De l’excès à l’excellence
Coralie Camilli est philosophe.
L’excès semble faire l’objet d’une définition avant tout morale entendu en son sens le plus courant: c’est en effet à première vue ce qui manque de mesure, de contrôle, ou de prudence. Faire preuve d’excès, pour un individu, peut aller du simple fait d’abuser de quelque chose, par exemple consommer avec excès de l’alcool, jusqu’à faire preuve de colère sans retenue. Désignant alors le fait de franchir des limites, l’excès semble donc se caractériser avant tout par un manque: manque de mesure, de réflexion, de calme, de tempérance, de retenue. Aussi, du point de vue moral, il apparaît comme chaque fois condamnable. L’excès, c’est toujours ce qui est en trop, ce qui dépasse, ce qui déborde, – l’excès, c’est l’extrême.
Ce sera d’ailleurs cette signification que retiendra la pensée grecque, utilisant ainsi le terme ‘’d’hybris’’, pour désigner cette démesure. Pourquoi alors s’interroger sur l’excès, dont le sens paraît évident ? Evidence d’autant plus forte que ce que la morale réprouve, le pénal condamne: et en effet, la jurisprudence, loin de remettre en question la notion ‘’d’excès’’, la confortera dans son sens courant. De ‘’l’excès de vitesse’’ à ‘’l’abus d’autorité’’, la démesure dont peut faire preuve l’individu se trouve alors doublement réprouvée: par la morale qui la condamne, et par le légal qui la sanctionne.
Pourtant, et paradoxalement, n’est-il pas possible que la condamnation de l’excès devienne elle-même excessive ? Ainsi, par exemple, le ‘’principe de précaution’’ qu’avance le droit contemporain face aux situations d’urgence peut se trouver critiqué comme ‘’manque’’ à son tour: manque de courage politique, manque d’action immédiate, manque d’anticipation décisionnelle.
Autrement dit, ne peut il pas y avoir un ‘’excès’’ de prudence ?
Comment entendre alors un terme renvoyant aussi bien à la démesure qu’à la mesure elle-même ?
S’il semble d’emblée nécessaire d’examiner ce que la philosophie morale peut nous apprendre sur la notion d’excès, en retour, il faudra s’attarder sur les conséquences politico-juridiques d’une telle conception, conséquences qui aboutissent au paradoxe suivant: pour lutter contre l’excès, les sociétés n’ont-elles pas développé des moyens de contrôle à leur tour excessifs ? L’excès appliqué à l’individu entendu comme franchissement de limites que la morale réprouve, tout comme l’excès entendu dans le même sens et appliqué au niveau sociétal que la jurisprudence condamne: la notion ainsi entendue semble se retourner contre elle-même.
Restera dès lors à réexaminer la notion d’excès peut-être pour en tirer une richesse conceptuelle que la morale comme le pénal n’auraient pas pris en compte, autrement dit, n’y aurait -il pas une connotation moins péjorative à appliquer à la notion d’excès ? Par exemple, n’y a t-il pas bien lieu de dire également, de l’individu comme d’une société, qu’elle fait preuve d’un excès de forces vitales? Ou d’un artiste qu’il démontre un excès de talent ? Ou d’un sportif que l’excès d’entrainement à poussé jusqu’à l’excellence ? La surabondance n’est-elle pas un des éléments également constitutifs du concept ‘’d’excès’’?
Sur le fronton du temps grec d’Apollon, dieu du juste équilibre, était gravé les devises suivantes: ‘’rien en trop’’, ‘’la meilleure des choses est la mesure’’, et le fameux ‘’connais-toi toi-même’’, que Socrate reprendra pour son propre compte et suivant sa propre exigence philosophique. Et en effet, l’idéal grec de mesure en toute chose ne se vérifie pas seulement par la morale à adopter, mais aussi dans l’art lui-même: les statues étaient sculptées suivant les justes proportions du corps humains, les temples étaient construits à égale distance de tel ou tel autre lieu de culte, à égale distance des extrêmes.
La médecine, considérée comme un art également, devait elle aussi se garder de tout ‘’excès’’: tout remède étant également un poison (le terme grec est d’ailleurs unique pour désigner ces deux réalités, ‘’pharmakon’’), tout est alors affaire de degrés et de dosages, de mesure. La santé, d’ailleurs, se définissait comme cette juste mesure: équilibre entre le corps et l’esprit, entre les forces que l’on prend celles que l’on dépense. Dans un tel contexte, le politique n’est pas loin, car le bon législateur devait agir comme un bon médecin (Hippocrate), régulant avec sagesse et modération toute chose, car ce qui vaut pour le corps de l’individu vaut pour le corps social.
