Heidegger Babies : l’Équivoque Ontologique de G. Granel

Gérard Granel et Martin Heidegger @photos François Fédier
Gérard Granel et Martin Heidegger @photos François Fédier

Stéphane Domeracki, enseignant au lycée Galatasaray d’Istanbul. Auteur de Heidegger et sa solution finale et des Nouveaux essais sur l’entendement inhumain, propose un droit d’inventaire de l’œuvre d’Heidegger et des écrits qui minorent sa violence. À paraître : 100 reproches à Jackie Derrida. Spectres de Heidegger – qui est également une relecture des œuvres de Gérard Granel, Reiner Schürmann ou Jean-Luc Nancy, à l’aune des dernier volumes publiés de la Gesamtausgabe.

Leur Gérard Granel et le nôtre

« Il savait « qu’il n’y a strictement rien à « faire », ni du dedans, ni du dehors, « contre » un âge de l’Être » (Jean-Marie Vaysse (1) , Nécrologie, 2001, in Revue philosophique de la France et de l’étranger, janvier 2001, pp.141-142)

Le parcours de ce penseur est intimement lié à celui de Jacques Derrida, et indissociable de celui de Heidegger. Il fut, comme nous allons le voir, complètement sous le joug du penseur de Fribourg, ce qui semblait produire une sorte d’admiration sans limite auprès de son confrère. Ayant d’abord été élève à l’ENS avec le jeune Jackie, celui-ci le prenait déjà pour Le Grand Meaulnes: Gérard devait être charismatique, grande gueule, belle gueule et « brillant », déjà. Nous avons montré ailleurs, dans les Nouveaux essais sur l’entendement inhumain, comme Monvallier et Rousseau dans leur La phénoménologie des professeurs que la philosophie française est percluse de petits potentats symboliques multipliant les délits d’initiés, coupables d’entrisme, adeptes des renvois d’ascenceurs, des cooptations, de « politiques de l’amitié » qui ne sont pas si loin, sans rire, des activités mafieuses et des dérives sectaires. En euphémisant gentiment, beaucoup se gardent de ces dénominations en préférant parler de « chapelles », et se gardent bien d’interroger les dérives auxquels mènent les nombreux phénomènes d’admiration – ne serait-ce que celle ici de Derrida, jamais démentie par la suite malgré leur rivalité mimétique, avec son jeune confrère. Il a tout de même avoué, en comparaison, se sentir tel un « «roturier de la culture française et de la philosophie en général». Mais chercher à faire se sentir ainsi tous ceux qui ne suivent pas leurs déconstructions, n’est-ce pas ainsi que procèdent tous les dérridiens, à la suite non fortuite des heideggeriens : par intimidation ? Nous sommes tenus de nous sentir des vermisseaux ou des « insectes » (ainsi parlait un professeur de la Sorbonne) comparés à « l’aristocratie de l’aigle » Granel, comme le qualifiait Derrida, qui n’en finissait plus non plus en terme de superlatifs : « Chevalier certes, altier et insolent, qui n’avait peur de rien et faisait presque peur à tout le monde: c’était, dit Derrida, «un Équitable qui veut la Tradition en même temps que la Révolution et sait s’agenouiller». Là encore, je ne peux que renvoyer à mes analyses des grotesques écrits de Heidegger sur l’Adel des Seyns, la noblesse de l’être, dans mes deux essais précédents ; le champ lexical nous déporte ici loin de la sobriété qui sied à des analyses philosophiques sérieuses, il s’agit plutôt de se constituer avec d’autre son petit mythe.

Le penseur et ses groupies en délire

Un de ces cooptés, Philippe Lacoue-Labarthe, a suivi les cours de Gérard Granel en novembre 1960, «jeune assistant prodigieux» (il a alors trente ans) à la faculté de lettres de Bordeaux ;et là encore, les envolées lyriques sont de mises: «Un phrasé et une langue magnifiques, longues périodes toujours d’aplomb, rien d’approximatif ou d’hésitant, des intuitions poétiques fulgurantes; l’emportement, aussi, et le sourd grondement de la grande éloquence française (…). On ne pouvait pas ne pas écouter, ne pas être subjugué: avait-on jamais entendu professeur parler ainsi? » Fort bien. Mais dans le terme « subjuguer », il y a tout de même ce « joug » que prétendaient tant avoir en lignes de mire les foucaldiens que les dérridiens. Pourquoi ne vont-ils jamais jusqu’à déconstruire, dé-faire, démanteler leurs propres effets de domination symbolique ? Mystère. Sur le blog de l’hilarant Stéphane Zagdanski intitulé Parole des jours, une certaine Nicole Raymondis à son tour, tient à faire part de ses émois, n’en peut plus d’extase (2) lorsqu’elle décrit l’enseignement de celui qu’elle idolâtre littéralement. La lire est à cet égard très instructif : la philosophie est-elle l’école de l’admiration ? À lire ses émois, nous pourrions le croire ; florilège, G.G : « mythe vivant qui faisait salle comble et silence suspendu, subjugué… Outre la puissance de la pensée et l’éclat fulgurant de l’orateur,(…), sans parler de sa réputation à la fac, du halo inouï, ébloui, formé autour de lui par les étudiants, « bête de race » (…) – -Oui, oui, pour désigner un heideggerien, cette Nicole le nomme une « bête de race ». C’est croquignolesque.

« Il actuait non seulement une formidable présence, mais il émanait de lui comme un bouquet d’acteurs, comme on dit d’un vin qu’« il a du bouquet », il faisait surgir le parfum de toute une époque — plus imaginaire que réelle — tout un mythe… » « possédé par son « art » : par cette « nécessité enserrante [NDA : sic] de dire l’être » qui consiste, nous enseignait-il, à « se laisser prendre par ce plus grand que soi qui est l’être de l’homme, mais qui n’est rien d’humain… », par quoi nous étions pris à notre tour, et qui, d’une certaine manière peut-être aussi, l’aura brisé. »

Le sublime de l’être et de l’événement, la finitude humiliante de l’animal rationnel pas à la hauteur du nouveau commencement et geignant – toujours La singularité sublime doit toujours faire pleurer dans les chaumières et être présentée, à la suite de Nietzsche et de Hölderlin, comme étant « brisée ». Granel « semblait comme traversé par une fêlure, la trace d’une rupture ou d’un événement foudroyant ». Loin toutefois d’être pitoyable comme Le dernier homme de Blanchot, notre belle bête racée avait toute de même de quoi faire frétiller les cocottes des amphis de la ville rose :

« Outre la carrure, l’allure : les jambes, magnifiques, la silhouette de cowboy (un lonesome cow-boy, s’agissant de Granel) d’un Burt Lancaster. Avec un rien de « Bogey » dans le regard. Encore que de Bogart, il avait aussi les gestes, surtout quand il allumait ses cigarettes ; quelque chose qui se passait entre les yeux, les mains et bien sûr la bouche, d’où sortaient à la fois les volutes de fumée et les volutes du phrasé (…) le charme tendre, l’humain, l’humour de Mastroianni. Non seulement la voix, grave, élégante (chantante parfois) »

Nougaro à la rescousse. De bien belles confidences humides, décidément. Du genre de celles de Heidegger pour son héros, confiées à un Jaspers sidéré par tant de sottise : « La culture importe peu, regardez ses mains magnifiques ! » (en parlant de Hitler) Jean-Luc Nancy, sans surprise, reste à peu près dans la même tonalité sur Granel : un « bloc sonore sur sa charpente d’athlète grec. » Très évocateur. Dans le genre dithyrambique, il faut aussi lire pour comparaison les témoignages de certains élèves de l’ENS, mais surtout de Johns Hopkins, de Yale, sur l’enseignement de Derrida (3) , pour repérer qu’il y a peut-être un petit souci du côté de l’usage du charisme. Lisons l’hommage que lui rend Denis Kambouchner (4) :

« Derrida était un corps remarquable : traits, voix, peau, regard, chevelure, épaules et gestuelle (…) Ce corps vous affectait sur un mode intense et caractéristique (…) Écouter Derrida, parler avec lui, c’était rencontrer non le Verbe ou l’une quelconque de ses répliques, mais, sous les espèces d’une pure capacité de déchiffrement et d’indication, une intelligence d’espèce jupitérienne. »

Le terme n’était pas encore marqué par le macronisme, à l’époque. Mais l’exercice d’admiration pourrait aussi bien correspondre à une allégeance politicienne. Granel tel qu’il est décrit avec emphase aurait pu faire de la politique comme Chirac, son charisme l’a toutefois porté vers un autre sacerdoce : « en quelques semaines à peine, les cours de Granel, son questionnement philosophique, étaient définitivement entrés dans ma vie. J’avais rejoint la longue cohorte des fidèles » Le terme est lâché. Cette religiosité est à rapporter à celle, tant moquée, des beaufrétiens entourant Fédier : la dérive sectaire semble pourtant pour le moins similaire, voire pire ici. Elle passe par des injonctions et des culpabilisations feutrées de quiconque oserait être indifférent ou éclater de rire face aux assertions heideggeriennes, notamment face aux réquisits époquaux » : « l’endurance d’un questionnement tout puissant, auquel il était impossible de se dérober, sauf à faillir traîtreusement » note la groupie évoquée plus haut ; ici le ton se veut comminatoire, accusateur, il n’est jamais bien loin de celui qui vitupère contre ceux qui seraient en « fraude présentifiante », criminels enjuivés véritables renégats et profiteurs dégénérés de l’être (Seyn). Sidérée, Nicole se souvient alors d’une mission sacrée, faisant référence à un appel « au daîmon de Socrate jusqu’à « l’appel » qui renvoie le Dasein à ses « plus propres possibilités » chez Heidegger, en passant par l’impératif catégorique de Kant, la soumission était absolue, et devait être absolue, à ce qu’il y a de plus haut que l’homme, en l’homme ». C’est tellement « haut » que le devoir en question, entre Kant et Heidegger, fait surtout songer aux pitoyables plaidoiries d’Eichmann. Le vocabulaire qu’elle emploie laisse tout de même circonspects : « soumission absolue ». Cela ne posait alors problème à personne. Rappelons pour contextualiser que Granel fut rien de moins que le traducteur complaisant du Discours de rectorat (5). Cela ne refroidit pas l’auteure de ces hommages vibrants, bien au contraire, qui accorde à l’apôtre heideggerien à l’accent toulousains une dimension qui n’étonnera pas outre mesure, au point où nous en sommes : celle du prophète, finissant par voir en ses paroles, écrit-elle « une certaine mantique : les analyses de Granel apparaissant de plus en plus prémonitoires, le temps passant »…Il convient toutefois de rappeler (6) la source où cette prémonition de vigie fébrile et vigoureuse à la fois puisait. Le nazisme heideggerien visait aussi bien ce qu’il nommait « épuisement de la modernité », qu’il faudrait déplorer comme origine des prochaines catastrophes : »

« On ne peut que s’attendre dans l’avenir à des sursauts du fini, concluait-il… par « sursauts », je n’entends pas nécessairement quelque chose de salubre… » (Conférence reprise dans Études. Galilée, Paris 1995, p.67)

Là aussi, ne jouons pas outre mesure les étonnés : l’apocalyptisme est habituel chez les heideggeriens qui, puisqu’ils ne voient pas poindre ne serait-ce que les balbutiements d’un nouveau commencement, accusent le vieux monde qui demeure, avec le regard de la Melancholia de Dürer (ou surtout : de Lars Von Trier.) Le pathos, tant reproché à Fukuyama depuis la reprise de la guerre en Ukraine, de la « fin », est particulièrement marqué chez ce double (ou doublon) de Derrida que fut cet énième heidegggerien inorthodoxe, qui ne se faisait pas prier pour parler par énigme comme Zarathoustra : « « Vous m’aurez trouvé, lorsque vous aurez trouvé mes limites ». Ce furent les derniers mots, nous disait Granel, qu’il ait entendus de la bouche même de Heidegger, lors des séminaires du Thor, non loin d’Aix en Provence. A la fin des années 80, Granel reprenait pour son propre compte ces paroles de l’un de ses maîtres. Elles résonnent aujourd’hui pour moi à la fois comme une invitation, une espèce d’oracle et un testament. D’autant plus qu’il avait ajouté : « cela crée au moins le devoir d’essayer » (ibid.) Cette « politique-poétique » se donnait le droit d’imposer un devoir ou une mission ; celle poïétique et destinale de son modèle revenait paradoxalement à pousser l’immonde calculé à ses derniers retranchements, à ses « limites », justement. Ne comprenant pas plus que les autres acolytes dérridiens les appels cryptés au génocide, Granel pouvait concocter son petit cassoulet brun-rouge à sa façon. Les tentatives de « penser l’aliénation » conjointement entre les auteurs violemment antisémites et ceux communistes sont toujours d’une bêtise radicale, tant leur aveuglement est enjoué, enthousiaste, complètement acritique. Là encore, les témoignages sont édifiants, en particulier depuis que nous connaissons jusqu’où peuvent dériver ces associations douteuses : jusqu’au plus sot complotisme. « En 74, son cours : « Réinscriptions de Marx », (…) faisait largement intervenir Heidegger. Granel a développé alors la question fondamentalement « logique et politique » qui est proprement la sienne, issue de Socrate comme nous l’avons vu, mais par dessus tout d’Aristote, de Marx et Heidegger : penser le sens de l’être comme production, et la production comme production d’un monde fini. Contre ce qu’il appelait « l’infinitisation galopante d’un im-monde Mondial » (Chaque année il commençait son cours par une phrase d’Aristote rappelant l’axiome majeur de sa pensée selon lequel « l’infini n’est pas principe ».) » (ibid.) Nous pouvons bien sûr aujourd’hui détecter ces usages de concepts classiques comme autant de Decknamen sans nous faire plus aucune illusion : sans s’en rendre trop compte, Granel transportait la conceptualité visant nommément le monothéisme juif ainsi que la manigance grossissant comme une tumeur, enflant en même temps que la « faction » et la « fabrication » en laquelle elle consiste. Des carrières entière se sont ainsi faites à sa suite (et celle de Derrida et l’école de Strasbourg) à partir de cette tentation de tous les instants : voir dans les antisémétismes cryptés par la sigétique autant de motifs de « méditation » ,voire des concepts mobilisables depuis la « gauche ». En cela, Granel ressemble à un Derrida miniature et campagnard : depuis sa province, il a lui aussi élaboré et diffusé parmi les pires contresens qu’auront pu occasionner les textes de Heidegger – ainsi que l’ordre de leur publication. Les fulgurances que cette Nicole rapporte en disent long : « on se figure toujours que le vrai est déterminé par l’humain, mais l’homme est entièrement constitué par quelque chose d’effrayant… » : cela ressemble à un simple pastiche de la célèbre phrase de l’Antigone de Sophocle, que le nazi manipule en pleine Shoah. « L’homme ne peut que vivre au dessus de ses moyens, s’éclater contre sa limite qui le détermine et l’achève… » : pathos « à-la-Schürmann » pleurnichant l’Enteignis et la finitude et pointant l’insurrection ; « Ce que l’on ne peut que se contenter de faire : réussir le ratage de sa vie. Nous sommes tous trop grands pour ce que nous vivons… ». Vivre est un terme péjoratif pour les heideggerolâtres : sur ce point, Derrida diffère heureusement par son attention à l’être-animal, c’est au moins à mettre à son crédit. Même si c’est bien loin de suffire. De toute façon, il faut rappeler qu’au-delà des copinages et connivences, au-délà aussi d’une probable rivalité respectueuse, l’adhésion de Granel au paradigme derridien était massif. Ils divergent assez peu. Le rapport à l’écriture et au texte en est témoin.

