Jacques Lacan, boussole non prescriptive, qui nous indique le « réel »
Anaëlle Lebovits-Quenehen est psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Elle a publié Actualité de la haine, une perspective psychanalytique et, à l’occasion du 40e anniversaire de la mort de Jacques Lacan, Pourquoi Lacan aux Presses Psychanalytiques de Paris en 2021. Elle en parle ici avec le psychologue Laurent Dumoulin et l’historienne et psychanalyste Deborah Gutermann-Jacquet. Propos recueillis par Alexandre Gilbert.
Pourquoi Lacan donc. Sans point d’interrogation ?
Anaëlle Lebovits-Quenehen : J’y tiens à cette absence de point d’interrogation, car sa présence ou au contraire son absence change l’intention affichée d’un tel ouvrage. Avec un point d’interrogation, le titre se présenterait comme une question. Sans point d’interrogation, « Pourquoi Lacan » apparait déjà comme une réponse, il dit un choix préalable à toutes considérations futures.
Le titre du livre est ainsi syntone avec ce qu’on y trouve : les témoignages d’un choix pour Lacan qui continue à porter ses effets au présent. Cette rencontre avec Lacan, pour beaucoup, a quelque chose d’une bonne rencontre avec le réel, c’est une sorte de coup de chance indélébile.
Lacan compte d’abord pour bien des psychanalystes à travers le monde, mais aussi pour quelques grands esprits, cinéastes, acteurs, poètes, penseurs, écrivains qui n’ont pas fait de la psychanalyse leur vocation. Et il compte aussi pour des artistes – et non des moindres. C’est ce que ce livre montre. Ce choix pour Lacan est donc un point de départ qui a orienté la constitution du sommaire et la sélection de chaque contribution à ce livre. Des contributions de choix donc !
Il s’agit d’un livre collectif, pourquoi avoir choisi cette forme ?
Deborah Gutermann-Jacquet : Si le « collectif » rassemble, le point de ralliement des voix qui s’expriment dans ce livre c’est Lacan, comme Anaëlle vient de le dire. Pour autant, ce « collectif » n’en est pas un au sens où les voix qui s’y font entendre ne parlent pas à l’unisson. C’est bien plutôt la singularité de chaque propos qui résonne, c’est lui qui se fait entendre pour faire saillir un Lacan actuel.
ALQ : Oui, il n’y a dans ce livre que « des têtes qui dépassent » pour reprendre une expression de Jacques-Alain Miller dans ce livre justement.
DGJ : Ainsi ceux qui se sont prêtés au jeu de dire « Pourquoi Lacan », en écrivant un texte, ou encore en participant à un entretien, ou en faisant une œuvre ou un poème sur le thème, l’ont-ils fait à partir du lieu où ils en avaient fait la rencontre et/ou à partir du champ qui était le leur.
S’y lisent des psychanalystes qui, l’ayant connu ou non, travaillent avec Lacan ; mais s’y rencontrent aussi des artistes inspirés par Lacan ou dont l’œuvre résonne avec telle ou telle assertion de Lacan, et réciproquement. Cette association de quelques œuvres majeures avec une citation de Lacan se trouve faire écho à cette idée de lui : « C’est l’artiste qui fraie la voie au psychanalyste ». Ici, plutôt que d’un frayage, il s’agit d’une résonnance entre l’œuvre et la citation que nous lui avons associée, ouvrant à une lecture nouvelle de l’un et/ou de l’autre.
Mêlant les horizons et les générations, la dimension chorale de l’ouvrage permet ainsi de rendre à l’affirmation « Pourquoi Lacan » une pluralité qui s’oppose à la formule d’Angélus Silésius, d’ailleurs commentée par Lacan dans son enseignement : « La rose est sans pourquoi ». Pour chacun, il y a ici un pourquoi dont le collectif fait surtout valoir le nombre des versions possibles.