Ainsi en était il également des passions qui, de l’individu, s’exprime dans la société: l’excès devait être régulé, mesuré, dosé, afin de ne pas donner lieu à des tragédies. Car l’excès était bien conçu comme démesure dangereuse: manquant de modération, le jeune héros Achille, davantage objet de ses passions que sujet, ne se contrôle pas, et laisse cours à ses sentiments de violence.
C’est Aristote, héritier de cette conception de ‘’l’hybris’’, qui notera dans la Rhétorique que ‘’c’est surtout les jeunes gens et les riches qui commettent cet outrage et sont objets d’hybris’’. Mais pas seulement: les tragédies grecques mettent en effet tous ceux qui sont pris dans ces violentes passions au coeur d’un tragique qui prend la forme d’une fin malheureuse inévitable. Ainsi non seulement d’Achille, en proie au sentiment de vengeance, mais aussi de Phèdre, amoureuse de son beau-fils, Hippolyte: ‘’ne penses qu’au moment où je t’aime, innocente à mes yeux je m’approuve moi-même, ni que du fol amour qui trouble ma raison, ma lâche complaisance ait nourri le poison, objet infortuné des vengeances célestes, je m’abhorre encore que tu ne me détestes’’, dira t-elle par les vers de Racine (Phèdre). ‘’La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte!’’. Le dix-septième siècle français reprendra évidemment ces grandes lignées de la tragédie grecque, mais pour une citation plus récente l’on pense à Camus: ‘’un homme, ça s’empêche’’.
L’excès doit donc être freiné pour Aristote, qui développera alors dans l’Ethique à Nicomaque un concept à lui opposer: la ‘’prudence’’, ‘’sagesse pratique’’, ‘’équilibre mesuré’’, la ‘’phronésis’’. Celle-ci aura alors une dimension morale, elle sera en effet la première des quatre vertus cardinales.
L’excès, ainsi conçu comme démesure, s’avère non seulement condamnable moralement, mais apparaît également comme un extrême dangereux que le législateur devra, tout comme le médecin, freiner.
Le cadre législatif moderne, puis contemporain, reprendra le concept d’excès en ce sens: un abus, et ne manquera pas de devoir lui appliquer des sanctions juridiques en conséquences. Excès de vitesse, abus sur mineur, excès d’alcool au volant, abus d’autorité, la liste d’exemples serait trop longue pour être ici détaillée, mais sans être exhaustive, force est de constater que l’excès est puni, et ce à divers niveaux. Car si c’est bien l’individu qui fait preuve d’excès, ce faisant, il ne se mets pas seulement lui-même en danger (par exemple en adoptant des conduites addictives), mais mets également en jeu autrui ( par exemple un mineur, ou un autre automobiliste), et c’est à ce point-ci que l’équilibre de la société elle-même doit prise en charge dans la réflexion législatrice à l’égard de cette notion: l’excès. Aristote (Ethique à Nicomaque) soulignait déjà que ‘’l’hybris permet de prendre le dessus sur quelqu’un et de lui montrer sa supériorité’’. Dès lors, le législateur se doit d’agir.
L’on assiste ainsi à une continuité entre le moral et le pénal concernant l’excès: il est à éviter, et sinon, à punir.
Mais justement, quels moyens employer pour forcer les citoyens à ne pas être dans l’excès ? Les mesures de contrôle le visant à cet effet ne se trouvent-elles pas, très souvent, considérées comme elles-mêmes excessives ? Que l’on considère l’exemple de manifestations interdites, et ce, au nom de la prudence, ou le contrôle des données personnelles, pour éviter par avance tout excès du citoyen en question. On pourrait ici penser à l’exemple chinois, où le gouvernement a de cette façon mis en place un système de ‘’bons points’’ et de ‘’mauvais points’’, pour récompenser ou punir les citoyens, selon s’ils sont dans la mesure ou dans l’excès (l’excès consistant par exemple pour un piéton à traverser la route avant que le feux de passage ne soit vert). Les moyens coercitifs que les législations mettent en place peuvent donc être contestées au nom même de ce qu’elles souhaitent éviter: l’excès.