Le penseur face aux constipations de l’Être (Sein)

Dans un texte portant sur la tâche du traducteur, intitulé « Les craquelures du texte », du genre de ceux qui, d’apparence assez techniques, ont contribué à forger sa réputation, Gérard Granel procède exactement comme son ami Jacques Derrida : en n’ayant que fort peu connaissance du corpus, en se précipitant et en se concentrant sur quelques textes voire sur quelques passages, il croit pouvoir plaquer ses projections et spéculations sur la pensée de l’auteur nazi. Accordons-lui du moins une forme de discernement toutefois peu risquée, tant elle est partagée, lorsqu’il affirme dans cet écrit que toutes les traductions françaises d’Être et temps sont mauvaises. Il faut en effet, autant que possible, lire Heidegger en allemand, ne serait-ce que pour éviter d’éclater de rire devant tous les efforts de travestissement et d’euphémisation (team Fédier) ou de raffinements obscurcissants (team Martineau ou Greisch). Mais Granel, reprenant à son compte la Destruktion de l’énoncé rédigée notamment dans la dernière partie des Concepts fondamentaux de la métaphysique (GA29/30), se lance dans des spéculations échevelées sur la traduction à partir d’un dépassement du caractère seulement « désignatif » de l’énoncé ayant cours notamment dans ce qu’il nomme de façon charmante « la sous-littérature ». Bien plus noble et digne que cela : « le texte » (comprendre : la team Derrida) verrait bien entendu plus loin : « Cela n’empêche point que la définition de ce qui mérite de s’appeler texte se prend tout-à-fait ailleurs que de la signification de réalités. Plutôt que sa définition il faudrait dire sa loi, non celle qu’il ferait, mais celle qu’il subit. Un texte ne parle jamais de rien. C’est-à-dire: il parle toujours d’un rien » Le caractère assertorique de cette mise au point mérite que nous nous y arrêtions. Sur un décret toulousain para-heideggerien de l’an de grâce 1989, cet auteur décide donc que certains écrits « mériteraient » d’être un texte, et ce qui apparemment implique que d’autres ne le « mériteraient pas », et pourraient à la limite être comparés à une vulgaire notice technique Ikea. Autre Führung provenant du sud-ouest : ne sera texte que ce qui laisserait border et déborder par le rien, parce qu’il ne faudrait pas oublier Was heisst metaphysik ?, tout de même, enfin, pas non plus l’aborder en compagnie de Carnap. Plus sérieusement, Granel maximise ce paradigme, disons, de « l’impensé » déjà largement utilisé par son confrère de l’ENS. Il avance donc qu’un texte n’existe en somme que par ce rien « Devant lequel il cède -se faisant donc à reculons, loin que jamais il puisse voir devant lui ce dont il n’aurait qu’à choisir l ‘expression. En sorte qu’il s’apparaît à lui-même après coup, et avec lui ce qu’il voulait dire: ce qui lui voulait son dire. Et qui, même, semble le lui avoir volé, puisque cela (« ce que le texte veut dire» ), c’est la pensée même » (ibid.) Nous serions tenté d’écrire : c’est « la » « pensée » même, tant Heidegger aura essayé d’imposer ce coup d’état ontologique permanent, qui consiste à suggérer que tous les auteurs ne mèneraient au fond qu’à ses propres médiations. Lui emboîtant le pas, Granel pense au « s’angoisser-pour-le-rien » d’une écriture authentque qui n’aurait pas pour autant de « volonté propre » : apparemment le rien « voudrait le texte » ; alors celui qui s’exécute, en une ténébreuse Sehnsucht (car oui, le paradigme reste bien schellingien, toujours, dans les écrits heideggerolâtres), s’imposerait comme de juste cette poïétique du texte et ne saurait pour autant découvrir ce rien qui l’excite et l’incite à l’écriture. « C’est là, bien entendu, une leçon heideggerienne », précise Granel, qui surenchérit : « Il s’ensuit que ce dont parle un texte n’est nulle part ailleurs que dans ses propres mouvements. Non seulement il n’y a pas ici de référent, mais pas non plus signifié, parce qu’il ne s’agit ni de signes ni de sens. Il s’agit de figures mobiles qui, si elles distraient toujours celui qui les suit vers « autre chose » qu’elles-mêmes, ne lui « dévoilent » pourtant rien (car c’est ici une danse plus ancienne que toute vérité, une danse dont la vérité elle-même aura déjà été un effet) mais lui figurent, par ce qui n’est pourtant pas une figure de plus, la loi implacable qui les produit et les enchaîne de telle façon chaque fois singulière, comme font les danses sacrées, distinctes et impossibles à confondre, pour celui des dieux dont elles font sentir l’invisible imminence » (ibid.) Là où Peter Trawny se permettra de parler, plus tard, d’une « chorégraphie » historiale pour penser l’avènement « destinal » de la seconde guerre mondiale et la solution finale, Granel entend mobiliser le mythe et la danse pour penser convenablement ce qui se jouerait à travers ce qui seul « mérite » le nom de texte : une loi impensée et sacrée en fonderait le particularisme, partant, incritiquable, tant il serait tourné vers un « dieu à venir » ou un dernier dieu à travers sa danse dionysiaque ou autre : comprendra qui pourra. Tout ce baratin pourrait sembler éloigné de Derrida ; ce serait pourtant méconnaître l’admiration sans borne que cet universataire vouait à sa pensée de l’écriture, l’amenant comme lui à ne pas comprendre ce qui se joue sous la plume de l’auteur surnazi. Granel découvre en effet, sans s’en rendre trop, compte l’eau chaude, à savoir, le métapolitique , mais sans le nommer, dans une méditation du Logos où il rapproche la démarche suprémaciste de Heidegger avec les recherches de Wittgenstein et où il rend hommage à celles de Derrida :

« La solution (c’est-à-dire la dissolution (7) de la réalité du problème dans une compréhension plus déterminée de la logicité elle-même) semble à trouver chez lui (pour qui elle est restée jusqu’au bout « à trouver») dans ce qui unirait ce qu’il appelle des « formes de vie » (des mondes/ praxo-logiques, point trop éloignés peut-être des mondes du Dasein en tant que totalités de ses façons de se comporter) et ce qui provoque la parenté (en aucun cas l’identité) des recherches

La parenthèse où Granel écrit « (comment dire ?) » aurait un tour comique tant elle est désinvolte si elle ne recouvrait pas une réalité tragique : le terme qu’il chercherait dans le texte auquel il n’avait pas accès aurait été tout simplement Judentum, qui loin de ne recouvrir qu’une neutre judéité (et non « juivité ») désigne une engeance juive, la « juiverie » dans le lexique nazi que reprend et cherche à rendre philosophique Martin Heidegger. Celle-ci est rabattue sur l’univers des bêtes, de l’animalité rationnelle, et sa torpeur spécifique qui n’aurait rien à voir avec l’homme «

Ce « vivant » qui détient le Logos « par la capacité de se ré-volter sur lui comme le cerne et l’assise absolument non naturels d’un être homme absolument non animal » (Traditionis Traditio, op cit. p.79) .

Granel y fait à sa façon encore référence quand il reprend de volée ceux qui ne le suivent pas dans ses spéculations sur le déictique et l’apophantique : «L’unité des figures d’un texte est l’invocation de la menace d’une loi. Invocation. Non signification. Qui a dit, qui a été assez bête pour jamais croire (on l’a cru toujours) qu’un texte « signifiait »? » Bêtes ? Heidegger et Fédier écriraient « Notes pour les ânes » : l’animalité rationnelle qui a eu l’audace de lire Aristote et Benvéniste plutôt que les cours nazis de Heidegger sur Sophocle et L’écriture et la différance. Gérard Granel puisant auprès des dieux et des demi-dieux de la rue d’Ulm, peut tranquillement asséner qu’ « un texte ne signifie pas, ne montre pas, ne dévoile pas, mais au lieu de tout cela, donc, invoque » (ibid.) S’il s’émeut au passage que ce dernier terme conserve l’affreux latin voces, il ne tarde pas à faire de celle-ci un « distributeur-de-différences », ce qui ferait des mots autre chose que des « unités eidétiques » qu’une grammaire postulant une métaphysique de la présence caricaturerait, en somme : « ce qui s’entend, c’est-à-dire aussi ce qui se comprend, n’est ni présent ni absent : ces contraires ne sont pas assez divins pour la muse qui nous parle à l’oreille ». Encore un effort pour penser le dit et l’écrit de façon divine ! Ces contorsions théosophiques ou mythiques mènent Gérard Granel à accoucher d’une souris : rappeler la polysémie des mots, en un contre-modèle de ce que propose, écrit-il, le vilain « dictionnaire » lequel « dévisage » les mots par les efforts de définition : présentification. L’arbitraire par lequel procèdent la phi-lol-ogie heideggerienne et derridienne se retrouve sous la plume du traducteur toulousain : à travers le mot, écrit-il, nous ne sommes « pas à l’abri de la résonnance [NDA : la graphie est de Granel] en elle de celle de mots « voisins» ; et si on leur trouve un étymon, c’ est une origine qui parle ou ne parle plus en eux, mais qui peut s’y réveiller ou que certains usages seulement ont conservée active: bref le mot comme capsule du sens est introuvable. » (ibid.) Nous retrouvons ce lexique de l’ « encapsulement » bien heideggerien qui sert d’habitude à dénoncer le subjectivisme insurgé contre l’être comme idiotisme. Nous ne savons si Granel songe aux calembours comme justification des à-peu-près et rapprochements tentés en permanence pour spéculer à qui mieux mieux – davantage chez Derrida que chez Heidegger, ce qui n’est pas un mince exploit- mais il semble tenir lui aussi à ce paradigme déconstructeur tenant à présenter la métaphysique comme un principe de blocage ou de constipation que ses méditations viendraient heureusement libérer comme des pruneaux d’Agen, il faudrait en effet refluidifier une circulation entravée ; ainsi lorsque il critique aussi violemment que le nazi « les tendances analytiques » que ce dernier prêtait à l’attitude juive, ce qui prend la forme d’une critique de « La paralyse, ça ne signifie pas qu’on ne peut plus bouger, ni marcher, mais, en grec s’il te plaît, qu’il n’y a plus de lien, que toute liaison a été dénouée (autrement dit, bien sûr, analysée) et qu’à cause de cela, […] rien n’avance plus » (La Carte Postale, p. 138-139 ; p. 359-412 ; voir aussi dans Parages, p.74, 79, 83). L’envoi unifiant de la métaphysique de Platon ou de Parménide, c’est en vérité celui judaïque sans guillemets chez Heidegger. Nous renvoyons aussi sur cette question d’un sens forcément pluriel et nébuleux à notre entrée « flou » du présent essai, tant elle est au principe d’une pratique discursive qui présente alors ses spéculations échevelées comme une sorte de rigueur supérieure, qui est pourquoi pas liée aux dieux ou à je ne sais quelle danse tribale, comme on voudra. Le désir ardent de rappeler une polysémie disséminante comme « logique » supérieure à toute logique commune peut aussi bien donner des gages au « brillant » Jacques Derrida qu’au « rougeaud » Gérard Guest (d’ailleurs, Granel utilise le terme « aître » dans cet article), il faut tout de même le rappeler. L’incitation au dernier arbitraire donne des résultats, disons, divers. Mais il est tellement tenté se présenter sa propre démarche, cela va de soi, comme une « libération », que Granel comme d’autres ne résiste pas à ce délice : « Le texte ne se prend que du tout de son invocation » : l’horizon que cela libère pour le mot l’ « arrache » à deux mille ans de cadenassage métaphysique, la manigance imposant l’hégémonie onto-théo-logique ne haïssant rien de plus que le « possible » , le nouveau commencement. La logique pré-heideggerienne ne (dys)fonctionnerait qu’en s’imposant avec du « lexique » avortant les possibilités contenues dans chaque « vocable » ; cela permet par la suite à Granel d’évaluer la traduction d’Erschlossenheit par Vezin en le trop fameux « ouvertude » – trouvant la proposition plutôt bonne mais pas pour les raisons que ce beaufretien invoquait -à savoir, notamment, qu’ « ouverture » renvoyait à un étant comme la fenêtre ; même ce terme trivial, note l’interprète, « libérerait (…) un essaim de significations ». Il est possible ici que l’heideggerolâtre ébloui songe au Seyn comme à du miel. Granel le renvoie à « Bâtir habiter penser » pour méditer le plus sérieusement du monde la fenêtre en question et ce à quoi elle ouvre – contre la team Beaufret.

