Heidegger Babies: la Vérité sur son éditeur, le Pr. FW von Herrmann
Stéphane Domeracki, enseignant au lycée Galatasaray d’Istanbul. Auteur de Heidegger et sa solution finale et des Nouveaux essais sur l’entendement inhumain, propose un droit d’inventaire de l’œuvre d’Heidegger et des écrits qui minorent sa violence. À paraître : 100 reproches à Jackie Derrida. Spectres de Heidegger , une relecture des œuvres de Gérard Granel, Reiner Schürmann ou Jean-Luc Nancy, à l’aune des derniers volumes de la Gesamtausgabe, par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, co-auteur avec Francesco Alfieri de La vérité sur ses cahiers noirs, publié par Philippe Sollers, aux éditions L’infini,
Retour sur les malversation du dernier assistant de Heidegger, Friedrich Von Herrmann
Le 2 août 2022 fut annoncé le décès de celui qui fut le dernier assistant de Martin Heidegger, Friedrich-Wilhelm Von Herrmann. Depuis 1972, il était désigné pour appliquer ses consignes secrètes pour l’organisation de son œuvre dite intégrale, la Gesamausgabe, dont les derniers volumes ne devraient plus tarder. Mais déjà, de nouveaux écrits hors édition dite intégrale sont annoncés, ne serait-ce qu’un traité au nom ubuesque, Megiston. Il co-participe donc à la publication de ces écrits tronqués, dont certains passages sont délibérément censurés pour tromper. Il est toutefois présenté comme celui ayant mené à bien une mission de « superviseur scientifique » de cette édition, ce qui ne manque pas de sel si chacun veut bien se rappeler que « la science ne pense pas. » Et du reste, le caractère scientifique, scrupuleux, philologiquement parlant de cet ensemble, est tout à fait douteux, de toute façon.
La carrière de ce monsieur a commencé en 1961, avec une thèse de doctorat, dirigée par Eugen Fink, portant sur « l’auto-interprétation de Martin Heidegger. » Or, ne serait-ce que le volume contenant les auto-relectures de Sein und Zeit par le penseur dans les années trente a été publié dans les années 2000. Il s’agit presque de l’acte fondateur de tous les travaux de ses admirateurs depuis cinquante ans : prétendre proposer des écrits d’expertise en n’ayant pas accès à tout le corpus. Ou bien alors ils y avaient accès, et alors, cela signifie qu’ils étaient mis au parfum concernant les textes les plus infects, mais devaient jurer de ne pas en dire un mot. Dans tous les cas, Von Herrmann faisait partie du cercle des très proches cooptés, qui, comme le peu regretté François Fédier en France, étaient volontaires pour mener à bien une entreprise de malversation intellectuelle durable, par laquelle la sigétique heideggerienne faisait son trou. Les dommages causés par de telles activités sont considérables, de tels auteurs étant régulièrement pris au sérieux et pour leur érudition d’apparat, et pour leur proximité magique au maître. Leur carrière repose à chaque fois sur un mélange d’admiration et de soumission pour cet auteur surnazi (comprendre : dont le nazisme trouvait les nazis effectifs trop mous) : ils produisent moults volumes au mieux acritiques et hagiographiques, au pire complètement dithyrambiques et mensongers; dans son cas une quinzaine d’opus et toute une nébuleuse d’articles et conférences pour célébrer celui qui trouvait nécessaire de criminaliser la « juiverie ». De toute évidence, les heideggeriens « orthodoxes », de stricte obédience, peuvent juste paraître ridicule, désormais, la situation éditoriale révélant avec une lumière trop crue l’ampleur du naufrage de leur prophète. Mais quelques hommages sont distillés pour rendre hommage au travail académique de F-W Von Herrmann, pour la simple raison que certains confondent l’acribie nécessaire au vrai travail philosophique avec des formes d’allégeance perpétuelles, et les revues scientifiques deviennent alors des rubriques nécrologiques ou des livres d’hommages.
Un essai négationniste cosigné avec Alfieri : La vérité sur les cahiers noirs
Nous ne pouvions que nous amuser du titre de l’ouvrage si journalistique, ce qui ne manque pas d’ironie : « toute la vérité sur.. »! Révélation exclusive! Comme il se doit, les rédacteurs ne manquent pas de multiplier les pointes censées être sarcastiques à l’encontre des lecteurs critiques de leur idole comme à l’encontre des journalistes, ce qui est toujours une façon maline de se mettre les lecteurs « philosophes » dans la poche, beaucoup étant acquis d’avance à la critique du journalisme, sans égards bien sûr pour son rôle primordial en démocratie. Le Maestro de Brest Pascal David commet une postface, dans laquelle incite à traduire Judentum par « génie juif » : il serait loisible d’éclater de rire si le sujet n’était pas aussi grave.
