Écrire un poème après Babi Yar est-il barbare ?

Natural heritage site in Babi Yar, Kiev, Ukraine Crédit: CC-BY-SA-4.0
Natural heritage site in Babi Yar, Kiev, Ukraine Crédit: CC-BY-SA-4.0

Michael Prazan a réalisé les documentaires Einsatzgruppen, les commandos de la mort (2009) et L’Armée rouge (2021). 

Qu’est-ce que le massacre de Baby Yar ?

Michael Prazan: Babi Yar, dont la traduction est « le ravin de la grand-mère », est un ravin situé dans les faubourgs de Kiev (aujourd’hui dans un quartier devenu central, la ville s’étant agrandie depuis la fin de la guerre). Lorsque les Allemands ont envahi l’Ukraine en juin 1941, ils commencent à créer des unités supplétives de la SS parmi la population ukrainienne qui, ayant subi la terrible occupation soviétique à la suite du pacte signé entre Staline et Hitler, vont être utilisées dans le cadre du génocide des Juifs. Le ravin sera utilisé pour engloutir les Juifs de la capitale, qui sont exécutés le jour de Yom Kippour, les 29 et 30 septembre 1941. Les victimes sont forcées d’entrer de force dans le ravin, de s’y allonger, avant d’être exécutées par balles par un détachement Einsatzgruppe C (les unités mobiles du tueries du SD), et des unités supplétives ukrainiennes. La comptabilité allemande du nombre des victimes est très précise : 33771 morts.

Quel souvenir l’Ukraine garde-t-elle de la Shoah par balles ?

Michael Prazan: C’est une mémoire extrêmement clivée. En Galicie, et dans une grande partie de l’Europe occidentale, notamment à Lviv, la nationalisme ukrainien, sa mémoire pronazie et son antisémitisme sont encore très prégnants. Dans les régions de l’est de l’Ukraine, une mémoire prorusse, soviétique, qui revendique le sauvetage des Juifs (passant sous silence l’antisémitisme de la période stalinienne et le tabou qui a longtemps perduré en URSS autour du massacre), est largement dominante. Du moins elle l’était jusqu’il y a peu, puisqu’un véritable sentiment national, malgré ces conflits de mémoire et d’identité, semble avoir vu le jour, que la guerre d’invasion menée par Poutine ne fait qu’amplifier.

Pourquoi Poutine parle-t-il de dénazification ?

Michael Prazan: Stepan Bandera, le pogromiste et leader nationaliste, est encore considéré comme un héros en Ukraine occidentale. Bandera pactisa avec les nazis dans l’espoir d’obtenir l’indépendance, avant de se lancer dans un nettoyage ethnique de la région, en faisant la chasse aux Juifs, aux communistes, aux Polonais, que son organisation, l’UPA, poursuivra jusqu’au début des années 50. Tout cela a laissé des traces. Notamment dans les relations entre l’Ukraine et la Russie. Après la « révolution orange » de 2004, le président Victor Iouchtchenko, qui est parvenu à chasser du pouvoir les sbires affidés à Moscou, n’a eu de cesse de donner des gages à sa part de mémoire pronazie. Financés par les deniers publics, de magnifiques mausolées à la mémoire des combattants de la SS Galicia, une unité supplétive du SD, ont été érigés à Lviv – Lemberg, en allemand ; Lvov, en russe. Un musée à la gloire de l’UPA a ouvert ses portes, « l’Holodomor », la famine organisée par Staline qui fit de 2,5 à 5 millions de morts ukrainiens, a été qualifié dans une loi de « génocide ». Autant de gestes, perçus comme des provocations par Poutine et une grande partie des Russes, qui ne feront qu’alimenter un règlement de compte sans fin entre les deux plus grands pays slaves. Puis, ce sera la seconde révolution, celle de Maïdan, en 2014, et l’invasion de l’Ukraine par les forces militaires de la Nouvelle Russie, le 24 février 2022, censée mettre fin, selon le dictateur russe, à la « nazification » de l’Ukraine, et aux « génocide » dont seraient victimes les prorusses du Donbass. Sciemment utilisés par Poutine, ce vocabulaire résonne fortement dans la population russe. Sauf qu’entre temps, l’Ukraine a changé. Elle s’est modernisée, démocratisée, et elle a même été capable, alors que ses régions occidentales demeurent imprégnées d’un puissant antisémitisme, d’élire, avec plus de 70% des suffrages, un président, Volodymyr Zelensky, d’origine juive.

Le mémorial de Baby Yar a-t-il été bombardé

Michael Prazan: Oui, même s’il semble que les mémoriaux n’aient pas été touchés. Et ce n’est pas rien dans cette région. C’est un peu comme si on bombardait Auschwitz-Birkenau. Le site lui-même a été transformé en jardin public par les Soviétiques après la guerre. Il fallait alors que la vie renaisse, effacer les traces des tueries qui jonchent partout le territoire ukrainien. Il y a une trentaine de plaques commémoratives sur le site des massacres. Les trois principaux, rendent bien compte de la mémoire clivée de l’Ukraine. Le premier a été apposé par les soviétiques, le second par les organisations juives internationales, sous la forme d’une grande Ménora, et le troisième, une sculpture représentant des enfants martyrs, a été édifié par le pouvoir ukrainien. Le mot « juif » n’y apparaît pas.

Le mot « juif » n’apparaît pas à Babi Yar ? 

Michael Prazan: Le mot apparaît, mais pas sur le mémorial édifié par l’Ukraine dans les années 1960. Il a fallu attendre 2001 pour signaler l’appartenance juive des victimes.

Voir aussi:

La déclaration de Marina Abramaovic, « grand-mère auto-proclamée de l’art performance », à l’origine d’une réplique du mur des Lamentations, de 40 mètres de long, le Crystal Wall Crying, d’octobre 2021, dénonce l’invasion et les bombardements russes. La direction artistique du prochain mémorial confiée au réalisateur russe Ilya Khrzhanovsky (DAU), est prévu pour 2026.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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