La Déconstruction a-t-elle introduit le nazisme dans la French Theory ?

@Deconstructing Harry (1997), de Woody Allen
@Deconstructing Harry (1997), de Woody Allen

Octave Larmagnac-Matheron, titulaire d’un master de philosophie contemporaine de Paris-I , diplômé du CFPJ, neveu du spécialiste de Spinoza, Althusser et Negri, François Matheron décédé du Covid-19, est rédacteur du site, du mensuel et des hors-séries de Philosophie magazine. Il a publié le 4 février , la revue de presse autour de la question: faut-il jeter l’anathème sur les « déconstructeurs » ? suite au colloque polémique de la Sorbonne, « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». 

Dans la revue de presse de Philosophie magazine, vous réagissez aux tribunes interposées depuis le colloque polémique de la Sorbonne « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Pourquoi ne mentionne-t-on jamais les auteurs proches de Derrida comme Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe ou Bernard Stiegler ? 

Octave Larmagnac-Matheron: Ce n’est pas innocent, je suppose. Si vous voulez vous en prendre à un adversaire, vous avez tout intérêt à ce que cet adversaire soit « un », à ce qu’il ne porte qu’un nom (en l’occurrence le nom de celui que l’on considère « père » de la déconstruction). Vous devez délimiter, situer, assigner à résidence ce que vous prétendez chasser, exclure. Il est beaucoup plus difficile de caricaturer l’entrelac, la « polyphonie tressée » de dialogues qui, en effet, – comme de tout « mouvement » de pensée. Se faire sourd au dialogue vous permet de parler à la place des autres, de les enfermer et les tenir à distance dans un discours. Entrer dans le dialogue, c’est prêter l’oreille à une multiplicité de voix singulières qui s’entremêlent en un tissu peut-être indémêlable, qui sourdent et se « disséminent » dans les linéaments du langage, sans possibilité de totalisation. Le dialogue est, dira Derrida, « rupture du Logos ». Il en est comme l’origine inassignable, insaisissable par le langage lui-même, car « le langage ne peut […] totaliser sa propre possibilité », son caractère d’adresse « pour l’Autre ». L’écoute de ces voix qui résonnent les unes dans les autres, ce dialogue qui bruit non à l’extérieur de nous mais en nous-même est le coeur de la déconstruction. Le langage est interpénétration du Même et de l’Autre, y compris de l’Autre que je considère comme mon ennemi. « Plus d’une langue » : c’est ainsi que Derrida caractérise l’approche qui est la sienne. « Je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne », ajoutera-t-il. « Une langue n’existe pas. […] La langue n’appartient pas ». Déconstruire, c’est « être dans sa propre langue comme un étranger », et faire attention à la  « multiplicité et migration […] dans la langue même ». C’est, en ce sens, contester l’univocité d’un Logos, le monologue du Même qui s’efforce d’exorciser l’altérité qui le hante, de circonscrire cette altérité en la plaçant hors de lui, devant soi comme son autre, son négatif. La « logique oppositionnelle », la « structure binaire », qui convertit la différence inscrite en nous par le langage en une hiérarchie, est une manière de réintégrer l’altérité dans une totalité, dans une « clôture » du sens. Voilà, pour Derrida, le trait distinctif de la « métaphysique de la présence » qu’il s’agit de déconstruire (et qui en réalité est toujours déjà creusé par des « fissures »). Voilà, encore, la logique antagoniste qui est celle du colloque de la Sorbonne. On ne pouvait pas s’attendre à autre chose !

Gérard Bensussan, dans  La Croix, accuse l’usage du terme de déconstrution d’être presque toujours fautif, est-ce également votre avis ? 