La vérité sur les Cahiers noirs : un tel titre prétend donc nous expliquer le fin mot d’un ensemble de notes décrétées marginales – en les mettant bien à part du reste des œuvres. Or, tout montre au contraire qu’il n’y a aucune distance entre les traités ésotériques comme les Beiträge ou L’histoire de l’être et ces carnets, les deux s’entre-alimentant bien au contraire. Que Von Hermann ait cru bon de tenter un tel cordon sanitaire en dit surtout long sur le caractère désespéré de sa démarche, tant même une lecture en diagonale suffit à en montrer l’inanité. Mais les tentatives de minoration comme celles d’euphémisation sont au fondement même de toutes les carrières universitaires ou non qui se sont faites à la file de cette métapolitique de l’extermination. Les horreurs qui se trouvent dans les Cahiers noirs sont du reste bien devenues des volumes de la Gesamtaugabe, dans les derniers volumes, comme s’ils étaient plus ou moins son dernier mot, ses dernières consignes. L’essai de Von Hermann et Alfiéri est une aberration, un délit d’initié, avec faux et usage de faux : traductions approximatives et orientées, textes tronqués, et surtout, oubli volontaire de tous les renvois aux traités ésotériques : le but étant, c’est patent, de chercher à les protéger.Je n’ai pas lu une ligne concernant l’important tome 69, en particulier le passage censuré par le fils Heidegger et Peter Trawny, lequel est décisif : celui où Heidegger s’interroge sur la « prédestination particulière de la communauté juive mondiale au crime planétaire ». Bien plutôt les deux auteurs cherchent à appuyer les critiques violentes contre l’Américanisme et la chrétienté – comme si elles n’étaient pas intimement liées dans le dispositif « historial », « destinal » de la pensée de l’être (Seyn) Alfieri et son acolyte nous intiment de ne comprendre des passages entiers des Cahiers noirs qu’à partir d’autres passages des Cahiers noirs, dont ils multiplient les traductions alors même que, par ailleurs, ils exigent de tout lecteur « probe » de ne les lire qu’en connaissant tous les autres volumes précédents. Mais comme c’est curieux, ils n’y renvoient jamais. C’est pourtant l’unité de la pensée suprémaciste de Heidegger qu’il faut comprendre. Par exemple, nous allons le voir ne comprendre l’expression « principe barbare » qu’à partir d’autres occurrences de ce terme, en arguant qu’ils ne se trouvent pas dans les autres volumes de la GA : tactique minable mais qui peut sembler judicieuse pour défendre sottement les autres volumes plus indirects dans leurs attaques antisémites. On imagine le brainstorming intensif pour trouver un moyen de montrer qu’en ces passages, Heidegger n’appellerait pas en vérité à une cessation des « demi-mesures » dont il accusait les nazis lors des années trente, où il estimait leurs tergiversations trop mollassonnes à son goût.. Le propos grotesque de Fédier, lors d’une confrontation avec Faye, selon lequel « barbare » ne serait pas un terme apologétique, a donc encore de beaux jours devant lui. Von Hermann et son ami italien se sont posés en continuateurs. Il a même été tentant pour lui de se poser en interlocuteur privilégié – au même titre que Barbara Cassin qui semble ne s’être jamais remise de sa rencontre avec le maître ; ainsi Von Hermann nous incite à lire sa correspondance moisie avec son idole, laquelle n’apporte strictement rien aux enjeux véritables des Cahiers noirs. C’est plus fort qu’eux : il y a même une photo, presque dédicacée, dans le plus pur style 52 photographies de Heidegger par Fédier. Le phénomène des groupies n’est pas propre qu’aux stars du Rock. Les heideggeriens se serrent les coudes dans l’adoration, et nous prennent même pour des imbéciles en faisant semblant de se quereller ; ça et là dans l’essai, quelques piques à Peter Trawny, – d’autres juste de circonstances à Di Cesare ou Faye; il ne s’agit que de donner l’impression de ne s’en prendre qu’à celui qui a bien mal joué le rôle du renégat, lequel ne propose pas les critiques les plus structurées et approfondies : un adversaire commode, en somme. Les écrits de Trawny constituent un tel false flag permettant de ne pas répondre aux vraies critiques.
Von Herrmann et Alfieri sur le nazisme comme principe barbare
Ceux qui connaissent quelque peu la longue histoire du cas Heidegger connaissent une scène assez fameuse de la confrontation qui avait eu lieu, dans l’émission télévisée Bibliothèque Médicis, entre François Fédier et Emmanuel Faye, reçus par le journaliste Elkabbach : on pouvait assister, médusés, à l’évocation par le premier, pour la première fois, de mystérieux Cahiers noirs, où Heidegger – le mythe était lancé- ne cesserait de faire montre de sa fameuse résisance spirituelle envers le nazisme, que son traducteur satisfait n’avait pas hésité, à l’époque, à rendre par la traduction socialisme-national. Un passage en particulier était scandé sur un ton triomphant : Heidegger critiquerait le nazi comme étant mû par quelque principe barbare. Emmanuel Faye avait eu l’intelligence de rapidement poser la question de savoir si la locution était bien péjorative sous sa plume – et Fédier de répliquer, indigné, comme si cela était évident, que cela est bien entendu!…La seule certitude, c’est que la même impression que cela va de soi va nous être assenée par Alfiéri, dont la fonction, au nom de tout le corps professoral de bon aloi, est de nous montrer, même si cela va de soi, que Heidegger, en aucun cas, n’oserait faire l’apologie du nazisme, en particulier d’un nazisme authentiquement lié à quelque mission que ce soit, qui serait bien plus louable que, mettons, un national-socialisme qu’il jugerait vulgaire. Commençons par situer la pénible tentative de blanchissement par Alfiéri; elle se situe seulement entre les pages 125 et 130 – elle est expédiée dans la partie de l’ouvrage où il cherche à traiter à part tous les passages qui porteraient, suppose-til, sur le national-socialisme; sous-entendu : si le mot n’apparaît pas, c’est qu’il n’en serait pas forcément question. Or, puisque Heidegger écrit toujours par allusions, à mots couverts quand il critiquait très spécifiquement le régime effectif, dans les années trente, ne serait-ce que pour ne pas finir à Dachau en cas de perquisition; nous ne pouvons donc souscrire à ce premier Diktat herméneutique, le même que celui qui concerne le judaïsme, du reste, dont ce genre d’auteur se proposent complaisamment de considérer qu’il n’y aurait qu’une dizaine de thématisations dans les Cahiers noirs et les autres écrits de ces années-là. Quiconque a lu sérieusement Heidegger sait pertinemment que c’est l’auteur qui use (et abuse) le plus de clins d’oeils permanents, sachant bien que sa visée ultime impliquerait une discrétion extrême de la part des protagonistes. Alors, même s’il s’agit d’analyser, et en cela, effectivement, de trier par types et thèmes les écrits d’apparence déstructurés de ces années-là, cela signifie surtout qu’il faut relier entre les textes pour déplier leur sens. Alfieri ne se gêne pas pour faire son petit assortiment, nous allons en faire autant, et chacun se fera son impression. Mais étudions d’abord ses propositions – – impositions, puisqu’il décrète que quiconque ne suit pas ses interprétations déchoierait de ses reponsabilités de philosophe, rien de moins. Dans son essai, le passage portant sur le principe barbare est précédé par un autre, non moins douteux, sur lequel toutefois Alfiéri passe très vite, où il est pourtant écrit de façon décisive que le nazisme peut: « contribuer à établir une nouvelle position foncière à l’égard de l’être » (Seyn) Rien de moins. Au même titre, disons, qu’Aristote, Leibniz ou Nietzsche. Sachant que le dernier terme, Seyn, constitue littéralement le Graal, le référent-maître de sa pensée, qu’il n’y a pas plus mélioratif sous la plume de Heidegger, on comprend pourquoi notre herméneute-en-chef déguerpit au plus vite face à la difficulté insurmontable pour sa démonstration pro domo, et se hâte de passer au cas de la barbarie, pressé qu’il est d’exhiber ses petites trouvailles, lesquelles permettraient d’exonérer son héros. De ce passage, donc, pas un mot, Alfiéri ne cherchant pas franchement à voir comment un régime appelant au meurtre des Juifs pourrait, de quelque façon que ce soit, apporter de quoi surmonter l’ontologie propre au premier commencement pervertit par l’helleno-judéochristianisme. Il se dépêche plutôt vers le fameux :
« Le nazisme est un principe barbare. Telle est son essence propre et son éventuelle grandeur » (Grösse)
Dans mon ouvrage Heidegger et sa solution finale (p.90), j’avais choisi de traduire plutôt par potentielle grandeur, au sens où, clairement, Heidegger a attendu quelque chose du nazisme, même s’il l’a vite accablé de ses sarcasmes privés. N’oublions jamais que dans la republication après guerre, en 1953, d’Introduction à la métaphysique, il a bien sauvegardé le propos final sur la mission intime du nazisme (même s’il semblerait qu’il manque la dernière page du cours dans le manuscrit…) Le choix du terme Eventuelle a la même fonction que la plupart des autres tentatives d’Alfiéri tout au long de son ouvrage: euphémiser, à n’en plus finir.
