La Norme Mâle, par Aurélie Pfauwadel et Damien Guyonnet
Après Anaëlle Lebovits-Quenehen, Christiane Alberti, Laurent Dumoulin, Deborah Gutermann-Jacquet, Nathalie Jaudel, Damien Guyonnet et Aurélie Pfauwadel, psychanalystes (membres de l’école de la Cause freudienne), Maîtres de conférences au Département de psychanalyse de l’université Paris 8, présentent les 51es Journées de l’ECF du 20 et 21 novembre 2021
Sommes-nous en train d’assister au crépuscule de l’ordre patriarcal et phallique ? Est-ce vraiment la fin de la norme « mâle » ?
Aurélie Pfauwadel et Damien Guyonnnet: Depuis le scandale de l’affaire Weinstein et la déferlante #MeToo qui a suivi, on ne compte plus les articles de journaux titrant sur « la mort du patriarcat » ou « la fin des hommes » – que ce soit d’ailleurs pour s’en réjouir ou pour le déplorer ! La féminisation du monde, qui va de pair avec sa démocratisation et la plus grande égalité hommes-femmes, ainsi que la montée en puissance de l’objet de consommation portée par le capitalisme allié à la science moderne, semblent avoir eu raison de l’ordre ancien. On trouve ainsi déjà dans la première moitié du XXe siècle des sociologues et des psychanalystes – dont Jacques Lacan – qui évoquent ce « déclin du patriarcat ».
Mais à quoi se réfère cet « ordre patriarcal et phallique », que le terme de « norme mâle » – titre de nos prochaines journées d’étude des 20 & 21 novembre – résume parfaitement ?
Il n’est pas inutile de rappeler que le patriarcat renvoie originairement au « pouvoir des pères » et à la supériorité paternelle qui repose sur l’infériorisation des femmes et des enfants, dans les sociétés où les femmes passent de la tutelle de leur père à celle de leur mari. La « norme mâle » renvoie donc en premier lieu à la Loi des pères, à l’ordre symbolique de l’alliance et de la parenté qui traite les femmes comme des objets d’échange et se contrefiche de la dimension des désirs singuliers ainsi que de l’amour !
Le patriarcat semble donc toujours bien à l’œuvre dans certaines régions du globe, comme le montre exemplairement Djaïli Amadou Amal dans son livre Les Impatientes (prix Goncourt des lycéens 2020) qui évoque la polygamie, les mariages forcées et les violences conjugales au Cameroun. Plus proche de nous, la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven donnait à voir dans son beau film Mustang (2015) comment l’enclosure de la norme mâle vise à opérer une véritable contention du féminin, en l’emprisonnant et le maintenant à l’écart du monde et de l’espace public. C’est la norme mâle éducative contre les potentialités dangereuses du « principe féminin », à situer du côté du désir ou de la jouissance féminine !
Mais aujourd’hui nulle contrée n’échappe plus à l’économie de marché mondialisée, ni à l’extension du domaine de la science et de la technique, et partout la norme mâle traditionnelle doit jouer sa partie avec les bouleversements inouïs qu’ils introduisent. C’est certainement en Occident que cette atteinte faite aux fondements de l’ordre ancien se perçoit de la façon la plus évidente et spectaculaire, mais même dans les sociétés les plus rigides ou rétrogrades (pensons à l’Inde par exemple), nous pouvons constater la tension entre cette pluralité de discours concurrents, traditionnels et hypermodernes, propre au malaise contemporain dans la civilisation. On observe également des phénomènes de « réactions » masculinistes, notamment religieuses, face à ce danger de dissolution du patriarcat, notamment sous la forme d’une Loi fondamentaliste haineuse et violent : mais dans ces tentatives de restauration la norme mâle n’est-elle pas d’un autre ordre, ne change-t-elle pas de nature ?
Il se trouve que cet ordre patriarcal et phallique – et vous avez raison de les associer – ont fait l’objet d’une formalisation chez Lacan au milieu des années 50. La référence sous-jacente est celle de l’Œdipe, ce fameux complexe dont on se demande encore s’il est universel, s’il vaut pour tous ! Précisons simplement que le projet de Lacan était alors de s’extraire de la forme « mythe », très imaginaire, pour l’aborder plutôt sous l’angle de la structure, du symbolique, conformément à l’entreprise structuraliste ; abord du père, donc, et de la castration, en référence au langage.