Octave Larmagnac-Matheron: Je ne sais pas s’il faut être aussi catégorique. Mais il est indéniable que la notion de déconstruction est souvent mobilisée sans aucun égard pour ce qu’en dit Derrida lui-même. Le contresens le plus évident tient en cette accusation qui est aussi adressée, d’ailleurs, au wokisme : la déconstruction voudrait faire table rase – de la civilisation, de l’héritage occidental. Il n’y a rien de plus faux, à mon avis. La déconstruction n’a rien d’une cancel culture (et à vrai dire, la cancel culture signifie davantage un refus de célébrer certaines figures que de les effacer). Il n’y a qu’à ouvrir un ouvrage de Derrida pour se rendre compte, au contraire, de l’attention extrême qu’il porte à l’interrogation des discours qui ont tissé la trame de cette tradition ! Simplement, Derrida s’efforce de faire entendre ce qui résonne dans les textes sans se dire explicitement. Il s’engouffre dans les interstices, dans les marges, pour donner à entendre le sens jamais clos, toujours vivant, de cet héritage. « La déconstruction […] n’est pas la démolition ou la destruction. […] Ce n’est pas une tabula rasa, c’est pourquoi la déconstruction se distingue aussi du doute ou de la critique. » La critique s’élance (ou croit s’élancer) de l’extérieur. La déconstruction, au contraire, oeuvre de l’intérieur. Sans doute cherche-t-elle « un non-lieu, ou un lieu non philosophique », mais ce non-lieu n’est pas un au dehors. « On se trouve toujours dans la métaphysique du fait que nous sommes déjà dans un langage déterminé. Par conséquent, l’idée que nous pourrions sortir de la métaphysique m’a toujours semblé d’une très grande naïveté. » Quant à l’accusation connexe, celle d’une haine de l’Occident… Bien entendu, la déconstruction s’adresse d’abord à la tradition occidentale. Derrida parle depuis cette tradition occidentale, depuis la dimension de la métaphysique occidentale. Mais il ne s’agit en aucun cas d’une haine, bien plus d’une fidélité. Au modèle de la communauté fondée sur des liens naturalisés, où le surgissement de l’individu singulier est toujours déjà intégré dans la logique du sang, de l’origine ou des généalogies, Derrida substitue l’horizon ouvert d’une « autre communauté » sans fond, consciente « que sa limite est son ouverture ». Une « communauté de la déliaison sociale » qui ne fétichise pas un passé mythifié, momifié, mort sans retour, mais apprenne « à vivre avec les fantômes, dans l’entretien, la compagnie ou le compagnonnage, dans le commerce sans commerce des fantômes » dont les voix restent vivantes. Cette fidélité à la tradition occidentale n’exclut pas une part de méfiance. Car le « tout de la tradition » occidentale a porté, plus que toute autre, à son paroxysme la forme monologique du Logos. « Une seule voix sur la ligne, une parole continue, voilà ce qu’on veut imposer. Cette norme autoritaire » a été investie d’une particulière puissance de l’histoire occidentale, car la tradition occidentale s’est édifiée sur « le motif architectonique du système » clos sur lui-même. Elle a fini par penser son destin lui-même comme système. « Partout dès lors la voix, les voix, les différences vocales [ont été] assujetties à un système d’opposition destiné à la machine ; la polyphonie dont vibre chaque timbre se laisse assigner une des marques du même et pauvre code binaire. » La déconstruction fait vaciller le « dedans impénétrable, invulnérable, non contaminable, immaculé, du système linguistique » qui fait, dans une certaine mesure,  « l’unité du métaphysique ». Mais cet ébranlement n’est pas, pour Derrida, ne vient pas de l’extérieur, il ne fait que prolonger l’insistance d’une « impureté » irréductible, celle des textes, que le monologue métaphysique n’a jamais éradiquée. La déconstruction est « un processus intramétaphysique à quoi il s’agit justement – non pas de se soustraire – mais de donner la possibilité d’être pensé ».

Pierre-André Taguieff, dans  Le Figaro, associe sans explication déconstruction et wokisme, développant une impression de « confusionnisme », est-ce aussi votre sentiment ? 

