément fondamental de l’anti-remplacisme, c’est-à-dire du combat contre le grand remplacement d’une part, contre le remplacisme global davocratique d’autre part (le premier n’étant qu’une partie du second) (et l’inverse). Ainsi que je l’ai maintes fois écrit, si Israël n’appartient pas au peuple juif, et Jérusalem à Israël, il n’y a plus de raison sérieuse pour que Paris appartienne à la France et la basilique de Saint-Denis ou Roubaix ou Marseille ou Vénissieux au peuple français. Israël est l’étalon-or de toute appartenance, ou de ce que j’ai nommé, dans Du Sens, le cratylisme généralisé, en référence bien sûr au dialogue de Platon et au débat de Cratyle avec Hermogène. Le remplacisme global davocratique, c’est le triomphe d’Hermogène, ou, si vous préférez, de la convention, du coup de tampon, du droit de chacun, et en l’occurrence du pouvoir, nécessairement, de nommer les choses et les êtres comme il lui sied. Il y avait dans Athènes, à l’époque de Platon, un penseur véritable nommé Cratyle, dont on ne sait à peu près rien, sinon qu’il passait pour être juif. Pourquoi Platon a-t-il choisi son nom pour l’un de ses deux protagonistes, celui dont je disais plus haut que, si Hermogène gagne toujours — et certes il n’a jamais autant gagné qu’aujourd’hui —, lui n’était jamais vaincu ? Je ne garantis pas la vérité historique de cette tradition ou de cette suggestion, mais j’avoue aimer à penser que Cratyle, c’est la pensée juive au coeur de la pensée grecque. C’est en tout cas tout mon sionisme. Et s’il y a une chose que je suis, politiquement, c’est cratylien. Avec mon vrai talent pour les initiatives politiques porteuses de succès et d’avenir, je rêvais un moment d’une Union cratylienne. Avouez qu’elle aurait de l’allure, dans une campagne électorale !

Un documentaire sur LCP, affirme que le maire de Béziers et la chaine Russia Today ont internationalisé le concept de grand remplacement. Robert Ménard, qui fut lui-même étudiant en philosophie de l’université Paul Valéry, est-il donc l’inventeur (involontaire) du concept de « Great Replacement » ?

Renaud Camus: Alors là, j’avoue n’avoir aucune lumière sur ce point. Tout juste me semble-t-il avoir parlé de grand remplacement et donc de “great replacement” dans des entretiens pour des revues ou des sites anglo-saxons bien avant les péripéties auxquelles vous faites allusion et que vous m’apprenez.

II. Baptiste Rappin

Que pensez-vous de l’affirmation selon laquelle la littérature serait supérieure à la science ?

Baptiste Rappin: Le premier point qui interpelle à la lecture des ouvrages de Renaud Camus, c’est le soin et l’insistance qu’il prend à se déclarer « écrivain ». C’est bien vrai d’ailleurs, les plus de 150 ouvrages qu’il a écrits en témoignent ! Mais de ce statut, il en tire immédiatement un corollaire et même un privilège épistémologiques : l’écrivain aurait en effet un accès direct à la réalité qui le dispenserait du recours aux sciences. En prolongeant ce postulat, on pourrait dire que, là où les philosophes et les scientifiques se sont évertués, depuis la Grèce antique, à diriger leur regard au-delà ou en-deçà du sensible, l’évidence des apparences aurait pour l’écrivain force de vérité. Aucun obstacle épistémologique ne s’interposerait entre sa conscience et le monde, une sorte de communication immédiatement transitive s’établirait naturellement entre les deux pôles de la subjectivité et de l’objectivité. Le philosophe ne peut accepter cette prétention exorbitante, qui place en quelque sorte l’écrivain hors la condition humaine, et s’interroge : de quel(s) droit(s) ? sur quel(s) fondement(s) ? Questions d’autant plus pertinentes que Renaud Camus se réfère souvent, dans La dépossession, à Heidegger, et que la thématisation du Dasein répond avant tout, dans l’œuvre de jeunesse du penseur, à ce problème traditionnel de l’accès de la subjectivité à la transcendance mondaine.

Il est vrai que la littérature n’appelle pas nécessairement l’épistémologie. En tant que fiction, elle n’est pas soumise au critère de vérité, à une exception près néanmoins : quand elle prétend dire le réel et même la totalité du réel, totalité du réel exprimée dans le termes de « remplacisme » chez Renaud Camus, elle ne peut se soustraire aux exigences de l’épistémologie qui soumet la philosophie et les sciences à son questionnement critique – terme que j’utilise ici en son sens kantien. C’est une chose que de vouloir se passer de la science et en particulier de la démographie – j’y reviens dans un instant –, c’en est une autre que d’asseoir la vocation véritative de l’écrivain sur un simple décret. Et nier l’une ne revient pas à fonder l’autre.

