Ridley Scott et la dévastation, d’Alien Covenant à Napoléon
Jean-Clet Martin, philosophe a publié Et dieu joua aux dés aux PUF, en 2023 et Ridley Scott: une philosophie du monstrueux, en 2019 dont le dernier film, Napoléon, subit les affres de la critique dont le Washington Post qui parle de « mash-up de Léon Tolstoï, Edward Albee et Wikipedia« .
Dans quelle mesure Napoléon s’inscrit-il dans l’œuvre de Ridley Scott ?
Jean-Clet Martin : Il y a chez Ridley Scott un intérêt pour des figures, figures de l’histoire qui en marquent les moments les plus sublimes autant que défaillants. Après Les Duellistes, il songeait à quelque chose sur Wagner qui n’a jamais vu le jour. On aurait pu rêver à un Wagner à Tribschen avec Cosima, fille de Liszt, et l’amour de Nietzsche pour les deux. Mais c’eut été sans doute trop intimiste. Et puis c’est plutôt l’opéra qui intéressait Ridley Scott dont les traces subsistent dans Alien Covenant par l’entrée des Dieux au Walhalla. Alors oui, il y a eu Christophe Colomb qui est l’histoire d’un échec dans la rencontre du nouveau monde si différent, et même au sein de l’Europe dans le conflit du Génois, épris de grandeur galiléenne, avec la fierté des conquistadors espagnols qu’il comprend assez mal. Mais ce qui intéresse Ridley Scott dans ces personnalités un peu folles, c’est leur capacité à aller au bout de soi, même si tout finit en feu et en sang. Une espèce de déchéance immanente à toute action. Pour Napoléon, cette déchéance est rapidement pressentie lorsqu’en Egypte, ouvrant un sarcophage, il regarde la mort en face, dans les orbites creuses d’une momie, cadavre du pharaon qui avait cru s’établir dans l’éternité de ses pyramides. Mais rien n’est éternel. Situation dramatique dont la froideur et la rencontre impromptue confine au comique, du moins à l’absurde. L’absurde est un thème récurrent de l’œuvre et trouve dans ce dernier film des moments bien creusés.
On le sait l’œuvre de Ridley Scott est indissociable de l’influence qu’a pu avoir sur lui le travail de Jean Giraud alias Moebius et toute la culture underground de Métal Hurlant. Quel gimmicks retrouve-t-on encore de cette époque ?
Jean-Clet Martin : Parlons en effet du film. De son esthétique. Il y a des critiques adressées à son montage, des condamnations de certains journalistes qui rappellent le jugement d’étranges débutants. Au nom de quelle idée du cinéma ? Des gens qui n’ont aucune idée apparemment de ce qu’est un film. On lui reproche je ne sais pourquoi le côté épisodique, l’absence de continuité dans la genèse historique de cette épopée. Mais c’est oublier les grandes plages blanches, l’interstice et les coupures qui viennent entrecouper l’impossibilité d’une intrigue, ou pour le moins d’une vie bien réglée. Les enchaînements sont faibles, voire heurtés. Et ce n’est pas un signe d’incompétence cinématographique de la part de Ridley Scott. On voit bien le désordre qui règne dans une époque d’instabilité politique où les gouvernements se succèdent sans raison, par la vertu du hasard plus que d’une causalité bien orchestrée. L’institution défaillante est à son comble entre la terreur d’une gauche terroriste et le mise en œuvre d’une gauche bourgeoise animée par l’ambition personnelle. Et la figure de Louis XVIII est impayable, il faut reconnaître. Ridley Scott s’installe dans le patchwork d’une déstabilisation politique plutôt bien rendue, n’en déplaise aux critiques nourris au triomphalisme franco-français de Clavier. Il y a dans ce film une déconstitution méticuleuse de l’intrigue politique, une atomisation des événements qui me semble assez juste et dont l’esthétique cinématographique produit la rhapsodie. Un choix assez fidèle au chaos de l’époque. Bonaparte n’est donc pas un héros qui aurait orchestré sa carrière de manière continue dans l’espace parisien des bonnes mœurs selon lesquelles il faut supposer le sens inné de l’harmonie sociale. On le voit mutique à l’écran, dans une répartie souvent gauche et impulsive au bord de l’autisme. J’ai plus de connivence avec Blade Runner ou Alien dont évidemment il n’y a pas trace dans ce film, mis à part le côté monstrueux des batailles qui constitue l’excellence de Ridley Scott inégalable sous ce rapport. Mais incontestablement le film entre dans l’œuvre qui poursuit un romantisme anéanti.