Octave Larmagnac-Matheron: C’est une question particulièrement difficile car, comme vous le dites, elle se pose dans la plus grande confusion. Confusion qui tient d’abord aux termes – quoique ceux-ci ne soient absolument pas sur le même plan. Derrida est indéniablement rétif à toute définition de la déconstruction, car toute définition est toujours assujettie au langage, là où « la critique du logocentrisme est par-dessus tout la recherche […] de l’autre du langage ». Le « wokisme » pose un problème tout autre : c’est un terme creux sans définition, sans contours clairs, qui amalgame des pratiques, des idées, des discours tout à fait hétéroclites. Y a-t-il un lien entre les deux, au delà du fait que certains penseurs associés au « wokisme » sont effectivement des lecteurs de Derrida (je pense à Gayatri Spivak pour les subaltern studies, ou Judith Butler pour les gender studies) ? Il faut remarquer, d’emblée, que les deux « mouvements » ne se situent pas vraiment sur le même plan. Par woksime, on vise essentiellement la sphère socio-politique : des pratiques militantes visant à abattre des structures et institutions qui génèrent des discriminations et des discours porteurs de stéréotypes racistes, coloniaux, sexistes ou homophobes. La déconstruction ne se situe pas, exactement, sur ce plan. Sans doute Derrida souligne-t-il que « la déconstruction n’est pas, ne devrait pas être seulement une analyse des discours, des énoncés philosophiques ou des concepts, d’une sémantique, elle doit s’en prendre, si elle est conséquente, aux institutions, aux structures sociales et politiques, aux traditions les plus dures ». Et que « la déconstruction est ce qui se passe, ce qui advient aujourd’hui dans ce qu’on appelle la société, la politique, la diplomatie, l’économie, la réalité historique, et ainsi de suite ». Mais il dit lui-même sa difficulté de passer de l’un à l’autre : « J’ai eu bien sûr l’occasion de prendre une position politique spécifique dans certaines situations définies, par exemple en relation avec l’institution universitaire française. Mais les codes existants pour assumer une telle position politique ne sont pas appropriés à la radicalité de la “déconstruction”. » La déconstruction se tient, dans une certaine mesure, en-deçà des formes concrètes prises par les dispositifs de dominations et d’exclusion qui intéressent, bien davantage, Foucault. Elle se tient à même le langage, et envisage ce langage moins comme un instrument de sujétion dans des rapports de pouvoirs que la dimension où se déterminent les catégories essentielles par lesquelles nous nous rapportons au monde – à commencer par la catégorie d’être, réduit à la présence. Non que les structures socio-politiques n’intéressent pas Derrida, mais ce n’est pas, à mon sens, le coeur de son approche, qui explore, sur un autre plan, les catégories métaphysiques qui ont rendu en quelque sorte possible ces dispositifs de domination. On peut noter, cela dit, une certaine ressemblance des critiques adressées au wokisme et à la déconstruction, à commencer par le fait que ces critiques sont bicéphales. Tout un pan de critiques « naturalistes » accuse la déconstruction et le woksime – sur les questions de genre, ou sur la question des identités nationales – de faire comme si la nature n’existait pas. Un autre pan, au contraire, s’en prend à l’anti-universalisme attribué aux deux « courants » – à la déconstruction supposée de la raison et des faits, au culte des particularisme et à la réfutation de l’universalisme comme création occidentale au sein des mouvements décoloniaux. Cette convergence d’aires critiques a priori opposé est intrigante. Elle invite, peut-être, à essayer de penser ce qui fait leur jonction. Cette jonction, c’est à mon sens la naturalisation : naturalisation du sujet, ramené à sa corporéité supposée évidente ou à l’identité ethnique de son groupe d’appartenance d’un côté ; naturalisation… de la nature de l’autre, tenu à distance d’un sujet abstrait, purement transcendant, et finalement anonyme, réduit à un entendement, une volonté, une liberté. Les deux socles de critiques se rejoignent, à mon avis, sur un point : le primat de l’ontologie, du discours sur l’être, qui est discours de définition et de