J-A.Miller: « Christine Angot est arrivée comme un aérolithe »

Jacques-Alain Miller
Jacques-Alain Miller

Les 53e journées de l’école de la cause freudienne portent sur comment opère la psychanalyse et sur le devoir d’interprétation. Elles se dérouleront les 18 et 19 novembre 2023. Jacques-Alain Miller, son fondateur, est le gendre de Jacques Lacan dont il édite les séminaires. Agnès Aflalo, est la directrice des Journées.

I.Entretien avec Jacques Alain Miller

Les consultations chez le psy explosent en Israël depuis les attentats, les enlèvements et la guerre tandis que Tsahal, reconnait pour la première fois l’existence de suicides en son sein, morts en raison de « circonstances personnelles ». Comment expliquer un tel rapport à la mort ?
Jacques-Alain Miller: Selon Freud, les névrosés vont mieux en temps de guerre. En effet, ils prennent alors de la distance avec leurs symptômes. Dans la panique actuelle, il se produit un autre phénomène : l’angoisse. Un symptôme recèle une vérité cachée au patient, il peut être interprété par l’analyste. L’angoisse est aussi une vérité, mais qui se manifeste en clair. Il ne s’agit pas de l’interpréter, mais de la dissoudre, au moins de la calmer.

La mort, on ne la connaît que par celles des autres. C’est celle-là qui angoisse.

Il y a certainement toujours eu des suicides dans Tsahal. La seule question est de savoir pourquoi elle a maintenant décidé de les rendre publics. Je ne sais pas, mais je peux imaginer : il s’agirait de diminuer le nombre de militaires morts au combat.

Lacan réfère le normal au masculin, parce que les mâles forment des collectivités où chacun est semblable à l’autre. En revanche, une femme est toujours différente d’une autre, y compris d’elle-même.

Certes, Tsahal inclut des femmes à tous les grades, sauf les plus élevés : c’est un fait nouveau, mais l’ordre d’ensemble reste masculin.

Metoo, c’est la tentative de rendre toutes les femmes pareilles. Cette tentative était vouée à l’échec.

Christine Angot est une amie de la psychanalyse. Jacques-Alain Miller, vous l’avez dit, vous « aimez » Christine Angot qui a dit sur France Inter qu’elle n’avait pas « aimé » L’été dernier, le film de Catherine Breillat et Le Consentement, adapté du livre de Vanessa Spingora, la proie du pédophile Gabriel Matzneff. Elle leur reproche d’esthétiser l’inceste et la pédophilie. Qu’en pensez-vous ?
Jacques-Alain Miller: L’écriture de Christine Angot est impassible, inflexible, froide comme un théorème mathématique. Celle de Vanessa Springora est sentimentale et frémissante, elle cherche la beauté. Angot est indifférente à la beauté ; ce qui l’intéresse, ce sont les faits, aussi bruts que possible.

Neige Sinno a dit que les choses avaient changé grâce à Christine Angot. Est-ce aussi votre opinion ?
Jacques-Alain Miller: Christine Angot a débarrassé la littérature du culte de la beauté, de l’émotion, de l’idéal. Elle est arrivée comme un aérolithe dans le monde littéraire français, qu’elle a démonétisé.

Comment « opère » la psychanalyse pour ne pas passer à coté de la souffrance en voulant trop la montrer, l’identifier et ainsi la déconsidérer ?
Jacques-Alain Miller: On ne peut pas faire une analyse si on ne souffre pas. Le psychanalyste ne déconsidère certainement pas la souffrance. Tout au contraire, il la respecte, la prend en considération.

Ce qu’il cherche, c’est sa cause.

II.Entretien avec Agnès Aflalo

L’interprétation est à l’affiche des prochaines Journées de l’ECF. Quel en est le point vif ?
Agnès Aflalo: Pour saisir le point vif de l’interprétation, il faut se demander : « Qu’est-ce qui opère dans une analyse ? ». Ce qui opère, ce sont des paroles dites par l’analyste. L’analyse est une pratique de parole et de parole seulement. Et l’inconscient, ce n’est pas autre chose que les paroles de l’analysant. Le grand secret de l’interprétation, c’est de lui faire entendre ce qu’il dit à son insu. Le psychanalyste accueille la parole. Mais aussi il répond en interprétant. Et si surprenant que cela puisse paraitre, l’énigme, l’oracle, la citation, un grognement parfois, etc. sont autant de formes d’interprétation. Elle est cueillie au niveau des dits du sujet. Elle ne les surplombe pas. C’est pourquoi ses modalités sont multiples. Ça peut être, comme le notait J.-A. Miller, une interprétation à l’envers de celle de l’inconscient ; ou bien une scansion qui crée une autre lecture que celle de l’analysant ; ou bien encore une ponctuation qui fait jaillir un sens nouveau. Mais c’est surtout une coupure de la séance qui empêche le bouclage du sens et ramène à l’opacité de la jouissance du symptôme.
Chaque fois, l’interprétation introduit un écart entre ce que le sujet dit et ce qu’il veut dire. Car le vouloir-dire qui vise un nouveau sens est aussi un vouloir-jouir qui vise une joui-sens. Par son acte, l’analyste occupe la place de la jouissance et il la « fait parler » pour qu’elle résonne entre les dits. L’éthique du bien dire est des deux côtés à la fois : côté analysant et côté analyste. A l’effort de bien dire de l’analysant répond l’interprétation de l’analyste qui doit mettre dans le mille. Lors de ces 53e Journées de l’ECF, de nombreux psychanalystes exposeront leurs actes pour démontrer comment l’interprétation opère.