Le brun-rouge décontracté à partir de la métapolitique non reconnue

Le dérridéisme a longtemps consisté en cette compétition un peu ridicule entre les inorthodoxes « brillants » et les fayots-de-l’être groupés autour de Fédier. Le morceau de bravoure du premier philosophe à avoir proposé le terme « déconstruction » se résume en cette tendance funeste, promise à un bel avenir : lier le rouge et le brun, Marx et Heidegger. Ici, passant de l’ouverture à la préoccupation et à l’ habitation, il en arriva même à évoquer (comme le fera ailleurs Janicaud (8) les HLM, « logements » où, dit-il, « la rotation du capital, sur une échelle de plus en plus grande, range les humains » (ibid.) L’exercice est réussi : le clin d’œil renvoyant aussi bien à la critique du « gigantesque » de la volonté de volonté qu’à l’anti-capitalisme ; d’aucuns chercheront à ajointer encore plus l’auteur nazi et le communisme, se produire un « Heidegger-de-gauche » étant urgent, tant Derrida et ses « sous-fifres » (terme amusant employé par Lacan pour désigner Nancy et Lacoue) cherchaient désespérément à neutraliser la charge explosive du national-socialisme de leur héros. Continuant de pérorer sur « l’ouverture », Granel semble à deux doigts de parler de l’apéro et de l’apérité de l’être, mais préfère évoquer la première partie à l’opéra, ouverture qui serait un « avant-début », antécédence rendant possible les différentes entrées et le plat de résistance, lesquels comme le dessert ne serait rien sans cet apéro ouvrant par ce néant qui ajointe : « non sans que la loi de retrait propre à l’être ne vienne irréaliser et littéralement contre-dire, chacun de ces traits réels et chacun de leurs rapports pour maintenir dans l’infiguré la figure même qu’ils forment, conditions sans laquelle il ne serait pas une figure d’art. » Connaissant bien son catéchisme de l’Ursprung des Kunstwerk (9) , son laïus sur l’ « ouvertude » de Vezin l’amène à rappeler que c’est Heidegger et la surpuissance de sa source préférée qui décide ce qui, là encore, « mérite » d’être appelé artistique ou non : l’initialité serait ce jaillissement occulte par lequel se déploierait cet ajointement supérieur, là où l’art dégénéré, la culture subjectiviste entartete créant des logements sociaux pour les migrants, ne déploierait que de l’im-monde désajointé. Mais Granel ne semble même pas évoquer la Grèce dorique, les présocratiques – et encore moins le legs que Zarader rappellera timidement : cette ouverture triomphante à l’opératique (et, il ne s’en doute guère, à une certaine poïétique exterminatrice), selon lui, c’est Sein und Zeit lui-même ! L’envoi ! « Sein und Zeit est l’écriture de l’ouverture » résume-t-il, ne prenant guère de risque, puisque l’ouvrage est souvent et à juste titre rappelé comme fondant le paradigme hystérologique avec sa surélévation du « possible » (dont la fonction métapolitique est toujours de lancer des oukases contre ce qui rendrait, par blocage, impossible le nouveau commencement : la métaphysique de la présence.) S’y trouverait surtout le modèle d’une pensée se tenant sur la brêche, se proposant par principe d’être d’avant-garde, ce qui lui permet au passage de bouffer à tous les rateliers, voyant toujours ses prophéties se réaliser (eh bien oui : car l’ « ouverture », c’est large). Le flou dont nous parlions plus haut, l’indétermination si caractéristique de cette pose heideggerienne serait à célébrer :

« Dans la « description » (l’analytique existentiale) qui suit l’orbe de l’Ouverture, il n’est question d’aucune figure particulière où elle s’imagine, ou du moins l ‘enjeu n’est aucune de ces figures (car il faudrait bien qu’elles fournissent le point de départ). L’enjeu est de tracer des figures pour le schème infiguré lui-même ». (ibid.)

Revoilà la Boîte de Pandore : le Dasein devient ce fourre-tout d’où jaillirait toute éventuelle créativité au même titre que l’espacement permis par la différance par ailleurs. Façon de déposer tranquillement son petit copyright surconceptuel sur toute conceptualisation « figurée » à la vraie source de l’ « ouvertude » (quel terme ridicule), celle-ci pouvant d’ailleurs, rappelle Granel, est figurée sous la forme de la fermeture. Ce vocabulaire rappelle bien sûr le Rilke des Elegies. Mais Nous savons désormais par les cahiers noirs, une fois rapportés aux passages du cours de 1929 sur l’animalité que la « juiverie » était entre autres visée, elle qui comme l’animal serait fermée à l’ouverture ; eh bien de même, une certaine écriture pourrait ne se rapporter à elle que sous la forme obtus, verrouillée, d’une fermeture à cet être-ouvert : réticence coupable que Heidegger nommerait sans doute, avec dédain, « littérature », « écrivailleries ». Granel nous rappelle, en note au cas où, ouverture à quoi : « ouverture de rien, à rien, pas même à soi » : dé-réification, écriture qui décloisonne et désencapsule le Dasein de son moi en le replaçant dans la pauvreté de son appartenance à la différence ontologique qui le joue. Elle doit donc se mettre au service d’existentiaux lybérant de l’emprise des catégories et de la rationalité (10), pour lui faire retrouver le caractère primesautier et fécond de « l’ouverture » où elle se tient toujours, ingrate. Que les plumitifs se taisent ! Et qu’ils prennent bonne note de ce que seule serait une écriture digne de ce nom ! Voilà le commandement heideggero-granelien, auquel souscrirait aussi bien Derrida (« non sans réserves » bien entendu) : « la véritable écriture, j’entends: celle que nulle pensée ne précède, qui ne prend rien en vue, qui ne dévoile point les propriétés des choses, qui ne produit aucun sens ni rien d’insensé; celle en revanche qui délivre la pensée en son texte, qui in-voque en des pas et des figures de langue la loi à laquelle elle cède, qui appelle par danse et non par appellation, celle dont la rigueur de geste n’est jamais une méthode et qui enfin, produisant les hiéroglyphes des choses et du monde, dans lesquels nous reconnaissons l’un et les autres comment nous les avions toujours et ne les avions jamais reconnus, les laisse définitivement improduits. C’ est donc cette formalité là qui se redouble lorsqu’il ne s’agit plus seulement d’écrire sous la garde de l’Ouvert, mais de prendre garde à cette garde elle-même ». Entendu que cette dernière injonction sera la vérité nouvellement entendue comme Wahr-heit, post-truth nazie remixée à gauche pour que les spéculations de l’écriture différante (se) produise (en) son propre mythe. Se fantasmant inconditionnée en l’ouverture-même, se con-fondant toutefois en elle en lui « cédant », elle serait toutefois « rigoureuse » – l’être lui fournissant assurément son attestation de rigueur en-deça de toute méthode universalisable et vérifiable (il n’y a de toute façon pas de maîtrise, mais des « hiéroglyphes » et « surtout pas de sens », mais sans être « insensé », tout de même (geste qui rappelle celui de Heidegger renvoyant dos à dos le rationnel et l’irrationnel, Descartes et Rosenberg). La référence renouvelée à la danse donne la petite touche nietzschéenne à l’ensemble qui sinon manquerait peutêtre un peu de Heiterkeit. Quel jury va décider qui « écrit sous la garde de l’ouvert » ? Après tout, Gérard Guest était dans le jury d’agrégation : expert en « aîtrée de l’estre », il était en mesure de postuler (rougeur des Matinaux). La philosophie devient seulement affaire de préliminaires, tout n’est plus qu’introductions et questionnements et aporétiques – ceux qui s’en écarteraient seraient bien naïfs, ne reconnaissant pas ce redoublement métaphilosophique – qu’en vérité Granel a juste exposé en faisant état de ses insuffisances à le saisir comme redoublement métapolitique. Neutralisée en bien-gentille méditation sur l’écriture, cette petite pédagogie (ainsi Foucault résuma de façon cinglante la pensée derridienne) exprime surtout ses inconséquences et ses fantasmes – – de constituer un Heidegger-de-gauche que nous savons désormais – sur un mode analogue à celui de Bouveresse rappelant ce qu’était la pensée politique de Nietzsche – complètement inepte. Mais l’ineptie demeure, et ce programme de ripolinage, puisqu’une certaine Elisa Bellato se proposait encore niaisement, dans une recension d’un nanar de Sommer, de continuer à « travailler a un « transfert » herméneutique visant a écarter la dimension métapolitique pour en extraire la substance théorique – travail qui s’impose, aujourd’hui, a tout chercheur et chercheuse qui veuille s’approcher de la pensée de l’Ereignis » C’est peu dire qu’aux côtés de son ami et rival Jacques Derrida et sur un mode fort proche, Gérard Granel demeure le pape, le lieu-tenant d’un tel révisionnisme herméneutique persuadé de pouvoir filtrer la substance brune de la Gesamtausgabe pour en tirer quelque chose d’apparemment plus présentable mais qui revient au même. À savoir : une entreprise de disqualification de la pensée philosophique classique par des opérations vantardes et en même temps pleine de dénégations s’inspirant en permanence des textes où Heidegger ratifiait de façon complexe, à sa façon, la « nécessité » du national-socialisme ; ainsi de ce passage important des cahiers noirs

« Das Ende der »Philosophie«. – Wir müssen sie zum Ende bringen und damit das völlig Andere – Metapolitik – vorbereiten. » (GA94, p.115.)

La métapolitique de l’extermination était et demeure le seul horizon de ce que Granel se plaisait dans ce texte saisissant à présenter comme un « opéra existential » (ibid.),dénomination grotesque que Jacques Taminiaux alors, ou Christian Sommer et Alexander Schnell. Mais aux yeux de Granel, il revient au paradigme du petit prince algérien de jouer le rôle qu’est censée jouer la métapolitique de l’extermination sous la plume de Heidegger :

« L’écriture en tant qu’elle succède à la philosophie » (« Jacques Derrida et la rature de l’origine », Traditionis traditio, Paris, 1970, p.154).

