L’art de combattre un ennemi invisible

Coralie Camilli
Coralie Camilli

Coralie Camilli est maître de conférences en philosophie. Elle publie cette année L’art du combat » (aux Puf en avril 2020), ainsi que La fin de l’innocence: une relecture de Kafka (à l’Harmattan, en septembre 2020). Propos recueillis par Alexandre Gilbert.

Il n’y a que deux puissances: le sabre et l’esprit. (Napoléon)

Le premier chapitre de mon nouvel ouvrage « L’art du combat », -qui sera publié aux PUF le 15 avril prochain-, s’intitule « Ōmiya Taïkukkan: À Saïtama, la guerre aux temps des cerisiers en fleurs ».

Pourquoi un tel début de livre ? Car j’ai eu la chance de faire partie du petit nombre d’élèves de Maître Kuruda Tetsuzan, enseignant principal et chef de file d’une école de sabre japonais traditionnelle: le Shinbukan.

Kuroda Senseï, après avoir été l’élève de son père et de son grand-père, reçut à à peu près l’âge de 20 ans le titre de Hanshi Hachidan (8e dan), ce qui est un des plus hauts grades dans le monde des arts-martiaux. Il devint alors non seulement le plus jeune pratiquant ayant reçu ce titre au Japon, mais aussi le quinzième et actuel soke (« grand maître ») du Shinbukan.

Le Shinbukan Dojo fut très vite connu pour sa capacité à entraîner les samouraïs à des très hauts niveaux de pratique. L’exigence était telle qu’un nouvel aspirant ne pratiquait que le suburi (exercices basiques de coupe au sabre en bois) pendant près de trois années entières. Si cette période d’entraînement s’était avérée correcte et satisfaisante, l’élève était admis au sein du Dojo. On y apprenait d’abord le kenjutsu (exercices au sabre de bois), le jujutsu (saisies et immobilisations à mains nues), puis le bojutsu (pratique avec un long bâton de bois). Enfin, l’art du iaïjutsu (pratique du sabre), qui était réservé aux élèves les meilleurs.

Etant en immersion complète au sein de ce Dojo une bonne partie de l’année dernière, ainsi que de cette année, (où j’étais alors la seule femme !), j’ai pris le temps de rédiger quelques notes philosophiques dont le livre prochainement publié rend alors compte.

Il faut dire que si une réflexion autour de la pratique martiale de l’aïkido sera ainsi proposée, ce sera donc, outre le pont qu’elle jette entre les pensées orientales et occidentales autour de la notion de corps, en tant que support conceptuel d’une part, et qu’illustration concrète d’autre part. Car revenir sur les très vénérables problématiques de l’acte et de la puissance que la philosophie, depuis son origine, n’a cessé de travailler, nécessite et concept et illustration, et idée et image.

C’est pourquoi l’on se sert de l’exercice que développe le corps dans une pratique martiale en tant qu’idée (qui donne à penser) et en tant qu’image (qui donne à voir), afin d’illustrer ce qu’est une activité. Le fondement corporel, l’énergie vitale, la mise en mouvement, la prise de décision, l’action – toujours située à la frontière entre l’intuition et la matière, et la puissance qui en résulte – sont en effet autant de notions qui, à partir du concept d’activité, reportassent à frais nouveaux la question de « ce que peut le corps », pour reprendre la célèbre expression de Baruch Spinoza.

C’est donc dans la province de Saïtama qu’enseigne principalement Kuroda Tetsuzan Sensei.

Pour rejoindre son dojo depuis Shinjuku, au centre de Tokyo, il faut prendre un train en direction du nord, jusqu’à la station d’Ōmiya. Puis, il faut changer de ligne encore, avant de descendre quelques kilomètres plus loin, dans une plaine déserte entourée de collines, pour arriver à l’école Shinbukan.

À l’origine, les Kuroda étaient une famille de samouraïs de la province du Han, au service du clan Maeda. Au XIXe siècle, Kuroda Yaheï Masayoshi étudia sous la direction de Genzo Noguchi et reçut alors l’enseignement de cinq écoles martiales : le Shishin Takuma-ryu Jujutsu, le Komagawa Kaïshin- ryu Kenjutsu, le Tamiya-ryu Iaïjutsu, le Tsubaki Kotengu-ryu Bojutsu et le Seigyoku Oguri-ryu Sakkatsujutsu.