Ainsi, si ordre il y a, si loi il y a, c’est avant tout en référence au symbolique et non à la présence d’une personne dans la réalité. Tout cela pour dire que le fameux Nom-du-Père lacanien – approche du père sous l’angle du symbolique – qui a tant intéressé à l’époque, et qui est tant décrié maintenant (par les néo-féministes notamment), portait déjà un coup au patriarcat puisque le père n’était qu’un signifiant, qu’une fonction, qui peut être incarnée par différentes personnes dans l’entourage d’un enfant et trouver divers supports. Cela consonne tout à fait, on le voit, avec les nouvelles formes de familles (recomposées, homosexuelles, monoparentales…) caractéristiques de notre modernité ! En somme, la croyance au Père selon la tradition, l’adhésion à sa légitimité et à sa garantie, n’était qu’un fantasme nettement relativisé aujourd’hui.
Depuis ce petit rappel, il nous apparaît donc que ce fameux déclin de l’ordre patriarcal et phallique a été, non seulement pris en compte par Lacan, mais formalisé. Mieux, il l’inscrit finalement comme étant de structure. Et c’est depuis cette formalisation qu’il devient intéressant d’interroger les formes modernes prises par ce déclin qui en quelques sortes l’actualisent et lui répondent. L’étape suivante consistant alors à aborder les conséquences de ce déclin.
Quels sont les symptômes inédits de ce phénomène ?
AP et DG: Les manifestations de ce déclin sont multiples et se font sentir à plusieurs niveaux, et pas seulement du côté du symptôme à strictement parler. Ce qui nous a intéressés en choisissant ce thème d’étude « la norme mâle », c’est l’équivoque que l’on y entend (avec le « normal »), jeu de mots que Lacan a fait à deux ou trois reprises. Or, il semble bien que le monde contemporain se caractérise par un changement des modalités de normalisation des jouissances individuelles.
Nous sommes passés d’une société construite sur la Loi à une société des normes – ces considérations lacaniennes rejoignent la thèse majeure de Michel Foucault. L’ancienne Loi de papa a été pulvérisée par l’irrésistible ascension des objets que Lacan nommait « plus-de-jouir » (de consommation et de jouissance) et à cette dérégulation généralisée répondent de nouveaux régimes normatifs pluriels, plus horizontaux, un pullulement de normes qui visent à juguler les jouissances, notamment sous la forme des normes chiffrées de plus en plus oppressantes et irrespirables.
Cette substitution Loi/normes a produit en particulier « le passage d’un monde centré, hiérarchisé, clos et figé, celui de la différence sexuelle, au monde décentré, étale, illimité et fluide, du gender (1) », comme l’énonce Jacques-Alain Miller. La montée en puissance du non-binarisme, du gender fluid, du trans et autres brassages et métissages nous a fait entrer dans un monde où les solutions singulières et les arrangements par communautés de jouissance prévalent sur un mode de traitement universel – comme en témoigne le remplacement des modèles identificatoires classiques par l’auto-nomination des sujets (LGBTQI+).
Ainsi, ce crépuscule de la norme mâle traditionnelle a des conséquences concrètes sur le rapport des hommes à la notion de « virilité ». Pour le dire vite, et avec J.-A., Miller, la « crise du père s’est prolongée en crise de l’homme (2) » : sa virilité en aurait pris un coup, ce que d’aucun nomme « dévirilisation ». En effet, le « pauvre homme » ne peut plus s’appuyer sur la figure idéale du père pour soutenir et déplier sa virilité, et se trouve dépourvu de savoir et d’identifications évidentes à ses ancêtres « mâles » pour répondre à la question de ce que c’est qu’être un homme.
Mais nous pouvons retourner le constat est nous demander si, dans l’ancien temps, il se suffisait pour répondre à cette question du type masculin des insignes que l’Autre pouvait lui prescrire et valant pour tous ? N’y avait-il pas déjà un malaise découlant de l’insuffisance structurelle d’une telle typification relativement aux enjeux complexes d’une vie d’homme, ayant un corps traversé de multiples désirs ou pulsions ? Surement devait-il déjà avoir recours à sa propre invention, à son propre savoir et disons que la modernité nous le révèle. Elle permet d’apercevoir que L’homme n’existe pas, que les virilités sont plurielles et que chaque homme doit inventer la sienne propre, comme le montrent si bien les personnages romanesques d’un Philippe Roth par exemple.