Rien de moins. La tentation de dépolitiser et décontextualiser la pensée heideggerienne, révélée par Emmanuel Faye et Sidonie Kellerer, se fait aujourd’hui en toute connaissance de cause, alors qu’elle pouvait encore jouir, à l’époque de Granel, d’un certain bénéfice du doute, tant lui et Derrida, certes si arrogants et téméraires, semblaient lustrer sa pensée avec la dernière des candeurs. Tous deux semblent tellement disposés à voir dans l’écriture une sorte d’existential oublié par le contre-maître lui-même – puisque s’y tracerait en silence les reliquats d’un initial auquel ne se ferme que trop aisément le Dasein se perdant dans le catégorial, se confondant avec les propriétés et les essences alors qu’il n’en a pas. Cela amène Gérard Granel, rendant au passage quand même hommage à Beaufret sur ce point, à le détourner de toute réification, à le concevoir comme cet être en lequel l’irréel se ferait jour, si bien que les phénoménologues multipliant les eidétiques à son « sujet » feraient forcément fausse route : Heidegger penserait de façon bien plus radicale que Husserl (11), et ce n’est pas Jackie Derrida qui affirmerait le contraire, lui qui n’a cessé d’aborder le fondateur de la phénoménologie, au fond, à partir des violentes récriminations de son élève. La course à l’échalote de la radicalité (comme avec Foucault par ailleurs) conceptuelle est vraiment un topos douteux de la déconstruction biberonnée au nazisme euphémisé heideggerien. C’est que la tentation est trop grande pour les deux fanatiques de l’écriture de se faire passer pour des Prométhée déchaînés de la métaphysique réalisant le programme proposé par leur gourou : « l’écriture », dire « exorbitée de l’orbite même de l’être » entrerait en une « insurrection technique » laquelle « vole à l’ouvert le feu de son inapparence » ! (ibid.) Alors que la métapolitique avait pour visée l’auto-anéantissement de la Judentum et de sa Machenschaft phagocytant la planète et détournant du Seyn, Granel croit avoir découvert avec son confrère une incitation à l’insurrection littéraire : subversion toute germanopratine qui, il faut l’admettre, serait malgré son ridicule un peu plus présentable que la solution finale qu’avait « à l’esprit » Martin Heidegger. Ces travestissements involontaires de ces enjeux tragiques par d’autres somme toute, à comparer, dérisoires (les Heidegger-babies désirant célébrer les noces de feu d’une écriture hölderlinienne) ne tiennent plus pour quiconque s’est imposé le minimum d’acribie et de rigueur philologique – ne serait-ce qu’en lisant tout le corpus, ce que ne pouvait pas faire le pauvre Granel. Le voir comprendre l’Aufstand d’inspiration schellingienne , sous la plume de Heidegger, comme un simple « Gestell d’écriture » (expression qu’utilisait Malabou dans un mail qu’elle m’a envoyé de Nanterre il y a une dizaine d’année), c’est vraiment mesurer toute la vanité de ces interprètes canoniques jugés « brillants », mais dont le narcissisme croit reconnaître dans les clins d’oeil nazis de Heidegger des œillades destinées à leur propre élitisme autocomplaisant. La lecture de ses écrits sur des notions conjointes comme la Freyheit et la criminalité leur ferait mesurer tout autrement de quoi il retourne avec « l’insurrection technique », et qui a bien plus à voir avec les chambres à gaz bien concrètes qu’avec « écrit prométhéen » d’un Artaud (orthographié « Arthaud » dans cet article) ou d’un Genet. Granel pousse le bouchon jusqu’à présenter la propension à un écriture plus triviale (« réaliste », procurant du « sens », faisant œuvre par de la « méthode ») comme un Némésis immanente à ce rapt prométhéen que serait l’écriture, ou du moins ce qui mérite d’être nommée ainsi. La retombée dans la métaphysique de la présence – en langage heideggerien, dans la Verjudung – serait l’Enteignis, la dé-propriation guettant l’écriture héroïque vers son propre désastre : aucune écriture révolutionnaire (« irréalisante ») n’est suffisamment révolutionnaire ! Comme Heidegger victime du piège du Rectorat, elle retombe dans les bras de l’amante métaphysique, punition pour son outrecuidance de puiser auprès de ce feu du rien, du non-étant qui l’ajointe. Granel produit un mythe pour l’écrivain en lui puisant à partir d’un vulgaire mythe nazi : son élitisme extatique communique sans problème avec la légende suprémaciste procurant à ceux organisant « la transition » (la solution finale) un discours glorifiant leur condition tragique. Le sublime du Seyn justifiait la mission exterminatrice, mais il peut aussi bien apparaître comme ce qui glorifie l’écrivain s’aventurant héroïquement à des hauteurs le faisant voisiner avec la folie, son texte « se craquelant ». De chaudes larmes coulent sur nos joues, et la terreur sacrée nous envahit. Nous avons souvent fait référence par ailleurs au degré immodéré de délire des traducteurs « orthodoxes » de Heidegger, mais les inorthodoxes, en la matière, ne sont pas mal non plus : Granel explique que s’il a écrit tout ceci, c’était pour préparer à ce qui serait nécessaire à la traduction de Sein und Zeit. Celui qui oserait s’aventurer dans ces parages sacrés devrait éprouver l’effroi qui sied à la source où puise le penseur luciférien de Messkirch, à ce « feu » du « rien », thème qui n’inspirera pas peu le Derrida de De l’esprit. À l’évidence, nous voilà, doux euphémisme, bien loin des enjeux traditionnels d’une traductologie qui ne s’invente pas une aventure auprès d’un feu sacré pour pouvoir justifier ses propositions de traduction, et même le pauvre François Vezin a dû paraître tout penaud en lisant ce degré d’exigence granelien. Si le traducteur doit se comparer à un demi-dieu grec pour se lancer à l’abordage et proposer une traduction d’Erschlossenheit, c’est peu dire en effet que l’exigence élémentaire de « lisibilité » (Granel y fait référence) peut paraître, à proportion, pitoyable de trivialité aux yeux des impétrants désormais terrifiés par la tâche héroïque. Sa pertinence est comme ridiculisée.

Granel pour disposer à la haine de l’ « américanisme »

« Granel le magnifique », dit Derrida dans le livre d’hommage collectif. Il faut dire qu’il lui a aussi continuellement rendu grâce de donner lui aussi – et pas peu- dans la « phi-lol-ogie » (voir notre entrée sur ce sujet), l’arbitraire le plus déchaîné en la matière. Mais Granel propose quelques petites piques critiques ça et là. « Mais comment alors éviter le soupçon, la crainte sournoise et glacée, que peut-être la pensée de la Différence n’est encore que l’orgueil émacié de la métaphysique battant les flots de la métaphysique ? (…) Granel continue ici :

« L’hésitation de la question-de-l’écriture devant une question de l’être avec laquelle elle a pourtant en un sens reconnu son identité essentielle, me paraît se situer ici. Derrida ne semble rien redouter davantage que d’occuper un nouveau centre, et ce d’autant plus qu’en effet toutes les lectures les plus difficiles (de Rousseau et de Husserl, de Saussure, Jakobson et Hjemslev, d’Artaud et de Bataille), s’ouvrant devant son écriture, reconduisent celle-ci à elle-même comme à un centre. Mais un centre herméneutique ; c’est-à-dire en un sens un centre qui reste désert, pur pouvoir de déchiffrement et non savoir originel rayonnant sur les autres savoirs et s’enchaînant avec eux, mince ligne de partage et non domaine philosophique hiérarchisé avec les autres « domaines ». Et que dire là-dessus, sinon que la situation de Heidegger paraît être exemplairement celle que Derrida souhaite pour sa propre écriture, et qu’il est vain ici d’entamer un concours de maigreur ? D’autant qu’on ne gagne rien à trop exténuer le centre. »(« Jacques Derrida et la rature de l’origine », p.11)

Granel semble ici bien vouloir rapporter Derrida à son contre-maître, façon de suggérer qu’il ne « diffère » guère de lui, en particulier dans la course à la « pauvreté »: le « concours de maigreur » et la course à l’échalote du « décentrement » demeure bien celui de l’insurrection de l’esprit, cependant méconnue et éducolrée en sa dimension ultra-nihiliste et nazie, comme à l’accoutumée. Alors que Catherine Malabou semble trouver, en 2022, en s’extasiant, des ressources an-archiques terminales chez le dernier Michel Foucault rejoignant tout bêtement une position cynique (on a envie de dire : tout ça pour ça, alors que tous ces gens mépriseraient Cioran), Granel semble la regretter :

« D’autant qu’on ne gagne rien à trop exténuer le centre. Celui-ci est encore plus invisible à l’époque et à ses intellectuels, que l’idée de table, dont parlait un jour Platon, ne l’était à Diogène le Cynique. Car l’époque est, si l’on peut dire, essentiellement cynique. De la foudroyante destruction de la métaphysique des modernes par elle-même, en qui est apparue la « fin » de la philosophie, elle a retenu à peu près que le Monde était sans doute un sorte de grand tonneau, où l’on pouvait loger à l’aise un petit rire à l’égard de la vérité ou de l’être. Impudique comme une chienne, et pendant qu’elle se pourlèche de cette grande absence, elle n’entend même plus ce qui sépare le petit bruit honteux qui sort encore d’elle du grand rire de Nietzsche, ou de cet autre grand rire qui unissait pour Bataille le jeu et la mort. L’époque exactement ricane » (ibid.)

Où l’on voit à la fin de ce passage toute l’originalité de l’essai Ironie et vérité de MBK: les « chiennes » postmodernes apprécieront. De même que Heidegger s’arroge, dans un long texte des cahiers noirs, le droit d’être le seul à avoir ce que signifie « rire » (vraiment trop long à retranscrire in extenso, GA97, p.182 voir nos analyses dans Heidegger et sa solution finale) à travers un « humour qui ne se manifeste pas » – toujours la sigétique, en guerre invisible- Gérard Granel s’approprie tranquillement la Heiterkeit nietzschéenne – l’ego conquiero n’est finalement peut-être pas où on le croit – ainsi que les dérives fascisantes prétextant la prodigalité – – pour minorer le sens de tout autre éclat de rire. Comme toujours quand il est en filigrane question du nihilisme, c’est pour – au sens où on en parle Nietzsche – faire honte à la toute dernière modernité :

« L’époque exactement ricane, comme si la philosophie était devenue un trou, qu’il s’agit seulement d’éviter sur le parcours quotidien de la science. Et certes, la philosophie est morte. Ce ne sont pas les dévots de la science qui nous l’ont appris, mais bien nous qui le leur avons fait savoir, et eux qui depuis le répètent sans l’avoir compris. L’idée même de « science » qu’ils nourrissent (il ne s’agit pas ici des physiciens, mais de ceux qui veulent inventer ce troisième genre de science dont nous avons parlé plus haut), alors même qu’ils la déguisent d’un anti-humanisme sans lequel ils n’oseraient tout de même plus se montrer dans la rue, cette idée n’est encore que le cadavre de la totalité, la défroque même de la philosophie. C’est pourquoi aussi l’horrible odeur du défroqué colle aux basques de tous nos cyniques, et pourquoi on les voit chercher partout, n’importe où, l’encoignure du savoir où ils pourraient se débarrasser effectivement du squelette qui est assis sur leur dos. » (p.12)

Autrement dit : seule la philosophie et la déconstruction pourraient encore sauver cette technoscience qui de cybernétique en transhumanisme cacherait bien mal sa pro-venance sacerdotale ancienne : là où le plus mauvais Nietzsche « se bouchait le nez » en fréquentant « les Juifs polonais », Granel est pris de hauts-le-coeur à la proximité des scientifiques « qui ne pensent pas » – et pour cause : ils ne seraient que les rebuts tardifs du monothéisme, les « défroqués » d’un humanisme chrétien qui n’en finit plus de se séculariser, et qui se sent secrètement coupable de ratifier la seule attitude qu’ils arrivent à s’infliger face au nihilisme extrême dont ils seraient porteurs : le cynisme. Il nous semble bien plutôt que le cynisme se trouve du côté de ceux qui font profession de capitaliser symboliquement sur la pensée, pour le coup, ultra-cynique d’un nazi justifiant historialement les pires horreurs en chargeant l’autre judéo-chrétien, mais passons. L’essentiel pour Granel semble être de chercher à resserrer les rangs de la petite Camorra déconstructice, il ne faudrait pas que les capos se dispersent et pactisent avec la police scientifique et ses médecins légistes :

« Mais pour la question de l’être (ou bien : de l’écriture) [NDA : je souligne] il n’en va pas de même. Celui qui la pose n’est pas le défroqué de la métaphysique. Il n’a donc pas non plus son appétit inquiet et fureteur pour le « dehors » de la philosophie – au premier chef pour l ’économique, le linguistique et le psychanalytique –, qu’il transforme aussitôt en un champ d’action à laquelle il brûle de se livrer : la répétition maniaque de la métaphysique. Rien sans doute n’est plus admirable dans le travail de Derrida que d’avoir précisément suivi cette activité pathologique, de l’avoir décrit comme un nouveau Charcot – inventant en somme l’hystérie des objets idéaux – et d’en avoir démonté le mécanisme. Tout cela, nous l’avons vu, par la puissance herméneutique propre à la question de l’écriture, ou question de la Différence. » (ibid.)

Alors que, nous le montrons assez, ne serait-ce que dans l’entrée « économie », Jackie reprend les délires heideggeriens sur la volonté de volonté insurgée en cherchant en vain à les recoder à partir de la Wiederholungszwang freudienne, son petit pote toulousain célèbre ce psittacisme en le dépeignant en espèce de psychiatre explicitant cette compulsion de répétition onto-théo-logique qui serait obsédée par la métaphysique de la présence et ces traîtrises de l’être (ou bien : de l’écriture) que constitueraient tous les excursus du côté des diverses sciences, véritable déchéance ou décharge de la philosophie. Quid de la pulsion de répétition des heideggeriens-de-gauche qui ne semblent pouvoir sortir du paradigme heideggerien qu’ils décrivent pourtant eux-mêmes comme dernier spectre de la métaphysique qu’il est censé avoir achevé ? Granel n’en dit évidemment mot, et pour cause. Il semble plutôt occupé à rappeler à l’ordre son compagnon de cothurne en lui rappelant le mot d’ordre implicite de Heidegger de mépriser de toute leur hauteur la psychanalyse, la linguistique et l’économique, Freud, Saussure et Bataille étant certainement jugés de loin inférieurs au mage de Messkirch. De la métapolitique à son archipolitique, le recodage pas très fin garde évidemment l’essentiel de l’armature : le pathos hautain de la distinction, et ses grands airs traitant tout le monde d’ « hystérique » ou de « dernier homme », de rejeton tardif d’une métaphysique qui n’en finit plus de refuser de crever. » Sa démence compulsive et ses pathologies scientistes appellent les mesures drastiques d’un nihilisme terminale que le Heidegger propose comme seule issue « tragique », et ses petits soldats, cela va de soi, n’y trouvent pas grand chose à redire, puisque ce serait là le « destin » de l’Occident. Hitler est donc nécessaire de par cette contamination et ce resserrement criminel initial : : « une limitation nous commande et, sous peine de folie, d’errance interminable, de crime incoercible, notre existence n’est possible qu’en se rangeant à ce commandement, et d’abord en recherchant les conditions de son écoute et de sa formulation. » (« Les années 30 sont devant nous » (« Les années 30 sont devant nous » conférence prononcée en anglais, à la New School for Social research de New -York en novembre 1990 – où enseignaient Arendt et Schürmann, et est publiée in Études, Galilée, Paris 1995). Autrement dire, seule une pensée arrivera à destituer le commandement-commencement qu’est l’archique (qui n’est pas franchement présocratique que le révèlent les cahiers noirs) sera en mesure de pousser à ses limites ce téléguidage occulte ; à quoi Derrida souscrit-il de tout ceci ? Même avec ses « réserves » toutes en finasseries ratifiantes ? Ou reprocherait-il à son ami, comme il lui arriva de le faire à Avital Ronell (12), d’être trop radical et de le déborder par « la gauche » (alors que, disons le nettement, ce n’est, euphémisme du siècle rappelle Stéphanie Roza, pas franchement à gauche que nous sommes ici) ? Aux yeux des derridiens, cette pose radicale n’est jamais un problème, même quand elle a de façon patente été inspirée par quelqu’un qu’ils savaient peu ou prou versé dans le national-socialisme. Mais ils ont tellement été dupes des stratégies d’auto-blanchissement élaborées par Heidegger à travers ce qui constituera pourtant le fond de ses écrits négationnistes – qu’il ne leur a pas été difficile de le suivre partout, y compris dans ses piques pourtant suspectes contre les démocraties. Granel, dans un cours du 6 décembre1988 rapporté par un des ses élèves éblouis, singe une fois de plus comme Derrida la critique de l’économie de la volonté de volonté: « Ce qui est inquiétant pour les démocraties, c’est qu’elles sont liées à un corps productif, elles sont un corps productif dans une inexistence politique. Ce qui implique qu’elles sont à la merci de quiconque agitant une transcendance, une grandeur » (13). Les déconstructeurs agitant des thèmes sublimes pour impressionner sont-ils de tels agitateurs ? Bien sûr que non, voyons, leur manichéisme se mettant au diapason de la haine heideggerienne pour la judéo-christianisme censé rendre possible tous les dictateurs se serait bien évidemment dégagé de tels écueils, qui en douterait ? Au bout du chemin, toutes les paranoïas contre les démocraties effectives sont possibles, mais même au début du chemin en question, la suspicion est intense face à un parasitage qui semble pire que le phylloxera ; Gérard Granel précisait dans ce même cours : « Une cité qui n’est qu’un corps productif n’est-elle pas destinée à nourrir des illusions et à mourir ? Les apôtres étaient douze, et deux cents ans plus tard l’empire de Constantin s’est converti au christianisme, parce que l’empire romain était un grand « corps », une « matière », qui s’est laissée christianiser.» Le grand gaillard à l’accent du sudouest a envie de voir de Byzance à Constantinople une déchéance, on n’ose songer à ce que Douguine « pense » du passage à Istanbul. Le plaisir innocent qu’il y a à insulter des milliards de croyants en faisant passer leur institution pour un « grand corps malade » – avec le « corpus » ontothéo-logique qui va avec, cela va de soi – fait partie des petites gâteries qu’aiment à s’offrir (compulsivement?) les Nietzsche babies. L’heideggerisme redouble la violence de l’auteur de La généalogie de la morale et de L’Antéchrist en rabattant l’ensemble sur « la technique », à savoir, les techniques de computation et de magouille permettant de s’emparer de l’étant à partir du Sein, l’Être suprême. Le capitalisme (entendre : juif) n’est jamais bien loin, avec, heureusement (ouf!) la caution marxiste en arrière-plan :