Avant l’époque Heian, il existait au Japon deux types de sabres: le tachi et le tsurigi. Ce dernier, témoignant de l’influence chinoise, possédait une lame presque droite, à double tranchant. Le tachi, en revanche, était pourvu d’un seul tranchant. Sa lame était légèrement recourbée, ce qui avantageait les samouraïs, qui étaient des cavaliers en armure. La poignée était plus incurvée que la lame.

Voir ces entraînements au sabre était incroyable. À l’école du Shinbukan, on ne pratique plus en armure aujourd’hui, mais les sabres sont encore utilisés.

Lorsque Kuroda Tetsuzan m’a donné mon premier sabre, mes mains tremblaient trop pour le porter, tellement l’impression, la responsabilité et l’honneur étaient forts !… Je dois ajouter que le poids du sabre, bien qu’ajusté évidemment à ma taille, était étonnamment lourd.

Certaines exigences de pratiques allaient alors de pair avec l’apprentissage du maniement des armes. Mais certaines qualités physiques étaient requises au même titre: la vitesse en premier lieu. Au sabre, un millième de seconde de retard dans la coupe ou dans le dégainement avait pour enjeu la vie, pas moins.

Concernant ce dernier point, les éléments propres à l’école du Shinbukan sont particuliers. Une liste non-exhaustive des principes de pratique en donne un aperçu.

Musoku no ho (la méthode d’absence de pas),
Ukimi (le corps flottant),
Juntai ho (la méthode du corps ordonné),
Hitochoshi no ugoki (le mouvement constant).

Quelques précisions s’imposent: le terme de « Musoku », signifie le fait d’effectuer un mouvement sans utiliser les pieds ou les jambes, c’est-à-dire sans que l’adversaire puisse percevoir les déplacements. Ils doivent être réalisés comme en apesanteur, flottants, et cela nécessite que les articulations et les muscles exécutent un travail détendu. Effectuer une technique de disparition fluide et de manière coordonnée relève d’un réapprentissage de la marche elle-même: répartition du poids du corps vers l’avant, absence de poussée dans les jambes et position des pieds particulière, rapide, légère, variable suivant la technique utilisée. « No » signifie « de », « en provenance de », et « Ho », signifie « règle », « façon », « méthode » et « théorie ».

L’un des enseignements importants de l’école du Shinbukan réside dans le fait que le mouvement du corps doit être conduit en se soumettant à la force gravitationnelle ; et utiliser la force naturelle de la gravitation pour exécuter une figure imposée, traditionnelle et coordonnée, (un Kata), impliquera de ne pas faire usage de forces plus perceptibles, comme les actions des forces musculaires par exemple. Aussi, une pratique correcte du Musoku no ho consistera alors à ne pas pousser les pieds dans le sol, à ne pas musculairement appuyer sur les jambes pour se déplacer (ce qui va non seulement à l’encontre de ce que l’on a l’habitude de faire en marche quotidienne, mais aussi à l’encontre d’autres pratiques martiales qui utilisent le fait d’être bien « ancré » au sol, solide sur ses appuis). On utilisera plutôt le mouvement naturel de la chute, et, durant l’exécution du Kata, on profitera de la force de gravitation qui fait mouvoir le corps naturellement en direction du sol.

La perception du mouvement, et de la mobilité ainsi travaillée, rend les déplacements « invisibles »: c’est-à-dire à la fois imprévisibles et imperceptibles. C’est là un concept non seulement très difficile à comprendre, mais également (et surtout) très difficile à apprendre.

« Juntaï ho » est un autre terme significatif dans l’école martiale de Saïtama, qui désigne la capacité à maintenir le corps en mouvement dans une position parfaite, cordonnée, presque biomécanique, et à garder les membres liés les uns aux autres. Pas de mouvements désordonnés et déconnectées des bras, des mains, des épaules, du buste, des jambes -qui pourtant n’ont pas l’habitude d’être « fixés » ensemble. Isoler un membre du corps signifierait séparer un mouvement du reste du corps: et ainsi le rendre immédiatement perceptible.