ALQ : J’ajouterais que le choix du collectif permet d’abord de montrer l’impact démultiplié de Lacan, la diversité des domaines auxquels il touche et où il touche, fait mouche ! Mais le collectif est aussi la possibilité de montrer un Lacan à facettes, dont chacun révèle un éclat à partir de ce qui a fait rencontre pour lui, au joint le plus intime de son sentiment de la vie pour reprendre une expression de Lacan, là encore. De Lacan, on ne fera certainement pas le tour en lisant Pourquoi Lacan. Même en nombre, on n’y parvient pas. Mais chacun peut en dire quelque chose de singulier, de vrai, de nouveau pour lui et donc pour les autres. C’est le principe qui a présidé à ce livre. Il permet ainsi d’offrir au lecteur le témoignage de ce qui retient singulièrement chacun chez Lacan, autrement dit de ce qui l’a embarqué, de la raison pour laquelle il compte tant. Ce que vise la multiplicité des approches et leurs formes tout aussi multiples, c’est de rendre quelque chose de la diversité de ceux qui s’orientent de Lacan, s’y réfèrent ou travaillent avec lui. Ce livre s’est essentiellement tourné vers des auteurs français, mais Lacan est très présent dans le monde entier – ce que l’entretien avec Judith Miller fait bien voir.
Laurent Dumoulin : Comme cela a été souligné, la rencontre avec Lacan a, pour chacun, des effets imprévisibles et éminemment variables ; dès lors ce volume n’est pas uniforme, ni ne se boucle en un tout : Pourquoi Lacan, et non Lacan de A à Z. Cela tient aussi à ce que Lacan, tout au long de son enseignement, n’a eu de cesse d’aller contre ce qui dans la psychanalyse tendait à se figer en doxa et s’instituer comme establishment. Mais surtout, Lacan n’a cessé de penser contre lui-même. À l’étudier de près, grâce aux éclaircissements que nous donne Jacques-Alain Miller, on perçoit que là où certains concepts et formules semblent à première vue revenir comme autant de motifs invariables, Lacan leur donne en fait une portée toujours renouvelée. En ce sens il y a, sans qu’ils se contredisent, plusieurs moments de l’enseignement de Lacan. Cette réinvention permanente peut d’ailleurs désarçonner à première vue. Mais sans doute fait-elle aussi que, selon le goût de chacun, on sera plus sensible à tel ou tel moment de l’enseignement de Lacan. À moments multiples, lecteurs divers… et donc, nécessairement ouvrage collectif.
Lacan redevient-il un sujet d’actualité ?
LD : Cet ouvrage ne démontre pas tant que Lacan redeviendrait actuel à la faveur d’une date-anniversaire, mais qu’il n’a jamais cessé de l’être ! L’actualité de Lacan, c’est d’abord ce qui fait de lui un penseur d’aujourd’hui et pour aujourd’hui. Nombre de ses développements trouvent un écho on ne peut plus contemporain. Ainsi, la montée à venir du racisme et le retour annoncé du religieux, thèses lacaniennes du milieu des années 70, sont aujourd’hui avérées.
Mais, et c’est de cela que témoigne spécialement Pourquoi Lacan, son actualité tient aussi à autre chose. Ceux qui ont rencontré Lacan – sa personne, sa pratique clinique ou son enseignement – en sont restés marqués de façon durable. Les contributions réunies ici rendent sensible comment cette rencontre aura été, à chaque fois, d’une actualité brûlante, mais surtout qu’elle aura fait date. Faisons l’hypothèse que cela tient précisément au rapport que Lacan entretenait au réel : une façon spécialement éveillée de le regarder en face, sans se défiler. Rencontrer Lacan, hier comme aujourd’hui, invite ceux qui y consentent à garder ce cap éthique. Son actualité réside dès lors dans le fait que rencontrer Lacan nous convoque.
ALQ : En effet, Lacan n’a jamais cessé d’être d’actualité. Les psychanalystes du monde entier, se situent par rapport à lui. C’était vrai hier, et c’est encore plus vrai aujourd’hui que l’enseignement de Lacan est traduit et diffusé dans le monde, que le cours de Jacques-Alain Miller qui le commente, est lui aussi traduit dans différentes langues et circule.