« l’infinitisation d’un corps productif – par « raffinement », au sens humien, de « produits » financiers de plus en plus subtils ou abstraits (« David Hume : le cynisme de la production », in Ecrits logiques et politiques, Galilée, 1990)

Difficile ici de ne pas songer aux violentes attaques antisémites des Anmerkungen contre la Raffinesse juive. Selon Granel, Hume porterait jusqu’à la caricature ces traits britanniques consistant à se proposer d’être les suppôts du diable capitaliste ; il « est d’une précision et d’une obstination confondantes dès qu’il s’agit de produire l’analyse des phénomènes fondamentaux de la production britannique, c’est à dire de celle qui figure la détermination ontologique de l’activité moderne : l’infinité. Hume dit « luxe », « raffinement »… » Un torrent de mépris est bien sûr constatable ici, Granel est pris d’un haut-le-coeur, lui qui ne devait, de toute évidence, ne consommer que des produits du terroir du sud-ouest. Entre deux tartines de pâté de canard, il ratifie donc ces critiques heideggeriennes du libéralisme anglo-saxon, ce « communisme anglais » dont parle Heidegger dans sa grotesque Geschischte des Seyns où il les traite de « bolchéviques » à force de ne voir partout que révolte des esclaves-fonctionnaires. Granel recommande bien la lecture de David Hume, mais uniquement à titre de symptôme, et bien évidemment pour l’éreinter : dans la droite ligne des recommandations de mépris depuis Leibniz méprisant Locke, dit Nietzsche, Hume serait très utile

« à qui veut aujourd’hui combattre l’évidence du système de la modernité (dont pourtant il fait le panégyrique avec un cynisme tout britannique)» (ibid., p.299).

Le cynisme serait celui d’une mondialisation hypocrite morale car en vérité impérialiste et coloniale, répondant à l’exigence initiale de la volonté de puissance prophétique sur-déterminant l’Occident. Entre deux diatribes acerbes contre Winston Churchill, Martin Heidegger, dans son cours sur l’imperium intitulé Parmenides, s’en prenait au

«fallere romain, le faire-tomber en tant que leurrer, réside le « tromper » : le falsum est ce qui trompe sournoisement : le « faux ». » (…) « « Faire tomber » est alors leurrer, une « ruse », Trick, mot qui d’une façon qui n’est pas accidentelle vient de la langue « anglaise ». (GA54, p.153)

Pas sûr que Granel aurait trouvé grand chose à redire à un tel texte violemment xénophobe (14) , puisque sa cible est la même : « le système », et son fantasme, pas différent non plus :

«…conspirer à la libération du possible. Du possible en tant que tel. Du possible tout court. C’est à dire du Logique. Prémisse à toute libération du moral (15) et du politiques en leurs possibilités. » (op cit., p.381)

Se libérer du moral ! Tout un programme : Freyheit surnazie contre le monothéisme inspirant les dictatures libérales, communistes ou fascistes, toutes ressortissant du « même » productif, ou, dirait Derrida, « télé-technolologique » (Belhaj Kacem bredouillant une même Gerede : « pléonectique »). Et derrière, le fantasme humide qu’écrire avec ce ton comminatoire de petit inquisiteur paraheideggerien pourrait changer le sort de la planète depuis un amphi rempli de midinettes ou à un colloque rempli de cooptés : «…la phénoménologie déconstructrice des époques « change le monde », disait, Reiner Schürmann, parce qu’elle révèle le dépérissement des principes». D’un petit ton apocalytptique un peu redondant. C’est en effet ce dont rêvent aussi bien Derrida et ses féministes promouvant un « nouvel » an-archisme ; un travail textuel qui, par capillarité, finirait par convertir des élites ultra-progressistes faisant passer tous les humanismes phallocrates-néolibéraux pour obsolètes et complices du pire. La « liberté » qu’ils survendent serait frelatée et les heideggerolâtres n’ont pas besoin d’être beaucoup poussés pour reprendre le slogan – qui ravira les réactionnaires de tous poils- selon lequel il faudrait se « libérer de la liberté » individualiste libérale : « Triomphent partout le marché et la Liberté : Freedom !… » ironisera Granel quelques années plus tard, dans une interview sur France Culture, même si à ce moment-là (début 96) les « divers craquements » de l’époque avaient déjà pris la forme de la montée de l’intégrisme islamiste, comme il le fait remarquer dans cette émission. Ce qu’il rattachait, non pas du tout à des questions de trivial fanatisme religieux : il s’agit toujours de tout rapporter aux réquisitoires heideggeriens ; il n’hésite donc pas à prêcher pour sa paroisse, évoquant quelque « épuisement du possible moderne en tant que logique de l’infinité », dont « les ruptures fascistes, nationale-socialistes et staliniennes constituaient déjà une première manifestation » ; autrement dit , une des manifestations de la volonté de volonté insurgée s’éternisant, « blocage du système des idéalités infinies. » comme il l’avait déjà décrété lors de son invitation, loin de son terroir, à New York. Jouant sur le titre de l’ouvrage de Dominique Janicaud, il charge comme il se doit les vilains Aufklärer qui ne seraient que les agents prométhéens de la manigance arraisonnant tout : «… la « puissance du rationnel »… qui n’est certes pas une puissance des Ténèbres (l’un de ses noms est au contraire « les Lumières »), se change en pur et simple pouvoir étendant sur toute finitude la nuit d‘un asservissement sans mesure..» Mais l’insurrection de la subjectivité, programmée depuis plus de deux millénaires par les magouilleurs-techniciens et leur Raffinesse laisse entrevoir une divine surprise, une issue inespérée, celle de la contre-insurrection heideggerienne, le national-socialisme-bien-compris : « On concevra sans peine qu’une puissance qui se change en pouvoir pur et pour laquelle miroite l’imaginaire de la totalisation annonce, dans le système qu’elle domine, d‘inévitables « craquements, je veux dire : prépare toutes les révoltes. » Le brun-rouge crépite ici d’excitation, lui qui prêt à en découdre depuis sa chaire. Granel s’empresse toutefois de faire prévaloir le brun plutôt que le rouge, sans toutefois s’en aviser: « l’histoire de la raison suffit à rendre raison de l’histoire (16), et qu’en somme je me dirige vers un néohegélianisme qui se serait simplement doté de quelques moyens d’analyse de style heideggerien d’une part et de quelques outils épistémologiques d’autre part.. Il ne s’agit cependant de rien de tel, même s’il est admis ici en effet que l’infinité du sujet est l’un des foyers du monde moderne. Pareillement, en ajoutant aussitôt que le second foyer de ce monde consiste dans l’infinité du Travail-Richesse je n’entend aucunement dire que la production économique est le seul moteur de toute réalité moderne, y compris celle de son système d’idéalités. Pas plus de marxisme, donc, que d’idéalisme ni de mixte des deux. » (…) L’ennemi à abattre, c’est l’idéalisme, et son simplement retournement marxiste, qui y est encore intriqué et n’est que sa rémanence. Il semblerait que Gérard Granel saisisse obscurément, sûrement à partir des volumes du Nietzsche, l’horizon d’autoanéantissement auquel veut mener le surnazisme heideggerien :

« Le problème…ne réside pas dans le simple fait de l’accélération de l’infinité : le problème apparaît seulement où la production n’est plus possible qu’à la condition d’incorporer le leurre d’une infinité en acte , autrement dit celui de la totalité-en soi, dans son développement réel. A partir de ce moment, où le bouclage métaphysique de sa logique devient indispensable à son fonctionnement effectif, la production est contrainte (quelles que soient par ailleurs ses intentions et ses représentations explicites par exemples morales) de dévorer pour ainsi dire toute limite, interne ou externe. » Le « bouclage » en question est l’oubli de l’être et de la différence ontologique, par lequel toutefois la manigance se voit amenée à ses dernières conséquences, salutaires, pour qu’elle se dé-livre. Tant que ce n’est pas le cas, son homéostase consiste à installer le devenir-fongible de tous les étants cette logique du même sur laquelle repose la métaphysique de la présence telle que la décrivent aussi bien Heidegger que Derrida (« … que nous existions encore un peu autrement que comme des euros français à côté des euros-dollars et des euro-chèques, ou que tel soit déjà notre unique mode d’être… », Ecrits logiques et politiques,op cit., p.284)

Granel se fait fort d’alimenter leur moulin en s’en prenant lui aussi au Geschäft im-monde qu’installerait l’Heimatlösigkeit dé-vastant tout sur son passage :

« Pour commencer par le commerce au sens propre, il ne devient pas « commerce mondial » simplement parce que, depuis les Grandes Découvertes (Cristiforo Colombo, Amerigo Vespucci, Magellan, Marco Polo et consorts), il s’étend de toute part sur le monde ; il ne devient commerce mondial en un sens essentiel que lorsque toutes les composantes du commerce (prix des matières premières, coût du travail, coût du transport sous toutes ses formes, changement incessant des méthodes techniques, ouverture de nouveaux marchés, système monétaire, réglementation juridique, etc.) premièrement deviennent de plus en plus des facteurs interdépendants, et deuxièmement sont déterminées chacune au niveau mondial. Plus encore : l’expression « commerce mondial » (mais sans doute est-ce le moment de parler de lui dans sa langue, l’américain, en effet plus révélatrice de ce qui est en cause), disons donc : l’expression World-Trade achève d’acquérir sa pleine signification ontologique lorsqu’elle ne signifie plus seulement que l’extension du commerce aux dimensions du monde est devenue l’essence même du commerce, mais encore ce fait étrange que « le monde est commerce ». (ibid.)