Quelle est selon vous l’erreur la plus grave parmi toutes les approximations qui lui sont reprochées ?
Jean-Clet Martin : Il n’y a en fait aucune erreur ! Tout est intentionnel. On n’est pas dans un cours d’Histoire niveau collège. La BD pas plus que le cinéma ne sont une illustration d’école. C’est très désagréable pour les gens qui cherchent à établir des ressemblances regrettant l’absence de fidélité à la Littérature ou à l’Histoire scolaire. Et la bêtise des commentaires qui se déchaînent sur les réseaux sociaux n’en constitue qu’une caisse de résonance. C’est pauvre d’envisager cette réduction du Biopic au seul modèle pédagogique, au roman national qui constitue le genre correct le plus convenu. Non, là il s’agit bien d’une vie qui est filmée, extraite de la fange des événements. Quel ennui les leçons de morale, les grandes idées de la France qui n’ont jamais existé. Il n’y a pas de morale à tirer de l’histoire. Elle est tout sauf ça. Les erreurs qui sont reprochées au cinéaste sont en fait les errements d’un public en mal de francité et de sentiment national. Alors, c’est quoi une erreur ? Un boulet de canon perdu sur le sommet de la pyramide de Khéops appartient à l’image, à la force du champ visuel convoqué par le cinéma plus que par la fidélité à l’événement. Aucun mouvement dans l’image d’une pyramide. On sombrerait rapidement dans le cliché monumental. La pierre est immobile et de peu d’intérêt sans lui faire subir un bombardement. Ce n’est pas une carte postale qui est attendue. Les plus grandes tristesses, les plus grands scrupules pour ne pas trahir l’authenticité du moment constituent en vérité la pire des entreprises de démolition d’une vérité politique ou militaire dont le hasard est souvent la source la plus vive. L’historien vertueux est le plus mauvais interprète du passé dans son incapacité à reconstruire la brutalité de l’événement. La scène du Lac gelé que les boulets de canon font éclater pour engloutir les soldats est donc celle de notre Histoire qui évolue par hoquets et accidents. Alors s’il est vrai que le réel du moment imposait de procéder par coupures et séquences désancrées, que tout confinait vers une espèce de miroir brisé de l’événement, on voit se reconstituer tout de même un fil qui n’est pas erroné. Le fil conducteur me semble résider dans l’amour impossible de Bonaparte et de Joséphine qui est le véritable ressort de l’intrigue et sans doute le versant féministe de l’œuvre de Scott.
Napoléon était-il « monstrueux » ?