maîtrise. Soyons clairs : Derrida ne dit jamais que les faits n’existent pas, que la science ne vaut rien, que la raison n’a aucune objectivité, que la vérité est sans importance. Simplement, la déconstruction pointe du doigt que ces réussites de l’intelligence humaine doivent être réinscrites dans une trame métaphysique dont la violence tient à ce qu’elle nous enjoint à ne parler que de faits, c’est-à-dire à parler sur le terrain de l’être. La déconstruction s’efforce de questionner ce soubassement métaphysique, afin d’ouvrir ou de rouvrir le champ de l’absence. Elle ne peut le faire, sans doute, que depuis cet espace interlope et insondable de l’incarnation, de la parole incarnée, où l’homme se singularise sans tomber encore dans les limites du concept. Voyez comment Derrida explore une sorte de sexuation pré-duelle, plus originaire que les assignations : ouverture à « la multiplicité de voix sexuellement marquées, à ce nombre indéterminable de voix enchevêtrées, à ce mobile de marques sexuelles non identifiées dont la chorégraphie peut entraîner le corps de chaque “individu”, le traverser, le diviser, le multiplier, qu’il soit classé comme “homme” ou “femme” selon les critères en usage » ; écho d’une sexualité « autrement sexuée, au-delà de la différence binaire qui gouverne la bienséance de tous les codes, au-delà de l’opposition féminin/masculin, au-delà de la bisexualité aussi bien, de l’homosexualité ou de l’hétérosexualité ». La sexuation est une dimension de cette singularité, résorbée dans l’opposition horizontale est synchronique du masculin et du féminin, selon une dynamique d’exclusion de l’un par l’autre. On pourrait dire, pour revenir à nos débats, que la « race » – radix, racine – procède de la même logique, mais sur une ligne diachronique et descendante : caricature naturalisante et objectivante d’une généalogie à exclure, qui subvertit l’énigme inhérente à notre présence au monde, à notre « là », celle, insondable de notre origine. La singularité est le coeur même d’une indémêlable intrication de la chair et du langage – le coeur même du mouvement intotalisable de « différance ». Elle est le « lieu » où le langage, irrémédiablement, se marque. De cette singularité d’un dire, on ne peut jamais que témoigner ; le langage ne peut jamais la ressaisir comme un contenu, comme un dit, pour reprendre une distinction de Levinas. C’est pourquoi, contrairement à ce que l’on reproche souvent à la déconstruction – « il n’y a rien en dehors du langage » -, Derrida dira que celle-ci s’élance toujours vers l’au-delà ou l’en-deçà qui palpite dans la nuit du langage. Mais cette recherche, assurément, se déploie dans l’élément du langage, et non par un « métalangage privilégié, supérieur » – celui dont la philosophie, souvent, a rêvé. Le philosophe, souvent, « prétend[i]t traverser son idiome en vue d’une sorte de langue universelle et transparente » et considérant « la langue naturelle dans laquelle il parle comme un accident empirique et non pas comme une expérience liée à l’exercice de la pensée. Mais cette dénégation n’est jamais assurée […] Le philosophe doit bien reconnaître que la philosophie n’a pas lieu en dehors d’une langue naturelle. Les concepts dits fondamentaux de la philosophie ont été liés à l’histoire de certaines langues, la langue grecque, la langue allemande, la langue latine ; et il y a un moment où on ne peut plus dissocier le concept du mot en quelque sorte. Quelquefois ce lien entre le concept et le mot importe des métaphores, des tropes, des figures rhétoriques qui, sans être assimilables au concept philosophique, n’en continuent pas moins de le hanter. » La science a fait des réalisations notables dans le déploiement d’un langage non marqué que la philosophie rêve à travers elle. Et ce n’est pas un problème en soi ! Le problème tient davantage à l’extension de cette « universalité anonyme et inhumaine » à la singularité parlante elle-même. « La pensée neutre de l’être neutralise autrui comme étant » – et soi-même comme étant, ajouterai-je. Si tel est le cas, on peut sans doute en conclure que, pour ne pas trahir la fin qu’il se donne, pour ne pas provoquer sa propre clôture, l’universel ne peut que se pratiquer, jamais se dire lui-même.
 