Le verbe être est ici mis en italique mais aurait pu être mis entre guillemets, tant le lecteur peut se douter que cette description est, au bas mot, péjorative. Les anglo-saxons voués au Trick, à l’embrouille et à la manigance juive, sont les préposés à ce grand bazar qu’est la mondialisation économique, eux qui avant l’étaient sous une autre forme d’un colonialisme qui n’est qu’un autre nom de l’imperium romain (quand il écrivait ceci en 1942, Heidegger savait pertinemment que les historiens nazis décrivaient la Rome cosmopolite comme enjuivée, comme le décrit l’heideggerien Chapoutot se tirant une balle dans le pied dans sa Loi du sang). Cette « mondialatinisation » façon Granel est la description de l’enfer gnostique heideggerien en lequel la Judentum tire profit de tout, ne tolérant plus aucun espace pour les noms sacrés (ou pour l’écriture refusant de se soumettre à une économie chez Derrida). En des accents rappelant ceux anti-judaïques du Kant de La religion dans les limites de la simple raison fustigeant déjà l’extension de la sphère de la circulation, Granel écrit : « Ce que cela veut dire, c’est que toute réalité (non seulement dans la « sphère » de la production commerciale, mais aussi dans les « sphères » politique, intellectuelle, artistique, éducative, etc. – et jusque dans « la sphère religieuse »), toute réalité ne peut tout simplement pas être sans être soumise (17) au commerce, sans entrer dans une logique commerciale . Cependant le caractère abstrait et infini de cette logique désormais agissante en toute activité humaine comme le « côté commercial » de celle-ci, n’ayant rien à voir avec les caractéristiques intrinsèques et les besoins essentiels des diverses sphères d’activité que je viens de mentionner, il y arrive ce qu ‘Aristote avait déjà compris qu’il devait nécessairement arriver si l’on mêlait ne serait-ce qu’une goutte d’infinité à ce qui est fini par essence : sa disparition par infinitisation galopante. » Le vœu, si cher à Martin, d’un autoanéantissement de ce virus du commercium et de l’argent, finit donc bien par affleurer, évidemment en termes plus fleuris. Le « mauvais infini » de ceux ne sachant mourir les emporterait forcément dans leur hubris, Françoise Dastur peut dormir tranquille, le sourire aux lèvres. Tous ceux allant jusqu’à s’effondrer dans des postures complotistes tellement ils enragent de ne pouvoir faire expirer l’esprit du nihilisme capitaliste – se condamnent, en puisant dans le fonds heideggerien de spéculations cherchant une « issue » – à en ratifier les délires antisémites à peine cryptés. S’ils se sentent alors traités « d’antisémites », ils ne peuvent s’en prendre qu’à leur propre candeur ou hypocrisie herméneutique. Qu’il s’agisse d’incompétence crasse ou de complicité avec le brun, leurs petits cris indignés nous font bien rire. Le cas Granel est en cela un cas d’école, même plus marqué que celui de son ami Derrida : il semble être superlativement cette parodie d’ « heideggeriens-degauche » qui ont fait des carrières dans les années soixante-dix en tenant des énoncés de la métapolitique de l’extermination sans s’en rendre compte, tout en jouant les forts-en-thème. Un passage comme celui suivant est éloquent pour qui a appris à relire Heidegger et ses pâles décalques : « Le titre que j’ai choisi veut que nous nous bornions à voir comment un tel destin se réalise dans la sphère dite « politique ». Il se réalise dès le moment où le caractère transcendantal du souci politique – disons : être responsable de l’être-en-commun en tant que tel et en totalité – devient « moderne » au sens achevé de cette détermination historiale. C’est-à-dire lorsque est atteint le moment où la société, définie comme corps productif, est capable de « courber » la responsabilité politique elle-même (au sens du « to curb » humien). Dès lors les « valeurs morales », même si elles sont invoqués (et dieu sait qu’elles le sont ! c’est précisément un symptôme de paralysie éthique que le déchaînement des moralismes de toute obédience), même si un cri de revendication pour plus de liberté ou de justice s’élève toujours, et peut-être plus fort que jamais, parmi les citoyens, même si enfin de telles valeurs (pourquoi pas ?) inspirent effectivement les politiciens – dès lors donc elles ne sont pourtant plus capables de gouverner une réalité primitivement et ultimement dédiée à la « production ». Ou plutôt les exigences morales elles-mêmes ne peuvent être réellement « efficaces » qu’à l’intérieur de l’horizon de la réalité moderne en tant que réalité productive. » Question : qu’estce qu’un tel propos est censé apporter de plus que ce qui se trouve déjà être décrit vers 1939-40 par Heidegger dans ses traités ésotériques ridicules ou ses séminaires sur Jünger ? Quel est la plusvalue, si ce n’est le léger ripolinage censé l’adapter pour pouvoir passer (l’arme) à gauche ? Granel est l’opérateur par excellence de ce que visait Heidegger à partir de 1945 comme il l’avait fait sous Weimar, abriter son contenu explosif, incendiaire, et le rendre présentable ; et voilà le brave Martin comme recours envisageable pour pérorer sur le chômage et patauger dans le dernier magma confusionniste brun-rouge permettant d’embrigader toutes les belles âmes de gauche s’indignant certes à juste titre contre les dérives néo-libérales:

« dans sa détermination moderne achevée, le travail n’offre plus aux « forces essentielles de l’homme » (en langage marxien), au « Dasein dans l’homme » (en langage heideggerien), la possibilité de s’investir et de se déployer en lui. On ferait une analyse semblable, il va sans dire, à propos du système éducatif, du secteur culturel (expression dont je vous laisse savourer l’horreur), de la dégénérescence de la fonction politique en techno-bureaucratie d’une part et en gang démagogique de l’autre, de l’information en formation collective à l’Informe comme tel, de la justice en auxiliaire de la police, etc. etc. L’important est, encore une fois, dans le fait qu’à travers tous ces phénomènes un même moment historial se réalise et se dissimule à la fois, qu’on pourrait peut-être nommer l’invagination de la totalité, le besoin « to keep everything under control». Dès lors on peut concevoir ce qui s’est produit en Allemagne dans les années 30 comme une sorte de maquette ontico-ontologique de ce qui nous menace ontologiquement tout court, sans tomber pour autant dans aucune confusion ni extrapolation naïve. » (Études, op cit., pp.81-85.)

La petite précision finale est ici savoureuse ; car c’est pourtant exactement, malgré la dénégation, là où se vautre Granel. Nous avons ici le prototype du discours complaisant que les pseudo-élites universitaires façon Chapoutot ou les marges complotistes agambéniennes cherchent à servir au petit-peuple-de-gauche : que l’hitlérisme serait un gros l’essence du capitalisme managérial planétaire ; ne manque pourtant que le corrélat de ce discours « le nazisme est un humanisme » : que la véritable maquette manquante de cette engeance serait la Machenschaft par laquelle la Judentum chercherait à étendre son emprise depuis plusieurs siècles en installant le Sein au détriment d’un Seyn qui lui, restituerait (Tiqqun) l’étant au lieu de le présentifier. C’est par cette méconnaissance que l’aveugle audace granélienne -analogue à celle de Derrida et de Lacoue, croit pouvoir élaborer « son » interrogation « archipolitique », en ne comprenant pas non pl un traître mot de ce qui se joue à travers la capture du Logos par le surnazisme heideggerien :

« La question politique (ou comme on préfère dire ici, archipolitique) ne s’ajoute pas de l’extérieur à cette interrogation sur la logicité. Par l’aspect historique de cette dernière, elle est en effet déjà là lorsqu’il s’agit de repérer sur les coordonnées de la Présence et de la Production la situation ontologique de ce que l’on dévoile comme l’âme du monde moderne… » (Ecrits logiques et politiques, Galilée, Paris, 1990)

Le fait de trouver un éventuel fil directeur de la tradition depuis le Deckname « Parménide » rend quelque peu paranoïaque les heideggerophiles, qui ne flairent apparemment pas le mauvais coup qui va se jouer sous cette locution : « déjà là ». Le Da-sein bien compris est celui qui actualise ce discernement ouvrant à ce savoir sur l’être-jeté et la facticité : avoir toujours déjà été intriqué (Trick!) dans l’ancienne manigance menant à la faction et ses contrefaçons du monde. Bien niais, Granel semblait sincèrement croire à la façade qu’exposait Heidegger pour ne révéler que bien plus tard que c’était la Judentum qui était visée : il croit que ce serait seulement l’héllenisme ! « Autrement dit la question pour nous occidentaux, aujourd’hui plus que jamais, est de répondre au commandement de limitation grec : « …d’abord en recherchant les conditions de son écoute et de sa formulation » (comme nous le citions en commençant.) Comme si c’était de grecomanie qu’il était ici question ! Les restitutions philologiques tardives permettent bien de mesure la faillite d’un tel logiciel herméneutique ayant leurré pendant des décennies les receptions françaises, italiennes, et mondiales (les hypocrites derridiens ayant profité à plein de la mondialisation pour essaimer) qui avait été concocté par Heidegger pour répandre finalement son venin – in cauda venenum. Bien entendu, tous ceux qui ont fait carrière sur cette faille béante ne peuvent que s’étrangler et ils trouveront toujours des stratégies de dénégation, puisque l’auteur nazi les a offerte clé en main pour continuer son camouflage pour sa guerre invisible cherchant à subvertir les démocraties en s’y lovant sur le modèle qu’il imagine être celui de cette « juiverie ». Ils se rendent donc hommage sur hommage, vantant tour à tour la grandeur de l’un puis de l’autre, pour le coup intriqués dans les mêmes commentaires de bas de page de la métapolitique . Ce qui est retenu, c’est surtout l’injonction narcissique et élitaire. Jacques Derrida :

« Il y a toujours eu, pour moi, de la hauteur chez ce grand que fut Granel (…) Je me suis toujours senti, devant lui, roturier de la culture française et de la philosophie en général. Chaque fois qu’il m’a montré qu’il ne me voyait pas ainsi (ce qui fut assez souvent le cas, pour ma chance), je me sentais bêtement gratifié, honoré, racheté même, élevé, hissé… » (Jacques Derrida : « Corona vitae », in Granel, l’éclat, le combat, l’ouvert . Belin, 2001)

C’est comme si il avouait involontairement qu’i admirait Granel d’encore mieux à heideggerianiser à gauche que lui, en somme ; il le décrit comme retournant « inlassablement sur les textes de la tradition », il retournait sur le chantier « pour forger des outils phénoménologiques, pour désenfouir ce que quelque an-archéologie pourrait ensuite faire exploser contre quelque fatum libellorum, fantasme kofmanien d’un complot d’enfouissement et de rétrécissement contre lequel « l’écriture » s’héroïsant elle-même aurait à lutter. Les derridiens n’ont pas leur pareil pour se faire leur propre petite légende, se décrivant dans une sorte de souffrance. Grane, dans un cours de 1978:

«Une pensée n’est jamais maître de sa ressource fondamentale. Cela entraîne quoi ? Quand une pensée endure plus ou moins la non-écriture ou l’écriture en retrait, cela implique qu’une pensée endure l’obscurité qui lui donne force »

En terme heideggerien, cette « énergie du négatif » spirituel est ce qui endure le mano-à-mano entre le « judaïque » nazi et le judaïque et pense depuis un à-venir en pointillé, extorqué qu’il est par toutes les captures présentifiantes n’en finissant plus. En terme derridien, c’est l’inouï d’une écriture à venir souffrant comme lors d’un accouchement car aux prises avec un fantôme indéterminé qui ne fait que se réserver. Le transfert rend la chose présentable, et même sexy pour tous nos « littéraires » en veine de mythisation de leur propre activité (qui ne devrait mystifier qu’eux.) Gérard Granel, en juin 1969, juste après mai 68, donc, rappelle qui est le gourou sans qui rien n’aurait pu être possible : « Heidegger, à qui tout le monde doit la lumière qu’il peut posséder aujourd’hui sur ce qui figure notre destin, c’est à dire sur la clôture de la philosophie occidentale, est peut-être le seul qui trouve encore cette lumière obscure et ne la confonde pas avec un fait de culture. Quand chacun est passé à autre chose, lui s’enfonce dans le retrait, et cherche l’accomplissement du retrait. » Si ce brave Granel savait ce que recouvre ce terme sordide d’acccomplissement, il serait peut-être pris d’une toute autre nausée que celle que lui inspire la mondialisation américaine. Remarquons dans ce passage qu’il souligne lui-même le « tout le monde », ce qui est peut-être un clin d’oeil de rappel à son ami Jackie, qui semble croire très fort à sa propre autonomie discursive par rapport à son « contre-maître » : Granel le rappelle à son ancrage heideggerien, et ce n’est pas nous qui allons le dédire. Il est d’ailleurs interrogé, par exemple par Christian Dubois, comme un incontournable pour penser convenablement à partir de Heidegger :

« Je crois qu’aujourd’hui la seule façon d’être fidèle à Heidegger n’est pas d’être « heideggérien ». En travaillant, par exemple, à augmenter de futures études heideggériennes qui vont fatalement nous tomber sur le poil. Bien plutôt, il faut croire [NDA, je souligne] suffisamment à la problématique sur le sens de l’Être, à celle de l’Ereignis ,de l’Austrag, et à la limitation possible de la forme métaphysique de la pensée, pour la poursuivre. D’abord en lisant – en cours comme il l’a fait – quiconque de la tradition : Leibniz, etc. Et, par exemple, il n’a pas lu Marx – on ne va pas en conclure que Marx n’est pas un penseur…Mais on peut lire Marx comme Heidegger lit Leibniz.» (Michel Deguy, Entretien avec Gérard Granel / Christian Dubois et D. Neveu)

Nous pouvons imaginer aisément ces interlocuteurs écouter religieusement de telles consignes de travail passant pour de sages paroles alors que les enjeux liés à l’Austrag, nous l’avons suffisamment montré dans nos Nouveaux essais sur l’entendement inhumain, sont tout simplement ceux de cette dé-charge du legs destinal judaïque que pourrait seul opérer le national-socialisme bien compris. Bien entendu, Dubois, qui passe pour avoir rédigé une monographie juste et équilibrée du penseur surnazi, nierait en bloc de telles lectures en surfant comme les autres sur les euphémisations habituelles que recouvre un tel lexique, pourtant indissociable de la problématique « historiale » de la Vernichtung. D’un revers de la main, il préférerait recevoir les consignes de « travail » granélienne, qui s’accordent peu ou prou avec les lubies derridiennes, du reste – – et qui ne concourent pas peu à faire le jeu de tous les complotismes en roues libres, qui se plaisent à s’imaginer « apolitiques » alors qu’elles valident en vérité les dérives d’extrême-droite : « L’heure n’est plus d’entrer (y apporterait-on, et de la meilleure foi du monde, un « supplément » rénovateur, re-radicalisateur, re-constructeur, etc.: cette vaine tentative de rebondissement affecte toutes les « familles politiques » ) dans le jeu politique réel sous aucune forme. » écrivait Granel mais « … d’aggraver le retrait du politique, en faisant voir, par description et analyse conceptuelle, comment sont prisonnières d’un même bouclage du possible (et d’un possible épuisé), au sein duquel elles sont solidaires bien au-delà de leurs « différences », les formes libérales, sociales-démocrates et paléo-marxistes (18) d’action et d’analyse, et pourquoi elles se retournent aussi bien en autant de formes d’impuissance et de cécité. » (Ecrits logiques et politiques, op cit ;, p.334.) Voilà qui aurait pu aussi bien être rédigé, dans toutes leurs nuances de brun, aussi bien par Malabou, Agamben, les Tiqqun, que Belhaj Kacem, croyant peindre en rouge. Pas un pour envisager comme véritablement périlleux de rejoindre le discours lorgnant fort du coté des néo-fascistes, sur ce que pourrait recouvrir un tel « blocage » et sur ce que pourrait éventuellement recouvrir d’un voile pudique le terme « aggraver » et « prisonnier ». Les thématiques brunes et rouges sur « l’aliénation » se rejoignent non loin du site d’AZF, en un mélange bien plus explosif du Mirail. Cette convergence implique de la part de Granel un « retour-à-Marx » qui est en vérité un alibi un peu flagrant pour renouveler et répandre des obsessions heideggeriennes – en particulier sur cet « anhistorique » (au sens spécifiquement antisémite d’Ungeschischitlich) qui encrasserait la nécessité historiale de pousser la métaphysique à son extrémité. Dans le texte suivant, le train granélien « Trans-EuropeExpress » y va de ses petites recommandations involontairement fascisantes auprès de chaque nation, en un « Peuples d’Europe, encore un effort pour être historiaux ! » qui laissera forcément perplexes ceux sont, eux, revenus de plusieurs lectures des cahiers noirs :