Mais l’opération de prestidigitation a lieu en un éclair, il s’agit donc d’être attentif, lorsque notre interprète se hâte de cacher la poussière sous le tapis :
« Il faut commencer par noter que la tournure « le national-socialisme est un principe barbare » n’apparaît pas ailleurs dans les écrits de Heidegger » (p.125)
Ce qui est tout simplement faux, à moins, bien entendu, de décréter que les lettres privées de Martin Heidegger ne sont pas des écrits. Et ils seraient nombreux, en particulier le postfacier-pianiste Pascal David, à être tentés de vouloir expulser les lettres des oeuvres de Heidegger. Or, ce serait là un acte grossier de dénégation, surtout que ce dernier a traduit et publié les lettres à Hannah Arendt, intégrées à la prestigieuse collection Gallimard Bibliothèque de philosophie comme celles à Blochmann – – ce qui ne sera pas le cas des Cahiers noirs, qui le seront à la collection L’infini, comme pour les mettre à part, alors qu’il s’agit bien d’authentiques volumes voulus dans la Gesamtausgabe. La liste des malversations éditoriales devient vertigineuse. L’expression douteuse qui nous intéresse ici se trouve bien dans une lettre décisive de la correspondance entretenue avec le sémillant Kurt Bauch. Ce charmant nazi spécialiste d’histoire de l’art, résidant en Hollande mais traitant, dans une lettre, les Néerlandais de harengs, -sans que son correspondant ne s’en offusque le moins du monde- a pu recevoir des mises au point décisives de son Heidegger, notamment en ce qui concerne l’usage d’un Deckname comme Seyn. Ici, la locution est reprise mais légèrement déplacée, dans un extrait de correspondance qu’Alfiéri et ses acolytes connaissent forcément:
« Le nazisme serait beau en tant que principe barbare – mais il ne devrait pas être aussi bourgeois » (lettre du 7 juin 1936)
J’ai souligné à dessein l’expression employée, car, nous verrons, cela sera décisif pour nous amener à faire ce qu’il conviendra face à la tentative de l’interprète : un soulèvement d’épaule. Il cherchera en effet à jouer sur le sens du mot Grösse, grandeur, en montrant que ce terme étant par endroit péjoratif sous sa plume, alors il ne s’agirait pas d’être dans l’appréciation de la mission interne du régime. Mais nous y reviendrons. Contentons-nous pour l’instant de constater la cohérence de Heidegger, lequel s’en prend régulièrement au libéralisme des agents nazi, dont il déplore les tendances frileuses, petites-bourgeoises, à la demi-mesure y compris avec ses amis, voire son propre frère. Mais revenons au pas en retrait de notre interprète de l’université de Latran, consistant à ne surtout pas prendre en compte les textes mettant en danger son montage à décharge. Fort de son décret, il peut se proposer une méthode de travail pour le moins révolutionnaire, consistant à chercher les autres occurrences du mot barbare dans les Cahiers noirs, parce que, oui, c’est bien entendu, cela va de soi, la compréhension de son usage ici en serait forcément facilité. Et – divine surprise!- les usages de ce terme auraient tendance à le disculper, ou en tout cas à bien montrer tout le mal qu’il pense, c’est bien entendu, du nazisme. Bon. Ce n’est peut-être pas aussi simple et commode que le souhaite ardemment Alfiéri, nous allons le voir. Las : lorsqu’il se hâte d’évoquer un extrait provenant volume 95, Martin Heidegger consigne par exemple que« le sérieux de la pensée n’est pas l’affliction et la récrimination sur des temps prétendument mauvais et sur une barbarie menaçante » nous n’avons pas franchement l’impression que Heidegger ressente quelque gêne que ce soit à l’égard du principe barbare évoqué plus haut, et du péril que ferait peser le déploiement de la barbarie dans divers camps disséminés dans le Reich. Il m’a même tout l’air de lancer là une invective à l’encontre de ceux qui, quelque peu effeminés, seraient refroidis par les rumeurs d’actes de barbaries qui n’ont pas manqué d’être évoquées ça et là pendant les années trente. Et si Alfieri ne choisissait pas à dessein les passages qui l’arrange, afin de perpétrer la légende grotesque d’un Heidegger résistant il aurait pu évoquer celui-ci, absent de ses interprétations, et pourtant bien présent dans le volume 94 des Cahiers noirs sur lesquels il prétend se focaliser :
« Le plus grand danger n’est pas la barbarie et la décadence, car ces états peuvent conduire à une plus haute issue – et ainsi à une situation d’urgence. » (GA94, p.330)
Loin de déplorer la torture de civils, la déportation de familles entières, et la multiplication des crimes odieux, Heidegger y voyait au contraire une voie vers la transition vers ce nouveau commencement dont il rêvait tant, lui qui mettrait fin à l’engeance judéo-chrétienne; à ses yeux, seule une crise violente permettrait le divorce total, sans quoi celle-ci se perpétue sous d’autres formes, dont le nazisme vulgaire en serait paradoxalement une forme insigne. L’expression plus haute issue est bien cohérente avec l’extrait de lettre à Bauch évoqué plus haut, et cadre surtout avec le topos du surpassement de la métaphysique qu’il perpétuera tranquillement après guerre, par exemple dans les extraits rassemblés dans Essais et conférences sous le nom de Dépasssement de la métaphysique. La suite du passage stipule que « Le plus grand danger est la médiocrité ambiante et l’ordonnancement uniformisant avant tout – que ce soit sous la forme de l’activité la plus vide, aussi bien que celle apparemment convenable, – mais qui ne participe de rien de plus que de l’honnêteté requise. » Bien entendu, il ne s’agit qu’un de ces très nombreux témoignages où nous voyons Heidegger fulminer contre la tendance à la demi-mesure (Halbheit) du régime national-socialiste pendant les années où la solution finale n’était pas encore mise en œuvre, et où il déplore benoîtement le fait que les autorités ne lui ont pas prêté l’attention qu’il est persuadé de mériter de la part des autorités, des SA et autres SS, lesquels, bizarrement, n’en avaient cure. Mais il s’agit surtout pour lui de se plaindre du manque de radicalité ambiante, lui qui s’attendait à une violente rupture avec ce qui avait cours avant l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Le rationnel-socialisme (l’expression rageuse est de lui, ratio suggérant encore le calcul, l’escompte, l’enjuivement) des divers protagonistes officiels le fait enrager, tant il n’atteint pas encore l’objectif final qui seul permettrait de larguer les amarres loin du judéo-christianisme, mais au contraire continue de consacrer son esprit enjuivé de comptabilité. Partout, il ne voit à l’œuvre que la médiocrité, comme dans cet extrait plus tardif du volume 96, pas cité non plus – c’est ballot- par Alfiéri :