Elisabeth Roudinesco,  dansLe Monde défend la philosophie post-moderne revendiquant ainsi son influence sur la psychanalyse.   Peut-on faire un lien entre les deux disciplines ? 

Octave Larmagnac-Matheron: Ces ponts existent (Derrida, d’ailleurs, se réfère à Freud lorsqu’il explique l’origine de la déconstruction). Ils sont, à mon avis, particulièrement intéressants en ce qui concerne l’approche déconstructive de la subjectivité et de l’identité. Derrida indique explicitement que la déconstruction passe par « la déconstruction de certains discours métaphysiques sur le sujet constituant avec tous les traits qui le caractérisent traditionnellement : identité à soi, conscience, intention, présence ou proximité à soi, autonomie, rapport à l’objet. » Tout cet attirail conceptuel est, ajoute Derrida, « ordonn[é] autour de l’étant-présent », de cette présence à soi qui s’offre à la saisie, au ressaisissement. Derrida ne dit pas que ces notions ne font référence à rien, qu’elles sont vides, que le sujet n’est rien : « Mon travail ne prétend pas détruire le sujet ; il tente au contraire de le restituer. […] Le sujet n’est pas une substance ou une identité métalinguistique, un pur cogito, une pure présence à soi ; il est toujours inscrit dans le langage. […] Une identité, et surtout une identité nationale en philosophie ne se constitue pas hors de l’élément de la langue. » Cette inscription dans le langage introduit en écart, un espacement, une « différance » irréductible de soi à soi, une non-identité au coeur de l’identité. Ce qu’il s’agit de dire, c’est une singularité ; mais les mots pour la dire ne sont jamais miens. Ils me précèdent, et font parler d’autres que moi en moi. La singularité se déploie comme parole, mais elle ne peut jamais se faire thème d’une parole sans se muer en un fétiche. Les paroles qui la disent la trahissent aussi bien. « Aucune identité à soi ne peut se refermer sur elle-même. […] L’identification est une différence à soi, une différence (d’)avec soi. […] Chaque fois [qu’une] identité s’annonce, chaque fois qu’une appartenance me circonscrit, si je puis dire, quelqu’un ou quelque chose crie : attention, le piège, tu es pris. Dégage, dégage-toi. Ton engagement est ailleurs. » Derrida s’efforce d’éviter « une certaine fermeture — saturée ou suturée — de l’identité à soi, une structure encore trop étroite de l’identification à soi ». D’éviter la réinscription de la singularité dans des identités, des essences naturalisées, qui convertissent l’interrogation ouverte du « qui » en un monologue s’emparant du « quoi » de l’être. La singularité est une « voix » qui « parle autrement, à la veille de toutes ces assignations violentes, plus à venir encore ». Elle est, dans une certaine mesure, la voix du marrane qu’« est » Derrida, la voix du Juif qui ne dit pas même sa judéité : « le marrane est […] absolu au sens où il est toujours autre que soi, et qu’il se propage par son altérité infinie. […] La contiguïté du marrane et de ses autres porte en elle la possibilité d’une contagion générale étrangère à toute exemplarité. »

Jacob Rogozinsky, dans Le Monde aussi,   affirme d’un coté que Derrida cherche un indéconstructible, du coté de la justice et d’une démocratie à venir. Le colloque ne rate-t-il pas au fond ces questionnements éloignés des concepts de « genre » ou de « race » ?  

Octave Larmagnac-Matheron: C’est effectivement une dimension essentielle de la déconstruction – la raison pour laquelle elle est tout le contraire d’un relativisme radical, ou d’un scepticisme généralisé, ou d’un nihilisme, comme on l’entend souvent. Derrida le répète inlassablement : la déconstruction n’est « ni négative, ni nihiliste. […] La “déconstruction” n’est pas un enfermement dans le néant. Elle est ouverture à l’autre. […] Pour moi, elle accompagne toujours une exigence affirmative, je dirai même qu’elle ne va jamais sans amour. […] Je ne veux pas dire que déconstruire est une affirmation du sujet ou du soi. Je veux dire que la “déconstruction” est, en soi, une réponse positive à une altérité qui nécessairement l’appelle, la somme ou l’encourage. » C’est, précisément, cette irruption d’Autrui qui produit, en moi, un « des-inter-essement » (Levinas), un écart à moi-même, un arrachement. « Le Moi ne peut engendrer en soi l’altérité sans la rencontre d’Autrui ». Mon individualité « se disloque ou se divise en se rassemblant pour répondre à l’autre, dont l’appel précède en quelque sorte sa propre identification à soi, parce qu’à cet appel je ne peux que répondre ». La singularité de l’autre m’interpelle, me convoque, me requiert – non seulement par la rencontre, mais depuis l’abime du langage lui-même, où son absence résonne encore. La singularité de l’autre en appelle à ma responsabilité, m’assigne une responsabilité : celle de faire en sorte que « la langue de l’autre ne souffre pas de la mienne, me souffre sans en souffrir, reçoive l’hospitalité de la mienne sans s’y perdre ou intégrer ». C’est en ce sens que Derrida dira de la déconstruction qu’elle est « justice ». Justice qui « s’adresse toujours à des singularités », à des « existences irremplaçables ». Justice qui excède toujours, à l’infini, la norme générale du droit, et le pousse à s’interroger et se dépasser en un mouvement jamais achevé. « La déconstruction en appelle donc à un autre droit ou plutôt se laisse appeler par lui, un droit plus exigeant encore, prescrivant, autrement, plus de responsabilité. » Raison pour laquelle Derrida parle de « démocratie à venir », qui ne peut se refermer, parce qu’elle est ouverte à « l’événement » absolu, à « l’irruption du tout-autre » – irruption toujours un peu « monstrueuse », dérangeante, destabilisante, parce qu’elle ne ressemble à rien. Il n’y a pas de déconstruction sans cet appel de l’autre : « la “déconstruction” est, en soi, une réponse positive à une altérité qui nécessairement l’appelle, la somme ou l’encourage. La “déconstruction” est par conséquent vocation — réponse à un appel. L’autre, en tant qu’autre que soi, l’autre qui s’oppose à sa propre identité […] invoque et provoque nécessairement le sujet avant que le véritable questionnement ne puisse commencer. » Le contraste parait évident avec ce que l’on nomme « wokisme », et ce qu’on lui reproche en général : son narcissisme de l’identité, son égotisme impénitent. La critique n’est pas dénuée de sens. La rhétorique de l’identité est importante dans les mouvements sociaux contemporains – comme dans la frange d’extrême-droite qui, sorte de symétrique inversé, les clouent au pilori. Mais je ne généraliserai pas. L’interpellation de l’autre est absolument centrale, par exemple, dans l’oeuvre de bell hooks. Et, dans une certaine mesure, l’intersectionnalité est encore un exercice de décentrement, un détour par l’autre qui permet au sujet de resituer sa propre position.