Dès les premiers temps de son enseignement, Lacan fait un « retour à Freud » avec l’idée que ceux qui s’en réclament momifient sa théorie et rigidifient ses principes. Il s’agit donc pour lui de maintenir vivante la pratique que Freud avait instituée sous le nom de psychanalyse. Le principe régulateur de l’enseignement de Lacan est ainsi de restaurer « le soc tranchant de la vérité » freudienne pour que la psychanalyse reste une pratique effective et de son temps. Lisant Freud, Lacan est ainsi d’une originalité absolue, il se saisit du moindre propos pour en tirer quelque chose de neuf, revient à Freud en l’interrogeant, et avance à partir de cette référence qu’il maintient décidément tout en la renouvelant. C’est d’ailleurs ainsi qu’il continue ce que Freud a commencé. C’est ce vivant-là, celui que Lacan a insufflé à la psychanalyse après la mort de Freud qui fait qu’il reste d’actualité, tout autant que Freud d’ailleurs, mais autrement – et que nous resterait-il de Freud sans Lacan ?
Ainsi, pour des milliers de psychanalystes dans le monde, l’enseignement de Lacan est plus que d’actualité, c’est une boussole, c’est-à-dire qu’il leur indique le nord. Ce nord, c’est ce que Lacan thématise et invente d’appeler le « réel ». Et ce qui est remarquable, c’est que l’orientation lacanienne n’est pas prescriptive, elle ne dit pas comment un analyste doit procéder dans telle ou telle circonstance, dans tel ou tel cas. Elle donne de rigoureuses balises, certes, mais mieux encore, elle remet au centre du dispositif l’acte de l’analyste, son désir et sa responsabilité. Et, pour un psychanalyste, c’est précisément cela qui est vivifiant dans sa pratique ! Et Jacques-Alain Miller, en plus d’établir les Séminaires de Lacan et d’avoir créé une internationale lacanienne qui porte le nom d’Association mondiale de psychanalyse (AMP), tient ce cap décidément. C’est la raison pour laquelle nous lui avons demandé un grand entretien pour ce volume. Vous verrez cela.
Donc, dans ce livre, il y a ceux qui ont connu Lacan et témoignent de ce que cette rencontre reste encore actuelle au sens où elle ne cesse de produire des effets au présent, mais il y a aussi ceux qui travaillent avec Lacan, et cela parce que, quel que soit leur domaine, il constitue une référence incontournable pour eux. Parmi eux, des psychanalystes quarantenaires, c’est-à-dire qui sont nés peu avant ou peu après la mort de Lacan, et dont l’incidence de Lacan dans leur vie, dans leur pratique et dans leur expérience d’analysant est décisive – ils savent ce que l’expérience de la psychanalyse lui doit. Et ils savent aussi ce qu’ils doivent à la psychanalyse, puisqu’elle a manifestement rendu leur vie plus digne – cette dignité au centre de la clinique orientée par l’enseignement de Lacan participe elle aussi incontestablement à l’actualité de Lacan.
DGJ : Concernant l’actualité de Lacan, il y a aussi le fait que Lacan était d’une singularité absolue : lorsqu’on n’épouse pas la mode, on ne se démode pas. Si Lacan a été très à la mode, au sens où l’on se pressait à son Séminaire, il était lui-même ailleurs, hors-normes. C’est cela aussi qui le rend profondément actuel, d’une actualité qui transcende l’époque et permet d’analyser le Zeitgeist à l’aune de l’orientation qu’il nous donne. Cela se démontrait par exemple en 2017, lorsqu’avec Jacques-Alain Miller, les psychanalystes lacaniens de l’École de la cause freudienne se mobilisèrent dans la campagne présidentielle contre Marine Le Pen. C’est l’enseignement de Lacan qui a orienté cet acte d’engagement dans la mêlée. Il s’agissait d’être acteur de son temps et non spectateur appartenant à un moment révolu de l’histoire et ignorant les enjeux du temps présent. On en trouve d’ailleurs plus d’une trace dans ce Pourquoi Lacan !