« Le vraiment dépaysant qui doit monter à l’époque de l’achèvement des temps modernes, c’est-à dire de la découverte, conquête et maîtrise de la terre, est le gigantesque de la médiocrité en tout. Ainsi, chacun est protégé mais est aussi en même temps utilisé comme moyen du pouvoir. La « culture » (qui est même déjà une formation moderne) et la « barbarie » valent autant, indépendamment de leurs différences, l’une tenant lieu de l’autre. À partir de là, tout le passé est en conséquence recalculé de façon à exprimer les « buts » « posés » du « futur ». Ainsi, cette crainte se grave dans l’infantilisme qui craint une époque de la « barbarie ». D’autant plus qu’elle ne viendra pas. »(GA96, p. 201)
La barbarie ne semble effroyable aux yeux de Heidegger qu’en tant qu’elle ne se déploiera jamais vraiment, ce qu’il a l’air de vivement regretter, tant, pour des raisons punitives, il aimerait qu’elle soit infligée à ceux qui ne font que renforcer ce qui est selon lui son envers – la culture. Notons au passage qu’il touche ici à une extrémité rouge-brune bien dure à admettte, y compris par moi-même, puisqu’il est difficile de ne pas penser à l’affirmation de Walter Benjamin selon laquelle il n’est pas de témoignage culturel qui ne soit en même temps témoignage de barbarie. Mais pour ne mettre personne mal à l’aise, et parce qu’il n’est pas vraiment question de cela ici, contentons-nous plutôt de songer à ce sinistre nazi qui était tenté de sortir son revolver chaque fois qu’il entendait le mot culture. Le terme est plus violemment attaqué par Heidegger que le mot qui nous intéresse ici : finalement, barbarie semble utilisé en un sens bien plus laudatif que Kultur, terme honni par tout national-socialiste, qu’il soit vulgaire ou spéculatif, comme nous le voyons. Mais Francesco Alfieri, prenant bien soin de ne pas évoquer les textes qui fâchent, préfère certainement vérifier d’autres occurrences de barbarie, en l’espoir de pouvoir noyer tout de même le poisson. Et nous ne pouvons que le féliciter pour son astuce, car c’est relativement bien trouvé, il paraît évident que son montage fera florès auprès de beaucoup de lecteurs qui n’auront pas toujours les moyens de vérifier ses assertions. L’autre passage de GA95 qu’il tient à évoquer stipule:
« La meilleure protection contre le danger […] qu’une telle barbarie de la « pensée » se voie néanmoins contrainte un jour de reculer. » (ibid.)
Si pensée est mis entre parenthèses, c’est très certainement qu’il s’agit de celle auquel le penseur de Messkirch n’accorde pas ce titre de noblesse, ce label, réservé à la pensée ontologico-historiale. Preuve en est qu’il espère que son emprise diminuera. Notons qu’Alfieri propose l’extrait coupé, et qu’il ne le traduit pas in extenso dans les pages où il propose des extraits entiers, permettant vérifications et recoupements orientés, alors que lui, contrairement à moi, étant publié par Gallimard, n’aurait aucun problème de droits. Il cite d’autres courts extraits sur lesquels nous reviendrons, notamment de GA97, et se dépêche d’affirmer qu’il n’y aurait que cinq références, dont une où le mot Barbarei n’apparaît pas – mais je m’étais aussi, dans mon pamphlet, demandé si le terme Entwilderung, que j’avais d’abord rendu par féralisation, puis par ensauvagement pouvait être lié à la barbarie. Cet aspect retiendra par la suite notre attention, puisqu’il sera en effet question d’une certaine sauvagerie, laquelle aurait été pensée comme nécessaire, au coeur même des spéculations de Heidegger. En quête d’extrême, le penseur radical estime que les nazis n’avaient pas pleinement déployé ce à quoi ils étaient destinés, missionés par le destin :
« Plus de demi-mesures et de compromissions qui n’apportent plus rien – nous devons remonter complètement en amont à l’insurrection et ainsi éprouver dans son intimité la sauvagerie et la tourmente. » (GA94, p.174)
Il est tout simplement impossible de faire l’impasse sur ce terme clé, insurrection, Aufstand, pour comprendre quoi que ce soit du rapport de Heidegger au nazisme et au judaïsme – – et du coup encore moins ces propos précis sur la barbarie et/ou la sauvagerie. L’ouvrage que j’ai rédigé il y a deux ans a proposé diverses approches de ce terme auquel je renvoie ici. Pour ce qui nous intéresse, contentons-nous de remarquer que Heidegger, porté par une conviction incapable de la moindre concession, méprise plus que tout les demi-mesures du nazisme des années trente, celui du concordat et des recherches de financement. La sauvagerie n’a pas l’air ici aussi de l’inquiéter outremesure, il semble même l’appeler de ses voeux. : aurait-elle des vertus purgatrices, cathartiques? Se confond-elle avec cet initial qui le fait tant fantasmer, et servirait de contrepoint inespéré contre les affreux raffinement de la culture? Le sauvage est-il ce qui permettrait de résister à la déchéance auquel mène immanquablement l’oubli de l’être, propre à ceux qui n’osent pas l’être, et sont même inaptes à l’oser? Voire qui diffusent un mode d’être favorisant son esquive? Seule certitude : Alfiéri n’en parle pas du tout, ce qui est fort pratique, encore une fois. Comme de procéder à des raccourcis extrêmement rapides; après avoir évoqué deux autres passages où il est question de la barbarie et du nazisme, il se félicite de constater que
« revient le terme « danger »( Gefahr) qui se laisse facilement rattacher au national-socialisme et à sa philosophie dans la mesure où celle-ci suit la « logique » traditionnelle de la pensée commune et des « sciences exactes » »(p.126)
Tout ici est, d’une certaine façon, consternant. Tout d’abord, le terme facilement montre à quel point l’interprète ne s’embarrasse pas avec le lecteur à convaincre, et l’incite à procéder aux raccourcis qu’il se propose lui-même. Alors que le Gefahr, comme de nombreux autres concepts heideggeriens, ne se laisse pas dompter en une tournemain par les tentatives de compréhension, nous apprenons que la critique du nazisme serait ici facile à saisir. Redoublement de la consternation : ce que dit Alfiéri est valide, puisque c’est justement parce qu’il refuse la logique, la validité et la science, que Heidegger critiquerait le nazisme. Consternation au cube : nous voilà amenés à rédiger (ne serait-ce qu’à titre de paraphrase, comme notre interprète) que les délires raciologiques et idéologiques de la peste brune auraient quoi que ce soit à voir avec la logique tradionnelle et les sciences exactes. Nous devrions donc féliciter le grand penseur pour son refus du mouvement criminel de Hitler et consorts- – non parce qu’il fut barbare (il ne le fut à ses yeux, au contraire, pas suffisamment), mais parce qu’il aurait été trop logique et scientifique, ce qui serait le vrai danger, alors que tout ceci aurait été salvateur si cela avait été engagé au nom de l’être! Comme chacun le sait, attaquer la Pologne et brûler des familles juives, passe