Psychanalyste du 3e type: Jacques Lacan vu par J-A. Miller, P. Sollers, E. Marty, B. Jacquot

Anaëlle Lebovits-Quenehen est psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Elle dirige la revue Le Diable probablement et publie à l’occasion du 40e anniversaire de la mort de Jacques Lacan, Pourquoi Lacan aux Presses Psychanalytiques de Paris en 2021. Propos recueillis par Alexandre Gilbert.

Pourquoi Lacan : le titre de ce livre est sans point d’interrogation. Si le terme pourquoi inaugure généralement une question, il se fait plutôt ici l’indice d’un choix. C’est ce choix qui est affirmé par les nombreuses contributions de ce volume, venant de divers horizons. Sans doute y trouve-t-on là l’écho de ce que Lacan s’intéressait lui-même à tout. Des mondes se croisent donc dans ce Pourquoi Lacan où se répercute l’intérêt manifeste de Lacan pour les arts, les mathématiques, la philosophie, la poésie, le théâtre, la littérature en général… et la psychanalyse bien sûr.

Où les contributeurs du livre ont-ils rencontré Lacan ? Et sur quoi mettent-ils ici l’accent ? On le verra d’abord avec Jacques-Alain Miller, Philippe Sollers, Benoît Jacquot, François Regnault, Roland Castro, Judith Miller, Jacques Riguet, Agnès Aflalo et Gérard Miller qui ont tous connu Lacan. Ce qui frappe d’abord à les lire, c’est la diversité des circonstances dans lesquelles Lacan se rencontre, mais cela pour un même effet : cette rencontre produit sur chacun une sorte d’effet de réel – et j’entends ce terme dans son sens lacanien. « Le réel, c’est quand on se cogne », dit Lacan, et sans doute ceux qui l’ont rencontré s’y sont-ils effectivement cognés, par un coup de chance imprimant sur eux une marque indélébile.

On y trouve ainsi quelques exemples éclatants de la façon dont le fameux principe éthique de Lacan, « ne pas céder sur son désir », trouvait à s’incarner très concrètement quand les circonstances l’exigeaient – et cela a manifestement retenu ceux qui en ont croisé la route. Mais de même qu’Héraclite peut dire qu’« on ne descend pas deux fois dans le même fleuve », de même, certains témoignent de ce qu’on ne rencontre pas Lacan qu’une fois. Il semble en effet que de multiples rencontres avec l’homme, le psychanalyste, son nom, son enseignement oral, ses écrits se soient présentées à beaucoup de ceux qui ont rencontré Lacan. Quoi qu’il en soit, c’est à des rencontres du troisième type que nous assistons en lisant ces pages, à ces surprises et à leurs effets qui courent sur toute une vie.

Ce Pourquoi Lacan fait aussi place à certains de ceux qui écrivent, pensent ou créent avec Lacan. Parmi eux, Pierre Michon, Éric Marty, Éliette Abécassis, Gérard Wajcman, Jean-Loup Rivière ou Anne-Lise Heimburger nous en offrent le témoignage, quand Jean-Michel Othoniel, Kimiko Yoshida, ou Pablo Reinoso y sont présents par une de leurs œuvres. Ainsi par exemple l’Interprétation renversante de ce dernier – aussi forte qu’hilarante – nous montre un divan renversé, debout, la tête en bas, comme s’il venait de propulser celui qui s’y tenait la seconde d’avant dans un salutaire ailleurs. Cette œuvre figure manifestement l’effet détonant d’une interprétation lacanienne. On trouvera aussi dans ces pages, la reproduction d’une œuvre de Bertrand Lavier, Christian Boltanski et Jean Pierre Raynaud qu’ils nous ont donnée et qui est là placée en regard d’une citation de Lacan – l’une et l’autre résonnent spécialement, on le verra.

Ce livre témoigne aussi de ce qu’aujourd’hui, aux quatre coins du globe, de jeunes psychanalystes travaillent depuis, avec et vers l’enseignement de Lacan. C’est que faire le choix de Lacan témoigne certes d’une orientation analytique, mais au-delà, c’est « un choix de civilisation » comme l’indique Judith Miller. Des psychanalystes quarantenaires, c’est-à-dire nés peu avant ou peu après la mort de Lacan, et qui ont donc rencontré Lacan in abstentia, au lycée, sur les bancs de l’université, en famille, par un ami, sur le divan d’un analyste, ou encore dans un livre, témoignent du fait que Lacan leur a manifestement rendu la vie plus digne. Deborah Gutermann-Jacquet nous dit ainsi que sa rencontre avec Lacan a vu son rapport au savoir se renouveler depuis ce lieu où, comme Laurent Dumoulin le relève, « ce qui ne colle pas » trouve une place – et une place centrale qui plus est.

Mais autre chose se révèle à lire ce Pourquoi Lacan, comme les ouvrages parus en cette rentrée chez Navarin éditeur et aux Presses psychanalytiques de Paris : là où l’on voudrait vivifier Lacan, c’est aussi encore et toujours Lacan qui nous vivifie nous, par l’originalité absolue de son enseignement, son désir décidé, son éthique, son exigence de rigueur et sa générosité, mais aussi par le travail de ses élèves qui, depuis 40 ans, maintiennent ouvert ce que Lacan appelait « le champ freudien », c’est-à-dire rien moins que le champ de la psychanalyse elle-même. Parmi eux, Jacques-Alain Miller en particulier. Il offre à ce Pourquoi Lacan un formidable grand entretien.

Lacan semble ainsi traverser le temps, et sans doute cela tient-il au fait qu’il traçait sa voie. Andréa Orabona met l’accent sur ce trait : Lacan fonce droit devant, il pense, travaille, élabore comme il skie : tout schuss ! Et cette voie cruciale, il la traçait au présent, comme il en témoigne lui-même ici : « Nous sommes de notre temps, dit-il en effet. J’avais un ami autrefois qui produisait comme Schlagwort, comme mot d’ordre : « Soyons fortement contemporains ». Croyez-moi, c’est un bon aphorisme. Soyez d’autant plus fortement contemporains que vous n’avez aucun autre recours. Ce qui n’est pas de votre expérience, c’est perdu, perdu une bonne fois pour toutes. » (1) Il n’est pas impossible que l’actualité de Lacan 40 après sa mort – mais aussi 120 ans après sa naissance –, cette actualité promise à un avenir certain, soit aussi l’effet d’une telle position subjective.

Notes:

(1) Lacan J., Intervention lors des « conclusions des groupes de travail » du 4 novembre 1973, prononcée durant le Congrès de l’École freudienne de Paris des 1er au 4 novembre 1973, in Bulletin intérieur de l’École freudienne de Paris n°15, Paris, juin 1975, p. 237-238.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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