C’est ce qui rend notre modernité si intéressante : les divers courants et tendances qui s’y expriment simultanément. On observe d’un côté un nivellement démocratique de la différence des sexes, une uniformisation généralisée et la promotion de « l’homme normal » : ainsi, une marque de vêtements pour hommes fait actuellement sa campagne publicitaire autour du slogan « Be normal » ; c’est la tendance « normcore » (contraction des mots « normal » et « hardcore »), le volonté de se fondre dans la masse et de ne surtout pas se distinguer de ses semblables. Tendance à quoi répond à l’inverse les multiples revendications identitaires ou individualistes du côté de la « petite différence », où chacun fait valoir son unicité. Enfin, on assiste dans le même temps à des mouvements de crispations réactives sur la « norme mâle » : au surgissement de la grimace d’un « Tout homme » ou d’un « Tout Père », avec les nouveaux masculinismes qui font irruptions sous des formes mortifères autant que grotesques (pensons à la misogynie éhontée d’un Trump ou d’un Zemmour), ou le retour de régimes fondamentalistes féroce (les Talibans par exemple). Mais on le voit, ce virilisme qui déchaîne sa violence dans le réel n’est pas du même ordre que l’ancienne norme mâle.
La référence aux affichages de Marguerite Stern remet-elle en cause la norme « mâle » que vous évoquez ?
AP et DG: Il est vrai que notre affiche interpelle, voire questionne, eu égard à sa référence explicite aux collages féministes et « anti-féminicides ». Son point de départ est tout simplement le constat que fleurissent dans de nombreuses villes – notamment à Paris où nous vivons – ces collages dénonçant une certaine version du patriarcat situé comme étant à l’origine des violences faites aux femmes.
Ainsi nous pouvons découvrir sur les murs des affichages qui s’attaquent aux « féminicides », ce qui en soit est très bien, comme celui-ci : « Papa il a tué maman » (où la référence à l’Œdipe est étrangement présente finalement) ; ou « On ne tue jamais par amour » ; ou enfin ceux qui s’attaquent au sexisme, au risque de basculer parfois vers un rejet d’une partie des hommes : « Pas tous les hommes mais assez pour qu’on en ait peur ». Nous comprenons bien évidemment la dimension de témoignage et d’alerte de ces collages, nécessaire afin de sensibiliser l’opinion publique, mais nous pouvons aussi déceler dans certains slogans un réductionnisme sociologisant et systémique des causes des violences, une assimilation du masculin à un versant obscène et féroce, ainsi qu’une généralisation de la figure du jouisseur pervers et de l’idée de « masculinité toxique » qui nous paraissent problématiques et à interroger. Comme le suggère votre question, les collages inspirés par Marguerite Stern, en tant qu’elle la combatte et l’institue comme adversaire, donne consistance à une certaine figure immonde et effroyable de la « norme mâle »…non pas celle du Père, mais celle du Pire.
Nous avons donc repris cette manifestation très actuelle de la dénonciation et la fustigation de la « norme mâle », qui comporte désormais un insupportable rendu visible aux yeux de tous en milieu urbain, comme symptôme du malaise contemporain dans le rapport entre les sexes. Nous avons saisi cette occasion pour finalement remettre sur le chantier cette référence au père et au phallus chez Lacan que le terme de « norme mâle » convoque, tout en élargissant la question à une réflexion sur les nouvelles normes (et la part de hors normes aussi bien) qui travaillent aujourd’hui la « morale sexuelle civilisée », pour reprendre l’expression de Freud.
Le psychanalyste n’est ni pour, ni contre la « norme mâle » à proprement parler : en tant que sa pratique s’extrait du paradigme du normal et du pathologique, et qu’elle se situe en dehors des impératifs imposés par les normes sociales, le cheminement d’une analyse est résolument hors normes. Nulle nostalgie ou déclinisme passéiste, donc, mais le souhait de saisir la logique et les limites de cette norme mâle. Non pas défendre ou réhabiliter la norme que la référence au père véhicule, mais interroger à nouveaux frais ses fondements, au plus près de la structure comme nous le disions. C’est depuis ce point qu’elle peut être réinterrogée, voire pluralisée, et nous pourrions finalement soutenir que c’est plutôt comme fonction que cette norme mâle devrait être approchée, une fonction proposant un certain mode de traitement de la jouissance certes partagé par beaucoup, mais laissant intact un autre mode qui lui relève du singulier. Et c’est précisément vers celui-ci, ce que l’on nomme programme de jouissance intime qu’une cure mène : vers notre a-normalité !
Notes:
(1) Cf. lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2021/03/LQ-927-A.pdf
(2) Jacques-Alain Miller, « Bonjour sagesse », La Cause du désir n° 95, 01/2017, p. 84 : cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2017-1-page-80.htm?try_download=1