encore, mais par contre, tomber dans une scolastique digne de Saint Thomas ou privilégier les résultats d’une équipe de recherche du CNRS, c’est là le cauchemar absolu, le danger. Combien de philosophes professionnels vont même applaudir lorsqu’ils vont lire, ô sainte horreur, que les nazis auraient souscrits à une logique propre à la pensée commune ? Goebbels et Heydrich devaient, alors, vraiment être d’odieux personnages – – puisqu’ils n’ont rien compris à Sein und Zeit, le nazisme était vraiment dangereux! D’ailleurs, à bien y penser, puisqu’Emmanuel Faye et moi-même sommes censés ne rien avoir compris non plus à la différence ontologique, eh bien nous voilà plus proches des bourreaux nazis que Heidegger lui-même, irréprochable! La pensée n’aurait rien à voir avec ces criminels nécessaires, contrairement à la philosophie, qui, empêtrée dans la métaphysique, est elle-aussi un humanisme, selon le bon mot de Lacoue-Labarthe. Face à tout ce fatras qui finit par faire système et qui a emporté la conviction de tant de lecteurs, ne reste parfois que l’ironie. Mais, non, il faut toujours opposer la probité et l’acribie contre les montages herméneutiques perpétuant le camouflage philosophique de celui qui se rêvait en éminence grise du nazisme. La barbarie, c’est ce qui pourrait bien heureusement mettre fin à l’éternel retour d’une certaine engeance, que la philosophie, comme la science, comme la pensée commune – – comme tout en fait! – ne fait que la perpétuer. D’où un souhait bien légitime d’y mettre fin, et de refuser toute philosophie nazie :
« Une « philosophie nationale-socialiste » est encore une « philosophie » quand bien même elle sert le « nazisme », claudiquant comme pédanterie pénible derrière lui » (GA94, p.348)
Le contexte est bien sûr celui d’un mépris permanent consigné dans ses carnets par Heidegger à l’encontre de tous ses adversaires-philosophes plus heureux que lui auprès des autorités nazies. Alfieri n’en touche mot, car ces petits persiflages jaloux ne mettent pas franchement en valeur son héros. Jean-Pierre Faye, lui, y avait à juste titre, et tôt, fait référence. Vexé qu’on n’ait pas écouté ses fadaises historiales, Heidegger multiplie les pointes contre les tenants d’un nazisme officiel qu’il met dés lors entre parenthèses, puisque ce n’est que celui vulgaire et effectif qui compose avec le principe de réalité – et la ratio- plutôt qu’avec la radicalité fantasmée d’un surcroît de barbarie ou de sauvagerie dés les années trente. Alfieri croit donc pouvoir noter que le penseur prendrait là ses distances avec, je cite, le patrimoine intellectuel national-socialiste – superbe expression pour désigner les monstruosités juridiques échaffaudées par Hans Frank et consorts. Il se félicite même aux lignes suivantes d’attaques contre un obscur Hans Heyse, censé être philosophe de l’existence et nazi, ce qui, chacun l’aura compris, prouve bien que Martin Heidegger était un résistant spirituel, une sorte de Jean Cavaillès souabe qui aurait pu à coup sûr intégrer La Rose Blanche. Il l’imagine tellement au dessus de la mêlée qu’Alfieri est tout fier de nous citer les extraits où, fanfaronnant cette anti-intraception qu’évoque Adorno dans ses Etudes sur la personnalité autoritaire, Heidegger se vante de refuser tout sentimentalisme, de ne pas s’affliger sur les temps présents et la barbarie imminente, car la pensée remonte aux sources; à contre-courant, le héros invisible n’a au fond que faire de la pulvérisation à venir de millions d’individus, lesquels ont l’audace de ne pas être-le-là, et de ne rien avoir compris à son Hauptwerk. Voilà bien un motif de mépris légitime à l’endroit de ceux qui remplissent, en bourreaux ou victimes, les charniers. Quel grand penseur, si concentré! Sans transition, l’interprète italien saute une dizaine d’années et passe directement aux textes de GA97, mais n’en parle que six lignes, juste pour dire, tout penaud, que c’est trop compliqué, qu’il en parlera plus loin. Il y a bien heureusement, pour notre introducteur, bien plus facile, et il nous le dit:
« Il est aisé d’entrevoir que le fil conducteur qui relie les cinq passages analysés ci-dessus est la « pseudo-philosophie », – élément qui revient souvent en étant référé au national-socialisme et aux « fonctionnaires » de la culture – associée à l’absence de « pensée » (Denken), qui par bien des aspects rapproche le national-socialisme et la modernité » (p.127)
En un clin d’oeil, Francesco Alfieri vient de siffler le rappel de tous les professionnels de la philosophie qui liront son chef d’oeuvre commun avec von Hermann : quiconque ne serait qu’un littérateur, un journaliste, ou quelconque autre technicien de la culture ou de l’historicisme serait associé avec Eichmann et d’autres à tout autre fonctionnariat ou esclavage de l’étant et de la nonphilosophie, fut-il celui des machines de mort. La cause? Ne pas avoir assez fait de philosophie – si ce mot convient pour désigner la pensée heideggerienne, qui seule est valable, cela va de soi – ne pas avoir de philosophie, ce serait la cause du pire, notamment de toute dérive toujours insuffisante vers la barbarie. Petit malaise tout de même pour ceux qui ont vraiment lu les Cahiers noirs et qui se souviennent pourtant que Heidegger a pu écrire : « « Ma philosophie » – au cas où l’expression stupide serait utilisée » (GA97, p.156) Alfieri n’évoque évidemment pas ce passage, et préfère conclure triophalement : il pense avoir trouvé le sens, dés lors, de l’expression principe barbare : il désignerait une propension (au fond fort commune, et le mot est faible) à ne pas écouter Heidegger, c’est à dire à manquer la pensée de l’être. La proposition de Père Alfiéri-Ubu a ceci de fûtée qu’il est certes vrai (au sens de valide, cela va sans dire) que Heidegger voit bien dans le nazisme une version parmi d’autres d’empêtrement dans la modernité technique, autrement dit dans la machination mondiale appendice du premier commencement perverti par le judéo-christianisme. Le barbare étant l’étranger, le nazisme effectif serait une version maximisant un égarement ancien, et sa propension à la Mischung. Mais c’est là ce qu’Alfieri ne saurait voir : que Heidegger a pu méditer cette maximisation de l’égarement comme une chance, un instant historial pouvant permettre la décision, au sens où là où croît le danger, augmenterait aussi ce qui sauve. C’est parce que les nazis intensifieraient ce qu’aurait de pire l’enjuivement ancestral, qu’ils seraient en mesure d’en pousser la criminalité dans ses ultimes retranchements, favorisant le passage, la transition vers le nouveau commencement. Donc si Heidegger évoque bien le nazisme comme un principe barbare, c’est à la fois pour le déplorer et le célébrer selon le contexte et l’humeur: d’abord en en rappelant son origine toujours