«En d’autres termes, le mordant de la pensée-Marx (je veux dire ce par quoi elle mord effectivement sur les réalités) tient entièrement au caractère philosophique de sa démarche, dans la mesure où ce caractère philosophique trouve lui-même sa règle dans un sûr instinct logique. C’est donc encore d’elle, à condition d’élever autant que faire se peut cet instinct à un certain savoir, à un certain degré d’élucidation (jamais sans reste) de ce qui le rend sûr, par conséquent non sans l’aide de travails (« Je dis des « travails », précise Granel en note, laissant « travaux » aux universitaires, comme les peintres disent les « ciels », laissant les cieux aux prédicateurs chrétiens. » (ibid. Certains rappeurs sous shit se laissent aller à dire « les animals », par goût de la transgression, eux aussi) entrepris sur des corps textuels autres (mais non pas « tout autres » ni « tout simplement autres ») que le corpus marxien, les uns plus anciens (comme, au moins, Kant), les autres plus récents (comme éminemment, Heidegger et Wittgenstein), par conséquent aussi non sans critique des traductions chez Marx lui-même de cet instinct logique en un savoir métaphysique simplement retourné – c’est donc encore de cette pensée que peut provenir la compréhension d’un a-venir pour l’histoire elle même autre que la gestion indéfiniment reconduite de l’anhistorique comme tel. Qu’on ne croie pas trop vite voir poindre ici une ultime version du « si les philosophes ne sont rois, ou les rois philosophes… ». Car nous ne disons pas que l’avenir lui-même, mais seulement la compréhension de l’avenir dépendra (dans l’avenir) de celui que la philosophie (si elle ne renonce pas) saura se donner à elle même à partir de la conjonction des pensées que nous venons de nommer. Les sujets réels « qui viennent » (s’il en vient) seront bien entendu les peuples, tels qu’ils ressortiront des efforts de l’humanité (si elle consent à de tels efforts) pour exister autrement qu’elle n’existe en tant que peuple de la production (entendez : en tant que peuple que s’est donnée la production.) (Écrits logiques et politiques op cit. p.338.)

Cette dernière phrase n’est désormais compréhensible qu’à partir de ce passage des Schwartze hefte qui explicite ce qu’est cette production qui « se donne » des peuples et des « travailleurs » :

« la « juiverie internationale » utilise tout autant la guerre impérialiste et la mentalité humaniste- pacifiste comme un moyen pour amener les autres à proclamer et à accomplir cette « histoire » de décisions manigancées, emmêlant ainsi tous les protagonistes dans leurs toiles » (GA96, p.243)

L’histoire « se produisant » est ici entre guillemets parce que c’est en vérité l’Historie de surface, déraciné et Ungeschichtlich , fureur de la persistance (cette métaphysique de la présence que croit aussi devoir accabler Derrida) tant qu’elle n’est pas saisie en sa « réplique » national-socialiste jugée nécessaire, destinée. Qu’est-ce que Marx – et avec eux dans ce texte Kant et Wittgenstein viendrait faire dans cette galère surnazie, on se le demande ! Mais les admirateurs de Granel retiendront la « charge » de « l’avenir », rien de moins, confiée aux « philosophes » par lui, et leur vanité ne pourra qu’applaudir sottement à cette mauvaise paraphrase de la métapolitique en guerre invisible contre l’ « anhistorial » et son « inessence : « « Le Da-sein est l’insistance (Inständigkeit) dans l’Histoire et c’est pour cette raison que l’humanité, qui persiste (inständet) dans le Dasein, peut être authentiquement ou inauthentiquement historial; et ce dernier signifie « anhistorial » (ungeschichtlich)» (GA69, p. 95) Or, sans surprise, l’anhistorialité en question ne consiste pas seulement dans le fait que les nazis n’écoutent pas ses conseils métapolitiques, elle recouvre tous les traits exécrables dont Heidegger afflige la « juiverie » : litige, superficialité, obsession pour la race, aveuglement, horreur, historicisme, publicité-et-journalisme, inaptitude à la pensée, calcul, volonté de volonté tous son lisibles dans cet extrait de cahier brun: «

La guerre, bien qu’elle soit pour chaque type d’héroïsme une occasion et une forme différente, est affreuse. Mais est plus horrible encore quand, sans sacrifice de sang et de destruction externe, un peuple soit rendu aveugle au déracinement de son anhistorialité avec le plus grand bruit historique de tous ses intervenants et des journalistes, quand l’absence de méditation est considérée comme une raison et ce qui assure son essence dans la comptabilité inconditionnée. » (GA96, p. 131)

Sous l’apparence d’une critique des exactions nazies, Heidegger pointe en vérité leur misérable inocuité contre leur ennemi invisible les manœuvrant – et Granel et ses admirateurs béats de croire trouver là les ressources « de gauche » pour penser quelque « à venir » ?! Les derridiens marchaient et marchent encore complètement sur la tête à force de décontraction philologique. Où nous voyons que ce n’est pas même un droit, mais un devoir d’inventaire qui s’impose depuis les cahiers noirs, envers tous les déconstructeurs et leurs lectures superficielles – en particulier parce qu’ils sont depuis longtemps persuadés d’avoir clôturé ces dossiers. Cette arrogance qui se fait passer pour de la compétence va jusqu’à embrigader le peintre surréaliste Max Ernst en même temps que Marx pour faire passer ses embardées heideggeriennes : « Ce n’est pas pour rien, en effet que, dans sa phénoménologie (19) de l’argent (car c’en est une, il devient urgent de le reconnaître), Marx ne confond l’argent de la Forme-Capital (le capital dans son essence, ou comme il dit dans « sa formule développée ») avec aucune des trois espèces de « capitaux » qui forment le « capital » financier, le « capital » marchand et même le « capital » industriel. Le Capital proprement dit n’est réductible en effet à aucun des trois, ni à leur simple collection, bien que ces divers types de capitaux demeurent toujours les formes d’apparition sous lesquelles il se manifeste. S’il s’appelle la Forme-Capital, c’est parce qu’il ne s’agit pas là de sa forme apparente à la surface du marché, mais de cette forme qui est le « phénomène au sens de la phénoménologie », autrement dit la loi d’essence qui régit les apparences et qui, étant « forme » au sens cette fois du formel logique, ne saurait apparaître. » De toute évidence, il y a là la tentative de justification d’une « phénoménologie de l’inapparent » heideggerien, celui-là même qui fonde tous ses délires conspirationnistes sur quelque souveraineté cachée, abritée, commandant-dés-lecommencement pour tirer profit de tous les étants. Marx est appelé à la rescousse pour persuader que ce motif s’imposerait forcément. Il est bien entendu décrit sous un jour menaçant sous ses aspects quasi philanthropiques, comme dans les attaques de Belhaj Kacem contre Bill Gates : «

Le Capital « lui-même » est très exactement la loi de capitalisation croissante des capitaux réels, auxquels il est fondamentalement indifférent, sauf sous les aspects et dans la mesure où ils s’offrent comme une matière indéfiniment modifiable, pour ainsi dire « modelable » à volonté, pour cette puissance de bouleversement infini qui se dissimule sous le terme modeste, quasi philanthropique, de « production de la richesse » (…) le commerce, déjà mondial par essence , est en passe de devenir aussi un objet de la production moderne. Celle-ci ne cache même plus en effet son ambition de produire le commerce lui-même, si ubuesque que cette formulation ait pu paraître il y a encore peu de temps. (Et peutêtre doit-elle être retenue en effet, mais pour d’autres raisons que la courte-vue des théories économiques de plus en plus rapidement obsolètes : retenue comme signe existential-historial de notre être au monde – pauvres nous !) (…) ce n’est pas un hasard, pour en revenir à Ubu (j’ai désormais la ferme intention, vous l’aurez compris, de ne plus perdre de vue ce personnage emblématique), si Max Ernst, dans l’une de ses peintures « résolument modernes » (pour parler comme Rimbaud – et je ne serais pas étonné que Wittgenstein doive son idée de « roue tournant à vide » à l’une des impossibles machines inventées par le peintre plutôt qu’à sa formation d’ingénieur, consacrée au contraire à ce qui est mécaniquement possible), ce n’est pas un hasard si Max Ernst n’a représenté Ubu ni comme « le Père » Ubu, ni comme Ubu Roi, mais bien sous les espèces d’une usine, toute en brique avec sa cheminée, la toile étant intitulée : Ubu Impérator. Car même si le véritable Impérium revient là aussi à la Forme-Capital et à elle seule, même si c‘est elle qui préside au perpétuel bouleversement de la réalité industrielle comme à celui de la finance et du commerce, il reste que la marchandise est d’abord produite, et qu’en ce sens la richesse se forme d’abord à l’usine. C’est donc sur le site de la production industrielle que nous devons retracer en premier lieu cet entrelacs de la technique moderne et du capital par lequel nous avons défini le monde moderne. » (Gérard Granel, « La production totale », texte inédit, publié post-mortem in Granel, l’éclat, le combat, l’ouvert ,Belin, Paris 2001)

Faut-il rappeler aux admirateurs de Gérard Granel le constat impitoyable qu’avait dressé Max Ernst de la pensée sur-nazie de Fribourg ?« Même le langage spécial de Heidegger (il « traque » le langage, comme un chien de chasse « traque », stellt, le gibier) est saveur pour certains. Rares sont ceux qui osent le qualifier de produit d’une culture intense de choux-fleurs de rhétorique. Pourtant dans ce langage rhétorique de Heidegger, il faut chercher (partiellement) le secret de son retentissant secret. »

Notes:

(1) Vaysse se hâtant de rajouter de façon fort comique que cela « ne signifiait en rien une résignation ou un refuge » dans « une langue de bois ontologico-historiale » (ibid.) Le simple fait d’avoir à le préciser pose le décor ; mais dans le début de la phrase, le « faire » renvoie évidemment à la contre-façon et faction de la Machenschaft, l’Être au Sein de l’étant qui est interverti avec le Seyn allemand – – et la « langue de bois », c’est l’euphémisme permanent dans la philosophie universitaire heideggerolâtre française, qui se couvre de honte avec Vaysse et d’autres depuis plusieurs décennies, bien autrement que ceux qu’il en profite pour les insulter comme « dévots de la science ». Vaysse portant aux nues son collègue continue de se ridiculiser : « pour lui l’expérience éthique était ce qui transit de nullité ce dans quoi nous sommes » : c’est tout simplement la facile tendance gnostique du nazi Heidegger qui lui permet d’étaler sa misanthropie brune en permanence ; « Granel parlait de Signal pour désigner cette Loi d’entrée dans le séjour » : le professeur de Toulouse qui lui rend hommage sait-il que Signal était l’un des plus célèbres magazines de la S.S ?…

(2) Même si Granel avait l’air incomparablement plus sympathique et plus sain que cet autre intellectuel problématique, ces termes caractérisant Jakob Taubes donnent à songer : « The more interesting question is why so many of his friends and lovers allowed themselves to be sacrificed on his inner altar. This book reminds us just how erotically charged ideas can be, and not just sexually. Taubes’s writings show that he understood something about the human striving for connection with what seems to lie just over the ever receding horizon, and what that yearning can make people do » (Mark Lilla, « The man who made thinking erotic » pour le New York Times, à l’occasion de la publication de sa biographie, Professor of apocalypse) Il faudrait très certainement penser davantage une érotique des philosophes qui ne serait pas forcément séxuée (qu’on pense au rayonnement d’Arendt)

(3) Les effusions traduisant l’instauration d’une certaine Stimmung ne sont pas que l’apanage du Heidegger des années vingt, subjuguant ses élèves. Un participant du célèbre colloque « Les fins de l’homme » se sent tenu, à la fin des rencontres, de dire à Derrida et ses affidés : « j’en suis venu au point de vous dire, sans savoir à qui je m’adresse : je vous aime. Dans mon sentiment, il s’agit de l’amitié au sens où en parle Blanchot. C’est à ce titre que je vous remercie – et encore une fois je vous dit : je vous aime » (Peeters, p. 394)

(4) Un autre étudiant : « Cette voix commençait doucement d’opérer – et sur chacune des auditrices ferventes, comme sur chacune des audtrices captivées…- le ravissement qui restera, pour moi, comme la signature sonore de ce chaman de la pensée (…) Je veux insister sur la part de beauté personnelle, de splendeur propre, qui (…) contribuait à la sidération de cette parole dont l’énergie poétique nous perforait (les élèves avaient l’impression physique de vivre une passion de la parole » (ibid., p.544) Les images dégrisées pourront plutôt allez lire des textes de psychologie cognitiviste sur les victimes de dérives sectaires, et visionner le film de Paul Thomas Anderson, The Master

(5) Un de ses amis lui rendant hommage dans le volume nécrologique consacré, Christopher Fynsk, n’a rien trouvé de mieux, dans un élan de comique involontaire digne de l’écrit de Sommer sur le sujet, de nommer sa publication : « Mais supposez que nous prenions Le discours de rectorat au sérieux… » Le De l’université de Gérard Granel » (in Granel, l’éclat, le combat, l’ouvert, Belin, pp. 213-237). Ce titre qui ne peut désormais que passer pour embarrassant renvoie encore et toujours au projet si français consistant à chercher à rougir une métapolitique qui a pourtant toujours senti le roussis, en croyant trouver dans les délires spéculatifs surnazis de quoi inspirer ses propres buts

(6) Granel se méfie d’instinct de la figure prophétique : « l’Avenir comme on sait n’a pas de figure. Aussi l’interrogation qui le concerne ne doit-elle jamais se comprendre comme un quelconque effort de divination de « ce qui pourrait bien nous arriver » » (Études, p.72) L’hystérologie ne carbure qu’à l’indistinction et à l’indétermination, ce qui lui permet, comme nous l’avons vu par ailleurs, d’avoir pour le moins les idées larges pour « accueillir d’avance » le phénomène fantasmé à venir (même problème que pour Jackie : l’advenant peut fort bien être inhumain (cela le gênerait-il?)