La littérature se substitue donc à la démographie – est-ce là aussi une déclinaison du remplacisme généralisé ? – : cette dernière, emplie de ses statistiques, est par essence abstraite et donc peu fidèle aux expériences concrètes. Prenons un exemple classique, popularisé par Richard Millet : l’homme blanc, dit de souche, qui prend le RER A ou la ligne 5 du métro, ne se sent plus chez lui, il se vit comme étranger chez lui, seul Blanc perdu dans une rame emplie de Noirs et de Maghrébins. Aucune statistique ne permet de rendre compte de ce sentiment, de ces impressions, de ces souvenirs, alors que la littérature, justement, permet d’en offrir une phénoménologie. Michel Henry n’a-t-il pas écrit quatre romans pour donner vie à sa phénoménologie…de la vie ? Je note ici qu’à ma connaissance – mais peut-être me trompé-je – Renaud Camus n’a pas encore écrit le roman du grand remplacement, et que cette dernière réalité se trouve exposée dans des essais dans lesquels l’écrivain se risque à une analyse des temps contemporains, n’hésitant pas d’ailleurs à convoquer les philosophes – Heidegger au premier chef, mais aussi Anders, Vioulac, Rey et d’autres encore –, style et format qui posent une nouvelle fois la question du statut de l’écrivain : l’écriture de l’écrivain qui recourt à la philosophie n’est-elle pas soumise aux critères de la rationalité plus qu’à ceux du roman et de la fiction ?

Pour le dire tout de go, il me semble que Renaud Camus se fourvoie. Tout d’abord, et comme le montra Olivier Rey dans Quand le monde s’est fait nombre, les statistiques demeurent l’une des seules façons qu’a le monde individualiste moderne – sociétaire selon la catégorisation de Ferdinand Tönnies – de se forger une image de lui-même. Le piège consiste à croire en la vérité absolue des chiffres – exactement comme les fidèles croient en leur Dieu – et donc à rentrer dans la confrontation des valeurs et des pourcentages, alors qu’il convient de prendre le chiffre comme une fiction – et non des moindres – qui anime la vie moderne. Renaud Camus, à ses dires, est lecteur de Gadamer ; pourtant il semble peu sensible au projet d’une herméneutique sociale des sciences qui n’est autre, au fond, que le projet d’élucidation de l’essence des sociétés modernes en tant qu’elles sont des sociétés scientifiques. Et là, paradoxalement, il refuse à la démographie le statut qu’il accorde (à juste titre selon moi) à la cybernétique. Or, le récit que la science démographique fait de l’humanité industrialisée est celui de son vieillissement progressif, c’est-à-dire de son dépérissement, ainsi qu’en attestent les cas du Japon, de l’Europe et même des États-Unis, de telle sorte que la question décisive est de mon point de vue le comportement démographique des populations immigrées confrontées à la Référence industrielle et managériale de la performance. Il y a donc un usage non chiffré, et peut-être même non rationnel si l’on voit dans ce dernier adjectif la peau de chagrin qu’est la science moderne, un usage herméneutique de la démographique qui réside, si je puis me permettre cet abus de langage, en une psychanalyse des sociétés industrielles.

Que pensez-vous de la théorie du « remplacisme global » ?

Baptiste Rappin: Mais venons-en à l’appareil conceptuel de Renaud Camus – le grand remplacement a beau chez lui décrire une réalité en cours, il nécessite une théorisation, entreprise spéculative qui, comme nous le signalâmes plus haut, attend son appréciation épistémologique. Le principe qui régit le monde moderne est selon l’écrivain le « remplacisme global » qu’il définit comme « la tendance à tout remplacer par son double standardisé, normalisé, interchangeable : l’original par la copie, le vrai par le faux, etc. ». C’est cette définition que j’aimerais questionner plus avant, tant elle me semble impliquer deux logiques distinctes, celles de l’échangeabilité et de la substitution, dont l’application aux populations me semble pour le moins problématiques.

Logique de l’échange : il s’agit du moteur du système capitaliste qui repose sur le rôle principiel de l’argent compris non pas comme simple étalon de valeur – ce qu’il était déjà chez Aristote – mais comme équivalent universel rendant possible l’interchangeabilité générale. Je note de surcroît que la véritable création de valeur, pour Marx, réside dans la force de travail, c’est-à-dire dans la marchandisation de l’homme ; ce qui apparaît comme échangeable sur un marché a donc pour condition un mode de production fondé sur le travail abstrait qui évalue toute activité concrète en fonction du temps homogène et continu de l’horloge. La standardisation du temps précède donc celle des hommes qui précède elle-même celle des produits. Ce qui s’échange à travers l’argent, ce sont donc certes des marchandises, mais également du temps social.