douteuse et détestable – – et d’autres part pour en évoquer le caractère salvateur, puisque le pire déracinement concernant le peuple le plus sombre et enraciné, la violence de son versement forcé dans la modernité amènerait potentiellement l’évènement enfin dé-cisif appelé de ses voeux par Heidegger. Puisqu’il s’agit de régler son compte à ce qui surdétermine l’avènement de l’ère technique – – par un usage immodéré de la technique elle-même – technique étant un doux euphémisme désignant à chaque fois l’élément judaïque souverain, honni, et salavateur; chacun pourra imaginer de quelle solution – finale- il pourrait s’agir. Mais pour cela, il faudra cesser de fantasmer Heidegger en espèce de héros philosophique dont l’exigence de méditation pure le tiendrait à distance avec un nazisme qui lui demeurerait extérieur : ce truisme bien franco-italien a fait long feu, du moins auprès de ceux qui souhaitent maintenir une distance critique. Le délire apologétique d’Alfiéri a beau se parer des beaux atours d’une soi-disant lecture interne de la spéculation ontologico-historiale, il ne résiste pas au discernement de ceux se doutant que même si le lien de Heidegger au nazisme et à l’antisémitisme est tortueux, il n’en est pas moins réel et sournoisement laudatif. Il y a bien trop d’extraits gênants pour la lecture d’Alfiéri, et si je ne nie pas que quelques textes curieux des Cahiers noirs peuvent localement mettre à mal ma proposition critique d’interprétation, je laisse au lecteur le soin d’évaluer par lui-même le sens de cette histoire, par exemple, de principe barbare. Pour ce faire, je me permets de renvoyer à ce que j’en écrivais dans mon long pamphlet :
Manipulations concernant la célébration heideggerienne du nazisme comme « Principe Barbare »
Lettre du 7 juin 1936 à Kurt Bauch : « Le national-socialisme serait beau en tant que principe barbare – mais il ne devrait pas être aussi bourgeois » (Correspondance avec Bauch, p.29-30.)
Apparemment, l’expression « principe barbare » provient de Schelling. Celui-ci renvoie à la nature comme substrat de la création divine, au fameux « fond » qui intéresse tant notre auteur, justement, en cette année 1936. Il nous faut en toucher un mot. Le fond renvoie à l’âge du Père (le judaïsme ? C’est écrit clairement dans ses Urfassung der Philosophie der Offenbarung, Meiner Felix Verlag p.398), où Dieu n’est que solitude jouissant de soi, égoïsme et colère – colère qui devra être adoucie par l’autre commencement du Fils (l’Allemagne invisible ?), principe de l’Amour (!), voué à tempérer la sauvagerie, le caractère barbare du premier commencement. Mais, indocile, le fond est toujours tenté – puisqu’il se caractérise avant tout par une propension à l’aséité, sa Sehnsucht, dans son indépendance et sa liberté, par l’insurrection par rapport à l’injonction divine, à entreren insurrection contre l’ordre, l’ajointement. Or, seul, il est inconscient, irrationnel « contractant, enténébrant » (cf. les Weltalter), stérile (anhistorial ?) et c’est en quelque sorte son dressage qui permet néanmoins cet ordre, cet ajointement de tout ce qui est. Le philosophe idéaliste affirme en effet de lui que « vaincu mais non annihilé, il demeure la base de toute grandeur et de toute beauté » (SämmtlicheWerke, VIII, p. 343). Il faudrait relire Miklos Vetö, voire le fameux texte de Marc Richir non pas sur la barbarie, mais sur la sauvagerie, pour commencer à comprendre de quoi il retourne (« Sauvagerie et utopie métaphysique » : Préface à F.W.J. Schelling. Les Ages du monde – versions premières, 1811-1813). Mais plus généralement, comme nous y inviterons souvent dans cet écrit, relire Schelling et les premiers cours de Heidegger à son sujet, absolument décisifs, peut-être même davantage que ceux sur Hölderlin, proposés en trompe-l’œil. En tout cas, ce passage sur le nazisme comme principe barbare nécessite une élucidation de la part des chercheurs,et certains chevronnés comme Jean-François Courtine pourraient nous apporter leurs lumières. Il y avait eu en tout cas un débat avec Elkabbach où Fédier assurait à son contradicteur que « barbare » était, sous la plume de Heidegger, assurément péjoratif. Les Cahiers noirs restent exactement dans la même tonalité, et en rajoutent même une couche dans l’infamie :
« Le nazisme est un principe barbare. C’est sa plus essentielle et potentielle grandeur. Le danger n’est pas lui-même – mais qu’il soit galvaudé en une prédication sur la vérité, le bon et la beauté – (comme dans une soirée de formation scolaire). Et que ceux qui veulent en faire sa philosophie, n’y aient alors rien mis d’autre que la « logique » désuète de la pensée commune et de la science exacte, au lieu de comprendre que dès maintenant la « logique » arrive de nouveau dans la détresse et la nécessité et doit prendre une nouvelle source » (GA94, p.194)
Heidegger n’est pas franchement en train de s’émouvoir de la barbarie nazie – mais bien plutôt du fait que ses collègues dégénérés ne prennent pas acte de la radicalité du mouvement, lequel est censé rompre avec toute la logique occidentale du premier commencement. On pourra bien sûr, à loisir, songer à Hölderlin et « ces barbares qui tout calculent… » Ou plutôt, avec plus de pertinence, se dire qu’Heidegger envisage par ce terme de « barbarie » une Allemagne complètement déchristianisée, et cela va sans dire, désenjuivée, ce que suggère la fin de sa phrase. Ce que Heidegger exècre le plus chez ses compatriotes qui ne reconnaissent pas son génie millénaire, c’est leur propension à tomber dans les travers du libéralisme précisément reproché à l’ennemi comme avatar du calcul et du déracinement. Heidegger plaide en faveur de plus de radicalité contre l’empâtement trivial du régime une fois la « grandeur » de l’événement initial évanouie. Il veut souffler sur les braises, raviver la flamme. Et continuera de le faire longtemps jusqu’à la toute fin de la guerre, comme le montre une lettre de 1945 où il déplore et espère à la fois, suggérant qu’un principe obscur aurait empêché, du fond des temps l’Allemagne nazie de déployer son essence plénière (!) : « Ici, tout le monde ne pense qu’à l’effondrement. Mais la vérité est que nous autres Allemands ne pouvons nous effondrer, car nous n’avons pas encore surgi. Nous devons marcher à travers la nuit. » Francesco Alfiéri ne fait pas la moindre référence à cette source schellingienne de cet idiome, principe barbare, alors que comme l’insurrection, c’est un concept que Martin Heidegger reprend à son compte discrètement dans les années trente, lorsqu’il élabore la pensée de ce tournant historial qu’a dû être à ses yeux sa nouvelle compréhension de ce qu’était, et devait être, finalement, le nazisme : comble salvateur du premier commencement. J’ai souhaité proposé ma première interprétation, rédigée il y a déjà plus de deux ans, afin, également, de relativiser la prétendue maestria de l’interprète italien, qui pense pouvoir expédier en cinq pages une interprétation adéquate de l’expression qui nous intéresse. Principe barbare doit être abordé dans un contexte spéculatif complexe, très particulier, qui est celui de la passe ou de la transion rêvée par Heidegger, entre la souveraineté du premier commencement n’en finissant plus, et ce nouveau commencement qu’il porte aux nues, qui à la fois collecterait cette ancienne souveraineté surdéterminant même la modernité – et à la fois lui opposerait le plus profond divorce. Concernant cette engeance interminable et la façon dont elle règne encore dans les temps modernes, de nombreux indices sont disséminés dans les Cahiers noirs en faisant discrètement état; ainsi de ce passage décisif, qui devrait susciter l’incrédulité de tout lecteur, y compris ceux qui s’estiment le mieux attentionnés, les plus tentés par une lecture charitable :