Ainsi, la volonté de lutter contre l’excès peut donner lieu à la privation de libertés individuelles, se trouvant alors elle-même excessive et abusive. C’est ce que Foucault tentera de circonscrire dans Surveiller et punir: la postmodernité semble se caractériser par la mise en place de ‘’sociétés de contrôle’’, excessivement disciplinaires. L’école, l’usine ou l’armée, toutes ces institutions qui devaient établir une mesure, un ordre, une discipline, finissent elles-mêmes par converger vers un contrôle excessif des populations. Et si l’entreprise a remplacé l’usine, le mécanisme reste le même: à travers la question des salaires par exemple, ils constituent des corps aux forces intérieures qui devait être justement équilibrées. Autrement dit, il s’agissait de trouver le juste milieu entre la hauteur de la production et le point le plus bas pour les salaires. La notion d’équilibre et de mesure est alors prise en son sens le plus strict: il s’agit bien de mesurer, de calculer, d’organiser, de doser. L’équilibre est devenu rendement. Le contrôle de tout excès (révolte par exemple, des employés) est devenu lui-même objet d’excès. Il est à noter que les sociétés aux mesures disciplinaires feront certes chez Foucault l’objet d’une conceptualisation, et en même temps il en annonçait déjà la transformation, transformation en des structures de mesures plus insidieuses, et encore plus efficaces.
Régulation à la fois de l’individu (et de son corps propre), tout comme de son corps social, Foucault ira ainsi même jusqu’à parler de ‘’biopouvoir’’: la régulation, concept qui devait freiner les excès, est lui-même ‘’tombé dedans’’.
Ainsi, l’excès, moralement et légalement, dès lors qu’il est entendu comme démesure semble entrer dans une circularité paradoxale: la mesure sensée le contrer peut en effet s’avérer elle-même excessive. Comment dès lors penser l’excès ? Si la morale le réprouve comme étant un extrême, et que le juridique le condamne socialement au même titre, cette double pénalité peut elle-même être le lieu de mesures extrêmes, abusives, autrement dit: excessives.
Peut-être, afin d’échapper à cette aporie, faut-il remonter vers l’Antiquité grecque précédemment abordée: Apollon, dieu et symbole de mesure, n’était pas la seule polarité. Y faisait face Dionysos, dieu du vin et de l’excès. Et l’on doit bien remarquer qu’il s’agit d’une divinité, tout comme Apollon l’est pour l’ordre et la mesure: c’est-à-dire, l’excès représenté sous une autre figure, mais divine elle aussi.
Chercher non pas une redéfinition complète du concept d’excès, mais chercher ce qui en lui n’est pas de l’ordre du moralement répréhensible et du pénalement condamnable, voilà ce qui peut probablement étirer la notion, et nous permettre d’en tirer toute sa richesse interne.
Le dionysiaque en effet se caractérise par la surabondance, l’enthousiasme, l’exubérance, en un mot: par l’excès entendu en son sens le plus élevé.
Excès de forces vives, excès d’inspiration, excès du sensitif, du premier, du fougueux. Il revient à F. Nietzsche dans Naissance de la tragédie de qualifier par l’excès ainsi compris une attitude esthétique et philosophique à la fois. Il définit ainsi par ‘’apollinien’’ et ‘’dionysiaque’’ deux polarités opposées, deux axes contraires, mais chacun porteur de divin.
Et contrairement à l’ordre et la mesure, l’excès qui prévaut dans le culte dionysiaque semble désigner avant tout la cohérence, la cohésion, la correspondance de l’individuel dans le tout de la nature. Son excès comporte une part d’originel, de naturel et de créateur. Il touche à ce qui nous échappe dans la mesure.
La force dionysiaque est ce qui va trop loin, trop fort, trop vite, elle est ce qui est en trop, ce qui déborde, ce qui dépasse, ce qui est vaste, immuable, inspiré, passionné, attirant: ce qui est excessif. Elle s’oppose évidemment à ce qui se veut ordonné, agencé, mesuré, cadré, stable, régulé, et finalement peut-être, ainsi que nous l’avons vu: contrôlé.
Nietzsche fera ainsi de l’excès non seulement une modalité esthétique, mais aussi une force pratique que l’on se doit d’appliquer à la philosophie elle-même: il dira en ce sens :’’il y a ceux qui philosophent avec leurs faiblesses, et par manque, et ceux qui philosophent avec leur trop plein de forces, par excès’’. Ainsi, la pensée, tout comme la création artistique, loin de devoir rejeter ou condamner toute forme d’excès, en auraient même besoin pour s’effectuer avec génie.