(7) Ceci étant toujours à rapporter à ce qu’a pu fanfaronner Heidegger dans sa célèbre conférence Was heisst Metaphysik ? : « la logique se dissout dans le tourbillon d’un questionnement plus originaire » (GA9, p.117) conceptuelles avec les recherches esthétiques. II semble bien enfin que seul Derrida se soit avancé principiellement dans la question de l’écriture en tant que question grammato-logique (et non comme simple « grammatologie»), non sans avoir tiré du même mouvement( mais de quel « air de famille» là encore s ‘agit-il dans ce « même» sans identité?) autre question (ou l’autre moitié de la Question) qui porte chez lui les (pro)noms de « nation» , d’« État» , d’« Esprit» , enfin de « juivité» (comment dire?), non pas en tant que question(s) déjà politique(s), mais comme question(s) archipolitiques(s) (et aussi bien archi-question(s) pour toute « problématique politique» ). Restent à faire les jonctions entre eux, c’est-à-dire bien entendu à reprendre au si toutes les jointures de ce qui est en jeu. » (« Les craquelures du texte. (Sur la traduction française de Sein und Zeit) », in Revue de métaphysique et de morale, 94, janvier mars 1989, numéro 1, pp.37-57)

(8) Nice, ville remplie de fascisants. Janicaud croira lui aussi bon d’évoquer quelque « omnipotence de l’efficience » ( mieux traduit par « la toute-puissance de la magouille », de la Machenschaft) lorsqu’il oppose de façon absurde le Parthénon décrit dans L’origine de l’œuvre d’art (parlant même plus haut de civilisations « hiérarchisées ») faisant signe vers le Geviert, au, je cite « dénuement de notre architecture conditionnant des « logements » sur un « territoire » divisé en ZAD, ZUP et autres zones de développement » ; le H.L.M, cible facile de ceux qui veulent déconstruire tout isomorphisme anciennement destiné « ce qui devient alors sensible, c’est la proximité de l’errance qui est notre lot » (Cahier de l’Herne Heidegger, p. 490). Mais à cette époque, le lien entre critiques de l’isomorphisme et antisémitisme n’a pas sauté plus aux yeux de Janicaud que de Granel et Derrida.

(9) Ou pas ; voici un extrait qui en procure le vrai sens, loin des ripolinages d’après-guerre pour être presque présentable : « Notre initialité. La nécessité de l’art et du monde. L’œuvre d’art doit d’abord refouler l’être-jeté en l’étant, c’est-à-dire libération mondaine du monde Il doit détruire toute préoccupation et doit libérer le souci de l’ouverture au là; être au là – pour y parvenir historialement et ce non pas pour épier si l’art serait bien national-socialiste! Ce serait bien plutôt pour obtenir pensivement que l’art, qui nous pose la question, si le nazisme va bien et veut bien devenir Da-sein ! » (GA82, p.« 20. Unser Anfang. Die Notwendigkeit der Kunst und Welt – Das Kunstwerk muß erst wieder erzwingen die Geworfenheit in das Seiende, d. h. das Weltenlassen von Welt. Es muß zerstören alles Besorgen und muß befreien die Sorge der Entschlossenheit zum Da; das Da- zu sein – geschichtlich es zu leisten, nicht auflauern, ob die Kunst nationalsozialistisch! sondern umgekehrt erwirken denkerisch, daß die Kunst, die uns die Frage zuweist, ob der Nationalsozialismus zum Da-sein wird und werden will! »)

(10) Sur ce point, impossible de faire l’impasse sur le décisif travail d’Emmanuel Faye intitulé « Kategorien oder Existenzialien ? Von der Metaphysik zur Metapolitik », in M. Heinz et S. Kellerer (éd.), Martin Heideggers « Schwarze Hefte » – Eine philosophisch-politische Debatte, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2016, p. 100-121

(11) Il ne fait aucun doute que Derrida et Granel (et avec eux, la plupart des phénoménologues) validaient en fait d’avance ce texte des cahiers noirs : « (Ainsi l’écriture de Husserl sur l’observation phénoménologique qui, tout en rejetant l’explication psychologique et le débat historiciste d’opinions, est d’une importance durable – et pourtant, il ne s’approche jamais des zones de décisions essentielles, mais présuppose et perpétue bien plutôt la tradition historique de la philosophie ; la conséquence nécessaire est reflétée immédiatement dans le mouvement de la philosophie transcendantale néo-kantienne qui correspond en un sens formel aux développements d’un hégélianisme irrésistible. Mon « attaque » contre Husserl n’est pas dirigée contre lui seul et à vrai dire, même, elle est encore inessentielle – mon attaque va contre le manquement de la question de l’être, c’est à dire, de l’essence de la métaphysique en tant que telle, sur le terrain de laquelle la machination des êtres peut déterminer l’histoire. Les motifs de l’attaque d’un des moments historiques de la prise de décision le plus élevé entre la primauté de l’être et de la mise à bas de de la vérité de l’être.) » Gros problème : ce texte n’est que la mise au point de ceci : « L’augmentation de puissance temporaire de la communauté juive est, cependant, fondée sur le fait que la métaphysique occidentale, en particulier dans son développement moderne, fournit le point de départ de la diffusion d’une rationalité généralement vide et calculante, qui permet ainsi un refuge dans « l’esprit », sans être en mesure cependant de mener aux districts des décisions cachées concernant ce qui lui est plus intime. Plus sont originaires et primordiales les décisions et questions prospectives, plus elles restent inaccessibles à cette « race » » (GA96, p. 46) Quand nous prenons la fin du texte sur Husserl, il a l’air presque présentable et correspondre aux critiques de la phénoménologie que propose Granel. Mais quand nous le rapportons à ses véritables enjeux métapolitiques, la radicalité prend une toute autre dimension…

(12) Lui qui, irénique, pouvait pat ailleurs confesser : « Ce dont je rêve, c’est une expérimentation d’écriture qui aille ailleurs ou plus loin que je ne suis allé jusqu’ici », (sur France Culture en 1998) Ronell n’est-elle pas celle qui va encore plus loin que lui, jusqu’au ridicule total (il existe sur YouTube une vidéo hilarante au casino de Monaco où elle était invitée par d’autres derridiens peu de temps après son affaire judiciaire au retentissement mondial)

(13) Heidegger renvoyait souvent dos à dos démocraties libérales et nazisme, pour le plus grand plaisir de ceux cherchant en lui des ressources pour harasser le capitalisme et le néo-libéralisme, voire la social-démocratie ; le problème c’est qu’il le fait toujours pour rappeler que les deux sont tributaires de la manigance juive. Qu’aurait pensé le cher anticapitaliste à l’accent fleuri de la ville rose d’un tel texte des cahiers ? « Quelle différence entre les deux évènements suivants : Barmat et Kustiker [NDA : personnages juifs à l’origine d’un scandale financier] font de la démocratie d’après-guerre l’occasion d’un bon business ; des maîtres d’école [référence à Krieck] deviennent à l’aide de la Weltachauung nazie des « philosophes » (…) ? Aucune différence : car l’essence historiale plénière du nazisme est tout aussi peu saisie dans ce que cas que n’est saisie, dans l’autre, l’essence historiale plénière de la démocratie parlementaire » (GA96, p.234) Rappelons ce que serait le plein déploiement : le désabritement par lequel la lumination totale amènerait l’auto-anéantissement. Dans ce texte, le nazisme « est le même » que l’humanisme car aussi bien ressortissant de ce qui manipule depuis des millénaires.

(14) Le mépris de l’anglo-saxon est ancien en Allemagne. Il culmine dans ce passage du Crépuscule des idoles : « L’homme devenu libre, combien plus encore l’esprit devenu libre, foule aux pieds cette sorte de bien-être méprisable dont rêvent les épiciers, les chrétiens, les vaches, les femmes, les Anglais et d’autres démocrates. L’homme libre est guerrier » (« Mon idée de la Liberté, p.109). Ce mépris est cultivé par la philosophie « continentale », se retrouvant alors chez un Derridien comme Jean-Luc Nancy lorsqu’il s’en prend comme tant d’autres à la philosophie « analytique » en reprenant les oukases antisémites heideggeriennes : « La philosophie dite « analytique » a conquis de vastes territoires universitaires de plus en plus larges – elle qui représente une façon de se tenir hors du monde dans un univers formel qui m’est étranger » (« Phraser la mutation », Mediapart, 13 octobre 2015). Weltlos comme l’animal ou comme la pierre, le philosophe anglais ou américain imposerait l’isomorphisme le plus dégoûtant.

(15) Ratifiée aussi, sans surprise, la critique de la moraine : « …le bon usage de la philosophie – ou plutôt son propre devoir – n’est pas d’exercer le soupçon ni de faire tomber directement sur des réalités le couperet du jugement moral » (Ecrits logiques et politiques, oo cit. p.325) Non, c’est de patauger dans les injonctions génocidaires ontologico-historiales, imposant une sorte d’archi-morale flairant le « crime », la « fraude » de l’insurrection, de la manigance : cela gêne-t-il moins Granel ? GA69 fut publié avant son décès, il aurait pu y trouver sa sorte de « couperet » favorite.

(16) C’était à prévoir, Granel opère la tranquille ratification du rabaissement de l’Historie : « « Pendant ce temps-là » on présume que « se fait » ce que l’on imagine être l’« histoire », et l’on somme la pensée de se montrer présente, et par là justifiée, au milieu de ces évènements importants. Mais elle n’y est pas » Relativisation de tout ce qui n’est pas Geschichte, soit accomplissement de la métaphysique dans ses conséquences extrêmes : « l’histoire et l’écriture, qui pour chacun entre-temps sont devenues de simples instruments au service de diverses entreprises, et il importe fort peu que celles-ci soient plus ou moins chrétiennes ou plus ou moins marxistes » Communisme et christianisme comme Machenschaft au même titre que l’ultra-libéralisme, « le même », Geschäft et bon business, entreprise culturelle instrumentalisation ingénieuse : tout ceci in Gérard Granel : Remarques sur l’accès à la pensée de Martin Heidegger, in Traditionis traditio , Gallimard, Paris 1972 p.152 – mais se trouve aussi bien dans les cahiers qu’il n’avait pas pu lire.

(17) Heidegger, ce n’est pas un hasard, n’est pas loin de ventriloquer les passages aux accents antijudaïques connus du livre de Kant, où celui-ci s’en prend à la mécompréhension du service divin par exemple « Habituellement, néanmoins, le on se représente un « service » uniquement sous les espèces de la soumission et de l’esprit d’obéissance. » (GA95, p.430) Ailleurs, il appelle une humanité « apte à la déférence à l’égard de plus grand qu’elle – sans pour cela « se prosterner » ! (ibid., p.392) La différence avec Kant appelant à simplement suivre une vie rationnelle et morale est toutefois patente ; dans le texte précédent, Heidegger précise comment il comprend le « service » : » Mais le plus pur service, c’est la souveraine suprématie. » (ibid.) C’est précisément ce qui ne se laissera pas « soumettre au commercium », au négoce des computateurs et calculateurs, la surmajesté qui se place loin vers le prochain commencement, et dont la différence ontologique trace bien plus qu’une ligne.

(18) Concernant ces « paléo-marxistes » Granel rappelait comment dans Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? de Simone Weil « se trouvent battues en brèche dès août 1933 par la philosophe française les explications « marxistes » du système bolchévique – non seulement celles qu’il donne de lui même, mais celles aussi bien que produit la critique trostkiste. » (…) « Si l’on joint à ces analyses, ajoute Granel, dans ce même texte, celles que Gramsci, à la même époque, poursuit dans sa prison, soit sur le plan philosophique dans sa critique de Boukharine, où se trouve dénoncés le caractère métaphysique ( et donc « idéaliste ») du prétendu «matérialisme dialectique» aussi bien que la dégénérescence socialisante de la pensée marxiste de l’histoire, soit sur le plan politique dans sa polémique avec Bordiga sur les syndicats et les soviets, on en conclura que dès les années 30 l’aveuglement n’était pas aussi complet» i, p.70)

(19) La capture heideggerienne de Marx se joue à ce genre de tentatives, où de la « phénoménologie de l’inapparent » antisémite sur laquelle il est possible d’élaborer une philosophie fantastique du « changee », on passe insensiblement à ce qu’a pu écrire Marx pour le ramener de Londres à Nuremberg…

Débat sur Heidegger avec Michel Deutsch, Gérard Granel, Philippe Lacoue-Labarthe

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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