« Le pharisaïsme de Karl Barth et consorts surpasse même celui de l’ancien judaïsme dont l’ampleur avait pourtant défini les nécessités de l’histoire moderne de l’être ». (GA95, p.395)
Ma question est simple : qu’est-ce que Heidegger cherche précisément à nous dire de l’ancien judaïsme dans ce passage plus que jamais allusif? Quel rapport entre les nécessités de l’histoire moderne de l’ê tre et eux, au juste? Cela revient-il à dire, à la façon de Nietzsche, que l’engeance judéo-chrétienne surdétermine ce qui va advenir des milliers d’années après lorsque tel dictateur envoie dans les camps de la mort des millions de victimes? Un texte rédigé alors que les fours crématoires fonctionnent à plein ne se gêne pas de l’affirmer sans ambages : le « Monothéïsme judéochrétien» est présenté comme étant à l’origine des « systèmes modernes de la dictature totale » (GA97, Anmerkungen I-V). Mon hypothèse est aussi tortueuse que le montage spéculatif heidegger menant à la justification, comme un boomerang historial, de la solution finale : ce qu’il nomme principe barbare doit être saisi comme une forme de suprématie, du genre de celle qui permettent de prendre ou non des décisions permettant une souveraineté millénaire. Ou bien, ou bien : soit amener, par quelques engeance prophétique juive, le monde entier dans le mélange immémorial de la seule considération pour l’étant et son Être (Sein) par inaptitude à penser la différence ontologique, soit, bien évidemment, le règne à venir du Seyn, dont Heidegger écrit à Kurt Bauch qu’il s’agit d’un Deckname, un mot-couvert, pour désigner la chère patrie teutonne, Vaterland. Le nazisme serait beau en tant que principe barbare, c’est-à-dire s’il comprenait enfin sa mission dévolue de mener à son terme, par ses ultimes et pires conséquences, la rage juive qui anime le premier commencement, afin d’en permettre la dernière catharsis, la purge finale, et permettre l’avènement du nouveau commencement. Alfiéri est bien loin d’une telle prise de conscience systématique d’où veut en venir Heidegger à partir de 1934, lorsqu’il prend conscience du parasitage intime du mouvement par ce qu’il est censé combattre, et qu’il comprend que seule une gigantomachie discrète mais finale avec l’ennemi intime permettra la dissension totale avec son habileté tenace à tout mélanger. L’interprète, bien loin de la prise en compte de ces enjeux violents, préfère piteusement minorer, à la page 128 de l’ouvrage qu’il a commis, l’expression grandeur (Grösse) utilisée par Heidegger pour désigner le principe barbare. Il repère en effet l’ambivalence supposée de ce terme, certes parfois évoqué de façon péjorative par le penseur, d’une façon qui est à corréler à toute la thématique du gigantisme, dénonçant les outrances de la toute dernière modernité, notamment communiste et surtout américaine; les cas où Heidegger s’en prend apparemment aux nazis, c’est parce qu’ils souscrivent selon lui tête baissée à ce libéralisme et cet américanisme du colossal et du gigantesque. Problème : Alfiéri est soit malhonnête, soit incompétent – soit sûrement un peu des deux- lorsqu’il s’en tient à ces conjectures : car le penseur qu’il cherche à paraphraser attaque certes vertement les dérives barbares – – mais n’oublions jamais qu’en même temps il les bénit comme ce qui mènera à terme ce déroulement de toute façon nécessaire du premier commencement. En s’en souvenant, l’ambiguïté du terme grandeur devient toute relative, puisqu’elle est à renvoyer à la duplicité, d’allure il est vrai parfois schizophrène, qui préside au rapport que Martin Heidegger entretient avec la technique, la technologie, la machination, qu’à la fois il cherche à stigmatiser tout en en rappelant dés que possible la nécessité historiale, qu’il faudrait patiemment intensifier – charge qui reviendrait à un nouveau peuple élu, lequel n’est autre que le sien. Devenir plus que jamais esclaves de la machination pour l’intensifier et en permettre la mission initiale – mener à l’auto-anéantissement de ceux qui l’ont d’abord promu de par leur vie selon le principe de la race- voilà la charge à la fois méprisable et souveraine qui, selon lui, reviendrait aux nazis si ceux-ci avaient un peu l’audace de jouer pleinement leur rôle, plutôt que de n’être, comme il le regrettera après guerre, des Césars émoussés :
« L’errance de 1933 consistait dans le fait de ne pas avoir reconnu combien peu de préparation et de forces, combien peu historiaux et combien peu libres pouvaient-ils être malgré le dogmatisme nécessaire. L’errance repose sur le fait que les fonctionnaires n’ont pas été reconnus comme fonctionnaires. Mais peut-être ne l’étaient-ils pas encore vraiment, ils n’avaient pas suffisamment endossé ce rôle. Ils l’ont joué directement à la façon de petits-bourgeois, comme des Césars émoussés » (GA97, p.417)
Le début de cet extrait corrobore notre hypothèse concernant le véritable sens du fameux tournant de 1934 : il consiste en la reconnaissance du caractère téléguidé, intimement enjuivé et en cela perverti, du régime, voué à n’être que le pantin d’une plus ancienne volonté de puissance cachée, l’instrumentalisant. C’est surtout la fin du passage qui nous intéresse ici, suggérant là-encore, pour ceux qui persistent à prendre Martin Heidegger pour un enfant de choeur, que son appel à la mise à jour plénière du principe barbare avait tout à voir avec la sauvagerie incroyable déployée par le régime nazi, laquelle n’a cessé toutefois de lui sembler bien inférieure à celle, abritée et discrète, de celle de son ennemi intime, et qui s’est propagée chez toute sorte de pharisiens enjuivés bien plus nocifs et raffinés à ses yeux; il n’hésite d’ailleurs pas à la nommer
« l’inessence irresponsable, qui dépasse de plusieurs milliers de degrés la rage de Hitler en Europe » (GA97, p.250).