Emmanuel Faye, dans  Le Monde aussi, met en relief que le colloque escamote l’inventeur du concept qui n’est autre que le philosophe nazi Martin Heidegger, comme est-ce possible ? 

Octave Larmagnac-Matheron: Effectivement, la déconstruction est une « traduction déplaçante » qui reprend deux concepts heideggerien – Destruktion et Abbau. Et effectivement, cette dimension de la question ne semble pas avoir suscité l’intérêt des intervenants du colloque de la Sorbonne. Alors même que, dans une certaine mesure, le geste de Heidegger se veut beaucoup plus radical que celui de Derrida, en matière de mise en branle de la traduction occidentale. Heidegger cherche, par la désobstruction des couches d’interprétations successives, à revenir à la pureté de la question inaugurale qui a donné le coup d’envoi de la philosophie, et que la philosophie, dans son histoire, n’a cessé de recouvrir jusqu’à la faire entièrement oubliée : la question de l’être. Heidegger est convaincu d’un destin de la philosophie qui conduit, au bout du compte, à l’épuisement des possibilités de la métaphysique et à l’avènement d’un nouveau commencement, qui « sauvera », si l’on peut dire, l’humanité de son enfermement dans la métaphysique. Les soubresauts de la métaphysique (le « wokisme » compterait assurément au rang de ces soubresauts pour Heidegger) sont le baroud d’honneur d’une tradition comme malade d’elle-même, dont il faut espérer le renouveau. Derrida ne croit pas du tout à ce genre de dépassement, de « saut », qui est aussi bien un retour fantasmé aux origines. Le tropisme antimoderne est difficilement discutable. « Il a été clair dès le départ, au contraire, que la mise en question déconstructrice porte avec insistance sur et contre une telle mytho-radicologie fondamentale », répliquera Derrida. Derrida ne pense pas la déconstruction sur le mode d’une rupture, il ne l’inscrit pas dans une histoire structurée par « des périodes, des époques ou des revolutions, des mutations, des émergences, […] des coupures, […] des paradigmes ». Il ne cherche pas à trier le bon grain de l’ivraie. Il n’espère pas cette « purge » qui est pour Heidegger – mais aussi, je crois, pour une partie des antiwoke – la seule issue possible. Le wokisme, quel que soit le sens que puisse bien avoir ce mot s’il en a un, et quoiqu’on en pense, fait partie de ce tissu de voix qui composent la tradition occidentale. Espérer « en finir » avec le woksime, le réduire à une dérive, à une scorie « non essentielle » – signe d’une dégénérescence ou d’une contamination par des influences étrangères (américaines, en l’occurrence) – c’est entretenir le discours monologique dans lequel la tradition prétend fixer son identité et raconter son « destin ». Heidegger, dans une large mesure, entretient ce monologue métaphysique. Certes, il inaugure une forme de décentrement du sujet, requis par l’appel d’une altérité, où s’origine la parole. Mais cette altérité est toujours une : c’est l’altérité de l’Être. Comme l’a montré Levinas, le dépassement qu’il annonce reconduit un « primat de l’ontologie », qui occulte inévitablement la singularité d’autrui – de la pluralité des autrui. La lecture de Levinas, sa critique de l’autochtonie, de l’enracinement, et de l’authenticité propre au discours ontologique, comptera beaucoup pour Derrida. Je ne m’étonne pas tellement que les intervenants du colloque de la Sorbonne, dont on peut dire je crois sans choquer qu’ils sont pour l’essentiel conservateurs, ne se soient pas intéresser à cet aspect de la question.