Enfin, le maintien d’une vitesse constante des membres du corps lors de la pratique d’un mouvement constitue encore un point particulier de l’enseignement du Shinbukan. La vitesse constante lors de l’application d’un Kata sera donc en réalité ce qui va donner de la célérité, beaucoup plus qu’une accélération. Cette pratique, théorisée par Kuroda Senseï, provient directement des exercices travaillés par certains samouraïs qui, en combat, évitaient toute accélération, au même titre qu’ils évitaient tout ralentissement, décélération ou hésitation: la constance dans la vélocité rendait les mouvements moins perceptibles pour les adversaires; et l’exercice devint central dans la pratique.

Le point principal réside, au sein de toute cette architecture technique, dans le fait de comprendre que l’alternance d’accélérations et de ralentissements ne peut fonder la définition de la vitesse.

Aussi, si la vitesse ne peut pas se confondre avec le concept d’accélération, c’est principalement parce que l’oeil perçoit les changements de rythmes. Or, si l’oeil de l’adversaire perçoit notre mouvement, celui-ci ne sera jamais assez rapide au point de le surprendre.

En revanche, si l’on garde une vitesse constante et coordonnée des gestes, l’oeil ne perçoit pas immédiatement le mouvement qui est en train de se
faire et qui devient invisible, au sens martial. La véritable vitesse se tient là: la constance se fait passer pour de l’immobilité et, soudainement, le
sabre nous arrive pointé à la gorge et l’on est incapable de l’avoir vu-venir.

Pendant les entraînements, l’attention, la vigilance, le sentiment de l’instant décisif (que l’on répète et rejoue afin de tenter d’en saisir les éléments et d’arriver à les décomposer) font que les enjeux vitaux restent présents à l’esprit: c’est bien une pratique martiale que l’on apprend. Tous les gestes le rappellent, et en japonais, les mots aussi : « là, tu aurais eu le flanc ouvert », « ta nuque est découverte », « là, ta tête aurait roulé par terre en un autre temps! », « trop d’ouvertures du corps », « je vois d’avance où va aller la coupe de ton sabre, ta position du corps me l’indique », ou encore « le geste est juste, mais trop bruyant ». Et surtout: « sois invisible ».

Le geste montré par l’enseignant avait lieu une fois, une seule: il revenait à chacun de voir et de reproduire ensuite selon sa mémoire. La vitesse d’exécution était telle qu’on ne pouvait percevoir que l’ensemble de ce qui venait d’être démontré, et un nombre infini de détails échappaient inévitablement. Lorsque l’enseignant s’approchait pour savoir si l’on avait des questions: -« oui »: dans quel sens tournait-il son sabre au tout début du dégainement ? Tournait-il la lame du sabre vers le haut immédiatement ? Attendait-il que l’autre main, celle qui tirait la saya vers l’arrière, se soit placée derrière les hanches ? Dégainait-il d’abord vers l’avant, droit devant, puis, le bras tenant le sabre alors bien tendu, le remontait-il vers le haut ? La main tenant le sabre, avait-elle déjà une orientation particulière, avant même tout début de geste ?

« Dame !»: la question, visiblement, ne se posait pas, elle n’avait aucun sens. Les explications suivaient toutefois: quelle que soit la coupe que le
sabre prendrait, la façon de dégainer serait toujours la même. Autrement, tout serait prévisible, pré-visible: visible pour l’adversaire avant que la
coupe ne se fasse, puisque celui-ci se dirait: « ha, voilà la position de ses mains, il va donc dégainer dans ce sens, voilà la direction du sabre qui suivra ».

Pendant les entraînements, on est tous tous très concentrés. Puis, des fois, Kuroda Tetsuzan surgissait sans un bruit derrière nous, son sabre poser
délicatement sur notre nuque: il sortait, pour ainsi dire, de nulle part. Il n’y avait même plus le temps de la peur ou celui de la douleur. On n’avait rien vu venir, on ne sentait rien se faire: en un autre temps, on aurait été déjà mort.

Puis, il s’en allait en souriant.

La situation actuelle m’empêche évidement de retourner dans l’immédiat en Asie. Toutefois, la sortie mi Avril de mon essai « L’Art du combat » me lie en pensée, faute du corps, avec je Japon et l’exigence de ses pratiques traditionnelles.

Coralie Camilli

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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