La présence d’écrits heideggeriens suggérant quelque courroux à l’encontre du principe barbare n’est à corroborer qu’à ses nombreux textes où il déplore ce qui est pourtant nécessaire : que les Allemands soient, du peuple le plus enraciné, celui à qui reviendrait le plus la charge tragique d’assumer à fond cette Mischung inévitable, cette situation inextricable où l’ennemi invisible l’entraîne à sa propre perte; mais tel un Berserker entrant dans une terreur sacrée, l’Allemand qui devrait endosser pleinement le rôle nazi comme une épreuve de l’étranger, de l’étrangèreté, de l’insolite (terme très utilisé dans le traité de 1939 L’histoire de l’être) en arriverait ainsi à se débarrasser de ce qui le parasite depuis des siècles, ce qui du judéo-christianisme aurait empoisonné l’Ister, le Rhin, en amont. Pour revenir aux trivialités que ces spéculations délirantes de Heidegger camouflent mal, il était d’usage courant, chez les nazis, de fantasmer telle nécessité apocalyptique par laquelle l’Allemagne arriverait pleinement à se libérer de l’engeance allogène, ses malversations, lesquelles se seraient largement emparées du pauvre Dasein teuton. Prise dans l’étau d’une barbarie qui a fini par l’infiltrer profondément, le nazisme vulgaire est bien insuffisamment paranoïaque, et Heidegger prétend repérer un complot bien plus vicieux encore, comblant au passage ses lecteurs professionnels versant dans la philosophie du soupçon. L’extrait évoquant la rage de Hitler ne devraient donc en aucun inciter à la lecture facile consistant à voir une critique de cette ire, tant celle-ci est apparentée à la libérté et nécessité d’errer que Heidegger ne cherche de thématiser comme seule planche de salut de l’Occident. Il ne s’est donc pas dédit après-guerre concernant la véritable grandeur du national-socialisme car, contrairement à Alfiéri qui n’y comprend pas grand chose, il est resté cohérent. Lui, tout fier de sa petite trouvaille concernant la plurivocité de grandeur qu’il ne prend évidemment pas le temps d’expliciter, tire ses conséquences :
On peut supposer que les cours de Fribourg des années 1933-1945 dans lesquels Heidegger reconnaît la « grandeur » propre au « mouvement » national-socialiste, doivent être revisités herméneutiquement sur la base de la complexité du terme Grösse. N’ayant pas la moindre idée de ce à quoi cela l’engagerait, Alfiéri n’hésite pas, il fonce :
« Le doute demeure et peut être justifié par la fluidité avec laquelle Heidegger outrepasse – au sens d’une re-création – les unités sémantiques de nombre de paroles fondamentales (Grundworte) afin d’accéder à de nouveaux horizons de sens pouvant être inférés sur la base du contexte dans lequel se situent ses réflexions. A poursuivre un tel itinéraire, l’herméneutique devra tenir compte de concordances philologiques assez difficiles et s’y confronter ». (p.128).
C’est fantastique : dans un essai scandant tapageusement révéler la vérité sur les Cahiers noirs, notre interprète officiel-coopté, au lieu de se mettre à l’ouvrage devant nos yeux ébahis, choisi la plus séduisante des stratégies : rappeler à quel point il faudrait se mettre au travail – – ce qu’il ne fait certes pas lui-même, mais il prévient que cela ne va pas être facile! On le comprend puisque il ne le fait lui-même pas, là où c’est pourtant ce qu’il annonce. Les quelques interpolations tentées avec les occurences de l’idiome principe barbare n’ont donné de son côté que de bien maigres résultats, bien loin de nous mettre devant les yeux la vérité nue de ces textes douteux. Mais attention, Alfiéri n’est pas un herméneute avare, si bien qu’au paragraphe suivant, il paye sa tournée, il arrose : « Quelques exemples seulement, pour signaler qu’il n’est pas possible de supposer un sens littéral aux termes employés » (ibid.) ce à quoi nous avons envie de répondre : certes. Heidegger se crée sa propre conceptualité, chacun l’avait compris. Las, alors que nous pourrions attendre le travail minutieux qu’il prétend mener, Alfiéri va encore une fois se contenter d’évoquer d’hypothétiques clés herméneutiques qui interviendront plus tard dans son travail, puis digresse, tant qu’à faire, en se jetant sur un nouvel os à ronger, une nouvelle stratégie d’euphémisation, qui n’est autre qu’une critique cinglante que son héros a formulé à l’encontre du nazi Baeumler, rédigée, dit-il, sans mâcher ses mots. Ce n’était pas bien difficle : personne ne lisait ses cahiers privés. Il n’est plus question, dans les lignes suivantes, d’expliciter principe barbare ? Eh bien non, Alfiéri est déjà passé à autre chose. Voilà le genre de texte que Von Herrmannn n’hésitait pas à co-signer des deux mains. Quiconque aurait du temps à perdre pourrait reprendre tous ses écrits, en particulier celui intitulé Wege ins Ereignis portant sur les Beiträge, pour y montrer comme dans ceux de Fédier et d’autres à quel point ils sont faux et nient la réalité du nazisme et de l’antisémitisme propre à la métapolitique heideggerienne.