Jean-Clet Martin : Oui, jusque dans son humour et dans son absence de manières assez bien rendus par son acteur. Le comique provient de ce décalage entre l’attitude de l’homme et la situation qui ne cesse de déraper en tous sens. L’accoutrement de Napoléon a quelque chose de caricatural et c’est vrai de tous les militaires de son temps. Joséphine le lui fait remarquer d’ailleurs. On ne sait s’il faut en rire ou en pleurer. On n’a presque rien à rajouter en termes de caricature. Les plumes sont là qui voltigent autour des chapeaux. Une rencontre insolite entre les faits les plus cruels et les allures de l’individu qui en constitue tantôt l’acteur comme pour la bataille d’Austerlitz ou le spectateur durant la défaite de Waterloo. Là, clairement, un jeu de longue vue montre un Napoléon impuissant qui ne peut qu’assister à ce qui se produit de manière passive. La pluie ne cesse de tomber, rend impossible l’action laissant le temps aux armées adverses de se réunir. Le monstrueux, c’est ce qui se montre comme un débordement et que l’action ne peut plus embrasser. Une certaine impuissance en même temps qu’un refus de se retrancher, de retirer l’armée de sa défaite devenue obsédante. Là aussi, c’est une constance dans le travail de Ridley Scott devant la sidération de l’événement. Qu’est-ce qui pousse Bonaparte dans l’hiver russe si ce n’est son propre hiver sentimental qu’il fuit, forcé d’abandonner la seule personne qui comptait pour lui, Joséphine, sans laquelle comme le dit sans cesse tout le film « il n’est rien ».
Y a-t-il sous cette cavale une « pensée » bonapartiste ?
Jean-Clet Martin : Une pensée est toujours une déroute. La pensée de ce qui échoue. Certes, on est devant une figure Hégélienne de l’Histoire. Hegel dit de Napoléon, qu’il est l’esprit du monde qui passe devant lui à cheval dans les rues de Iéna « l’âme du monde concentrée en un point » sur une monture en marche. Et Hegel en effet songe à lui sans doute lorsqu’il affirme que « Rien de grand dans le monde ne s’est fait sans passion ». C’est exactement le sujet du film de Scott. La froide raison n’a jamais rien commis d’illustre. Mais cette déclamation d’un Hegel épris de Napoléon n’est que la défaillance de la Raison elle-même dont les ruses sont retorses. La passion qui conduit l’esprit du monde nous rend en fait aveugles. Napoléon a certes connu des moments d’aveuglements. Ce sont eux que retient Ridley Scott. Comme un boulet de canon qui met à terre son cheval. « Mon destin est plus grand que ma volonté » confie-t-il a Joséphine… Tout le film tourne autour de ce débordement de la grandeur, de ses discontinuités. Il me semble que malgré la belle écriture qui introduit chaque scène, la blancheur de l’écran signe cette faille éblouissante, trop aveuglante qui lacèrent la pensée de Bonaparte. Autant de coupures dans le film qui forment les traits d’aveuglement de l’Empereur. On est tout de même devant un champ de ruines qui rappelle le paysage dévasté d’Alien Covenant. Autant de corps figés dans le gel, minéralisés par la boue et la suie qui fossilisent les meurtres de l’Histoire. Ces derniers forment déjà la coupure de la guillotine qui ouvre le film. Et il fallait que la tête de Marie-Antoinette ait encore des cheveux pour la soulever hors du panier où elle tombe. Tous ces revers vont avec la grandeur des passions. La formule de Robespierre que retient Scott est étonnante : « la terreur est la vertu du peuple ». Quelle folie tout de même… Et celle de Napoléon s’inscrit bien sûr dans un autre délire mais qui est comme le pendant de la raison politique, elle qui nous conduit toujours trop loin, à la limite souvent de l’ennui. L’ennui provient de ce que nous ne pouvons partager l’admiration, cette admiration défunte que suscite le grand caporal de la part des soldats qui l’accompagnent dans son suicide. Tout finit dans le délire de la raison, dans sa passion noire. Avec un sens encore charismatique peut-être sur l’île de Saint Hélène quand Bonaparte vit dans sa propre mémoire. Là on bascule dans l’univers du rêve. Et tout recommence dans un éternel retour imaginaire. Comme s’il allait renaître avec Joséphine pour rejouer autrement le sens de l’Histoire et relancer les dés. L’éternité du grand homme n’est plus que celle de l’amour finalement, et ce qui revient, ce ne sont pas les batailles militaires mais celles du cœur qui flanche.
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