À quoi juge-t-on qu’une interprétation est juste ?
Agnès Aflalo: On peut dire qu’une interprétation est juste quand elle passe dans les tripes disait Lacan. Une interprétation n’est ni vraie ni fausse. Elle ne se juge pas à la réponse de l’analysant qui la reconnaitrait comme juste ou fausse. Elle se juge aux effets produits, c’est-à-dire le retour de souvenirs, d’évènements épinglés par des maitres-mots ; ou bien l’interprétation peut déranger assez la jouissance pour que le sujet perçoive sa complaisance à son égard alors même qu’il en pâtit. Lorsque l’interprétation fait évènement, le sujet peut en tirer une série de conséquences et construire les axes d’un fantasme qui impose sa loi de fer aux symptômes. Parler est à la portée de chacun. Mais pour l’analyste, l’usage de la parole sans pareil. Il est unique.

L’interprétation est-elle la même qu’au temps de Freud ?
Agnès Aflalo: Non. L’inconscient d’autrefois se prêtait à des interprétations œdipiennes. La faute était imputée à l’Autre : papa, maman, etc. Mais le symbolique a pali. Désormais l’inconscient est fait de signifiants réels. Et c’est l’acte de l’analyste qui fait passer de l’inconscient réel à l’inconscient transférentiel, et le temps qu’il faut pour que l’analyse ait lieu. L’inconscient ne cesse pas de chiffrer le signifiant pour produire la jouissance. Par son interprétation, le psychanalyste peut passer à l’envers du discours de l’inconscient. Mais il doit se souvenir que l’inconscient n’est pas seulement le vouloir-dire bâillonné d’un désir en souffrance. C’est aussi un vouloir jouir dû aux signifiants réels qui ont marqué le corps du sujet.
Il y a donc des interprétations qui visent le désir, mais aussi des interprétations qui visent la jouissance. Quand l’analyse touche à sa fin, l’interprétation portée par le corps de l’analyste peut conduire l’analysant à la rencontre avec un Autre inconsistant et incomplet. Une fois dégagé des amours avec la vérité après la traversée du fantasme, l’analysant sait que l’inconscient est réel. Ce point de finitude de l’analyse comporte la satisfaction d’avoir fait de la place du réel de la jouissance la place de plus personne. Lors des Journées, nous aurons la chance de l’entendre lors du témoignage de passe d’une nouvelle Analyste de l’École.

En quoi ce thème de l’interprétation est-il actuel ?
Agnès Aflalo: On n’a jamais autant parlé. On parle à tour de bras, on témoigne, on se dit, on raconte tout, même le plus intime en particulier sur les réseaux sociaux. C’est au point que pour certains, il suffit de dire : « Je suis ce que je dis » pour penser l’être vraiment. Ça se décline de différentes façons : je suis dys, HPI, trans, autiste, etc. Cette auto-nomination ne serait plus symptôme, mais style de vie qui tend à interdire toute mise en question, toute interprétation, comme si l’être était devenu transparent à lui-même.
Pourtant l’expérience montre qu’il faut en repasser par l’Autre parce que l’auto-affirmation ne délivre pas du malaise éprouvé. L’être garde son opacité. La psychanalyse accueille les différences de chacun sans préjugé, et elle invite chacun à produire ce qu’il a de plus singulier. La psychanalyse n’est donc pas normative. Ça ne veut pas dire pour autant qu’elle pactise avec cette idée selon laquelle il faudrait s’incliner devant les affirmations identitaires. Car elles sont impuissantes à traiter la souffrance dont les sujets témoignent.

Y a-t-il d’autres éléments d’actualité concernant l’interprétation ?
Agnès Aflalo: Oui. Car depuis plus de deux décennies, nos démocraties sont traversées par une force qui « pousse au droit ». En effet, beaucoup de projets de loi visent à encadrer la formation des psys et les multiples thérapies qui promettent le bonheur. Le bonheur, qui est une idée récente, est une affaire politique. Pour certaines démocraties, comme celle des USA, le droit au bonheur est inscrit dans la constitution. Pour d’autres, comme la France, le législateur est sollicité de le faire advenir. Les promesses de bonheurs sont aussi nombreuses que les thérapies psys.
C’est pourquoi, si le législateur est mal informé, l’exigence de bonheur peut aboutir à des projets de loi qui portent atteinte à la liberté même de parler. Et sans elle, il n’y a pas d’interprétation possible. Cela n’est pas acceptable. Le sujet du droit sait ce qu’il veut alors que le sujet de l’inconscient ne sait pas où est son bien. Ces Journées témoigneront de l’utilité publique de l’interprétation. Le sujet du droit ne doit pas bâillonner le sujet de l’inconscient.
De plus, au-delà du droit au bonheur – assez mythique –, dans chaque demande adressée au psy, il y a une exigence de satisfaction. La psychanalyse promet plutôt un allègement et elle appelle le sujet au devoir de bien dire pour s’y retrouver dans les symptômes. Alors, in fine, il est possible d’extraire un noyau de la jouissance et de faire du reste une source de satisfaction. Lors de ces Journées, des psys qui exercent en libéral et en institution exposeront leurs pratiques. Elles concernent un large éventail de symptômes d’enfant, d’adolescents et d’adultes.

Mais c’est aussi l’occasion de faire la fête ?
Agnès Aflalo: Oui ! Après les années COVID, les Journées, les premières depuis à nous réunir en si grand nombre, sont l’occasion de revoir nos collègues. Des pauses régulières permettront de pouvoir discuter. Il y a la joie d’une convivialité que seule la présence des corps permet. Et puis bien sûr, le samedi soir, il y aura la fête préparée par notre équipe. C’est un évènement à ne pas manquer. Hâtez-vous ! Il reste des places en présence, après on suivra les Journées sur zoom !

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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