Si l’on est peintre, l’excès peut prendre la forme d’un instinct, d’une surabondance de couleurs ou d’une période particulièrement féconde en créations, si l’on est philosophe, cela peut se traduire par une idée, une seule peut-être, mais qui tiendra lieu de sous-bassement à tout un système conceptuel: dans l’art comme dans la pensée, le trait de génie survient, advient presque nécessairement avec de l’excès. La main ou l’intuition vont plus vite que la réflexion, le stable et l’ordonné se trouvent bousculés par ce qui les débordent, les dépassent, les surpassent. L’excès comme lieu de la création, comme abondance de forces vitales, comme auto-dépassement de ses propres degrés, de ses propres mesures, de ses propres calculs, c’est aussi l’expérience du dépassement de ses propres limites. Et cela ne doit surtout pas être freiné, si l’on se place du point de vue dionysiaque ainsi décrit par Nietzsche.
Si l’on avait pris précédemment l’exemple de la tragédie grecque comme le lieu où les passions s’exprimaient avec excès et étaient condamnables moralement, avec Nietzsche, on peut voir également un autre aspect de ces mêmes tragédies: elles sont également le lieu d’affrontement de forces contraires, où l’excès dionysiaque vient bouleverser l’ordre apollinien, pour le meilleur cette fois-ci et sans faire l’objet de condamnations ‘’excessives’’. L’excès devient alors la condition de possibilité de la création géniale, intuitive et débordante.
C’est donc en effet avant tout dans un contexte moral, entendu comme ‘’hybris’’, démesure, que l’Antiquité grecque définissait l’excès, signification première devenue désormais commune. L’excès apparaissait ainsi comme ce qui échappait à la mesure, à la justesse, à l’équilibre, et comme ce qui devait alors faire l’objet de régulation, tant pour le corps des individus que pour le corps social dans son ensemble.
Ainsi, le cadre social empiétait immédiatement sur le cadre moral, car le rôle d’un bon législateur devait alors, au même titre qu’un bon médecin, mettre en place des moyens de régulation et de mesure de façon à contenir les excès: devait s’y tenir la ‘’bonne santé’’ d’une société.
Mais c’était oublier que la mesure, la régulation et la prudence pouvaient elles-mêmes s’avérer excessives, faire l’objet d’excès: et alors des simples abus juridiques jusqu’au système dictatorial politique, le danger d’un excès de prudence aboutissait sur le contrôle, parfois justifié, mais souvent abusif lui-même. Ce qui devait être régulé pouvait alors être limité, ce qui devait être mesuré pouvait se voir interdit, ce qui devait être de l’ordre de la prudence pouvait faire l’objet de coercition.
Souligner alors un autre aspect interne du concept d’excès nous semblait nécessaire, et cela dans un double enjeu: ne pas laisser la réflexion sur une aporie, et penser par ailleurs toute la richesse notionnelle de l’excès. Et s’il s’avérait que l’excès entendu dans un contexte moral comme dans un contexte pénal semblait condamnable, en retour, l’excès se trouvait être également lieu esthétique et philosophique où la surabondance ne devait pas être freinée. Nietzsche en ce sens, et sans remettre en cause les contextes moraux ou législatifs, avait le mérite dans la Naissance de la tragédie de nous convier à dégager une autre facette de l’excès: sa force vitale créatrice.
Qu’est-ce alors que l’excès, sinon le lieu paradoxal où l’extrême et l’excellence peuvent se côtoyer, où le condamnable et la surabondance peuvent se tutoyer, où la morale et le juridique se placent en face de la création, et où Apollon fait face à Dionysos ? L’excès est à penser dans tous ces contextes, pensée ‘’excessive’’ sans doute dans son exigence mais riche philosophiquement.
Aussi, l’excès, entendu tout d’abord comme ce qui est ‘’en trop’’, ‘’abusif’’, et donc condamnable, pourra peut-être aussi s’étendre ainsi à ce qui est du domaine de l’excellence.
Articles précédents:
*Dialogue avec Coralie Camili
*L’art de combattre un ennemi invisible
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*Philosopher à Strasbourg, Jean-Luc Nancy et Gérard Bensussan, rencontres et désaccords