Stéphane Domeracki, dans  L’Humanité, rajoute que ce colloque fait même le jeu de la déconstruction empêchant tout débat sur la question de la pensée d’Heidegger, Blanquer et Zemmour roulent-t-ils donc pour les wokisme ? 

Octave Larmagnac-Matheron: Du wokisme, je ne sais pas. Mais assurément, les débats à mon avis assez stériles qui monopolisent la discussion sur la déconstruction, ne sont pas propices à une véritable explication avec la déconstruction, avec ce qui, dans la déconstruction, peut légitimement interroger : le rapport qu’elle entretient avec Heidegger. L’ampleur du nazisme de Heidegger est aujourd’hui très bien documentée. Pas un nazisme « opportuniste » : il y a manifestement une volonté, chez Heidegger, de dégager le sens « spirituel » du nazisme, de pousser le nazisme jusque dans ses plus extrêmes possibilités qui coïncident avec celle de la métaphysique occidentale. Le nazisme occupe une place particulière dans le récit destinal élaboré par Heidegger. Est-ce une raison pour ne pas le lire, ou le lire exclusivement sur le mode du rejet ? La question est plutôt, à mon sens : est-ce même possible ? L’héritage de Heidegger, absolument décisif en France, est incontournable si l’on veut comprendre l’espace philosophique qui est le nôtre. Qu’on le veuille ou non, pour le meilleur et pour le pire, la voix de Heidegger fait partie de cette « polyphonie tressée qui s’enroule en chaque voix ». Elle a ouvert – parfois contre elle-même – de très importantes discussions, et des pistes philosophiques décisives, à commencer par la lévinassienne, dont il serait très dommageable de se « passer » (si cela était possible). Prendre acte de ce fait ne revient absolument pas à être complaisant. Derrida, sans doute, s’est parfois laissé gagné par la fascination de l’hermétisme heideggerien, qui attire inévitablement, par son obscurité, la déconstruction dont l’ambiguïté est comme le terrain de prédilection. Il pourra écrire, alors, qu’« il n’y a pas de textes philosophiques antisémites de Heidegger ». Mais d’autres passages sont beaucoup plus critiques : « je crois à la nécessité d’exhiber, si possible sans limites, les adhérences profondes du texte heideggérien (écrits et actes) à la possibilité et à la réalité de tous les nazismes ». Je ne crois pas que les « déconstructueurs » se réjouissent de ce que le colloque de la Sorbonne attire ailleurs la discussion sur ce point important.

Pensez-vous que ce débat ne fait que commencer ? 

Octave Larmagnac-Matheron: Celui sur le wokisme : espérons que nous en voyons bientôt le bout ! Il est impossible de « débattre » à proprement avec une catégorie aussi vague que l’était, il n’y a pas si longtemps, l’islamo-gauchisme (un autre terme prendra certainement le relais quand le wokisme aura lassé). On ne débat pas avec un épouvantail qui sert seulement de repoussoir. Il y a certainement des discours et des pratiques problématiques aujourd’hui, mais on ne résout à mon avis rien en amalgamant les voix. Débattre suppose d’entrer dans la complexité, ce qui est précisément l’horizon de la déconstruction. De la déconstruction, j’espère donc que l’on parlera encore longtemps – si tant est que ce débat ne se résume pas à la caricature, celle par exemple d’un ministre de l’Education nationale comparant les postmodernes à un virus. La déconstruction est un remède aux simplifications qui minent la parole publique.

Voir aussi: L’interview d’Emmanuel Faye et Elizabeth Roudinesco, Sources et héritage de la déconstruction sur France Culture, dans l’émission SIgnes des temps de Marc Weitzmann.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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