Logique de la substitution : alors que les deux termes de l’échange survivent à l’opération commerciale, il n’en est évidemment pas de même dans le processus de substitution où le nouveau terme prend la place de l’ancien. On voit bien comment l’échange et la substitution s’articulent : j’achète une nouvelle voiture, pour cela je donne au vendeur son équivalent en euros – c’est la phase d’échange ; cette acquisition a pour conséquence l’abandon de l’ancien véhicule, ma nouvelle voiture prend la place de l’ancienne – c’est la phase de substitution. On peut encore aller plus loin : le mode de production capitaliste, fondé sur la standardisation, conduit à mettre sur le marché des produits de piètre qualité qui prennent la place des objets fabriqués artisanalement. Il y a effectivement une dégradation générale de la qualité, où les produits ont perdu leur nature tout en gardant leur apparence : c’est la civilisation de l’Ersatz de William Morris, auquel d’ailleurs Renaud Camus se réfère dans son livre La dépossession, et le règne du kitch, cet amoncellement inouï de simulacres, dont la capitale, comme le rappelle encore Renaud Camus, est Las Vegas.

Que veut alors exactement dire Renaud Camus quand il prétend appliquer le remplacisme à l’échelle de populations entières ? S’agit-il d’échange, de substitution ou des deux ? Considérons l’échange : que celui-ci soit au principe de la société capitaliste ne fait guère de doute, mais cela doit-il nous conduire à supposer que tout étant s’échange de la même manière et selon les mêmes modalités ? Les objets s’échangent-ils comme les mots ? Les mots comme les pensées ? Les pensées comme les êtres humains ? et les individus comme les peuples ? Appliquer indifféremment le principe d’échange à tous ces étants, c’est renoncer à penser ce qu’ils ont chacun de propre et, par conséquent, partager le postulat univociste qui a autorisé cette modernité capitaliste à émerger, à prendre le pouvoir et à exercer son hégémonie. Mais passons outre et posons encore ceci : si le grand remplacement relève de la logique de l’échange, alors que reçoivent donc les anciennes populations en échange de l’arrivée des nouvelles populations ? De l’argent ? De nouveaux territoires ? De nouveaux emplois ? Il est évident que la question, pour Renaud Camus, ne se pose pas dans les termes de l’équivalence mais dans ceux de la disparition. De surcroît : comment qualifier les anciennes et les nouvelles populations ? Par la couleur de peau ? par la religion ? par la culture ? par la langue ? par la citoyenneté ? Quelle conceptualisation de la population voire du peuple Renaud Camus propose-t-il ?

Demeure donc la logique de substitution. Deux éléments me semblent ici importants : d’une part, l’élimination, d’autre part la dégradation. Puisque la substitution suppose la disparition de l’ancien terme, alors, dans le cas d’une ancienne population, celle-ci doit être éliminée par les immigrés. Renaud Camus n’hésite d’ailleurs pas à parler de « génocide par substitution ». Un Français disparaît-il à chaque fois qu’un immigré entre sur le territoire national ? Une famille française est-elle supprimée à chaque procédure de regroupement familial ? Peut-on parler des attentats islamistes et des constructions de mosquées comme des moyens d’un génocide ? Un déménagement vers la périphérie (la désormais célèbre France périphérique de Christophe Guilluy) est-il synonyme d’élimination ? Ces questions sont évidemment rhétoriques et mettent en évidence l’impasse conceptuelle et logique à parler de « substitution ». Venons-en au deuxième élément : la substitution à laquelle se réfère Renaud Camus conduit à la civilisation de l’Ersatz : est-ce à dire que les nouvelles populations se reproduisent comme les bibelots de Las Vegas ? Qu’elles sont une version dégradée de l’humanité, son simulacre ? Mais qu’est-ce alors que l’Occident vautré dans la consommation ? Cette dégradation serait-elle liée à la race, à la religion, à l’influence du climat, à d’autres paramètres ? Là aussi, on mesure l’absurdité à appliquer la logique de la substitution à l’échelle des populations.

En conclusion : que l’immigration en France nécessite d’être mesurée, non pas d’abord à l’aide de statistiques, mais à l’aune d’une élaboration conceptuelle inédite (caractère inédit requis par la situation historique elle-même), je ne le nie guère ; que cette présence grandissante de populations étrangères puisse être conflictuelle, des points de vue de la quotidienneté (les piscines, l’alimentation, l’habillement, les jours fériés…) et de la civilisation (la langue française, le rapport aux femmes et aux enfants, l’articulation du théologique et du politique, le communautarisme, etc.), je le reconnais également. Mais je crains que le concept de « remplacisme global » ne permette guère de penser cette nouvelle réalité ; il en fausse très certainement la lecture en procédant à un nivellement ontologique qui assimile indûment la logique des peuples à celle des objets.

 

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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