Elon Musk, du Cosmisme russe à l’Acosmisme
« L’acosmisme, hélas, est toujours une forme de barbarie » Hannah Arendt
Michel Eltchaninoff est un philosophe français. Spécialiste de phénoménologie et de philosophie russe, il est rédacteur en chef du mensuel Philosophie Magazine. Il a notamment publié Dans la tête de Vladimir Putin (2015, Hurst Publishers) et, tout récemment, Lenin Walked on the Moon, the mad history of Russian cosmism (Europa Editions, UK).
Le cosmisme s’est-il inspiré du concept de noosphère développé par Teilhard de Chardin ?
Michel Eltchaninoff : Ce qu’on appelle, depuis les années 1970, le cosmisme russe, n’est pas une école à proprement parler, mais une nébuleuse de savants et de philosophes, mais aussi d’artistes ou de poètes qui, depuis la fin du XIXe siècle, considèrent que les avancées scientifiques de notre temps nous permettent désormais de dépasser les deux limites imposées jusqu’alors à l’humanité : la mort et l’attachement à notre Terre. Ils ont ainsi annoncé l’avènement d’une nouvelle humanité qui serait capable de devenir immortelle, voire de faire revivre les morts, et qui pourrait prochainement peupler l’espace. Nikolaï Fiodorov (1829-1903), correspondant de Dostoïevski, philosophe et mystique chrétien, est le père de ce courant. Konstantin Tsiolkovski (1857-1935) imagine, au début du XXe siècle, des fusées qui permettraient d’accomplir ce rêve cosmique, tout en affirmant l’immortalité de l’homme. Il est considéré en URSS comme le père de la conquête spatiale. A la même époque Vladimir Vernadski (1863-1945), fondateur de la biogéochimie, qui étudie les rapports entre organismes vivants et non vivants, postule une solidarité de principe entre tous les phénomènes cosmiques. Il annonce notamment une ère dans laquelle les humains seraient capables de provoquer des changements géologiques — anticipant sur notre notion d’anthropocène. Lors de ses séjours à Paris, dans les années 1920 reprend et développe la notion de biosphère, cette « région de l’écorce terrestre occupée par la vie ». Il reprend également au mathématicien et philosophe Edouard Le Roy, un disciple de Bergson, le terme de noosphère, qui est aussi utilisé par le scientifique jésuite Pierre Theilhard de Chardin. Pour Vernadsky, qui n’est pas croyant, la noosphère désigne les activités de la pensée humaine, que l’on peut d’après lui étudier rigoureusement. Il en tire des espoirs formidables : « Des rêves fantastiques réalisables se dessinent pour l’avenir, affirme-t-il : l’homme tente de sortir des limites de sa planète vers l’espace cosmique. Et il en sortira vraisemblablement », écrit-il notamment. Comme Theilhard de Chardin, il pense ainsi que la science contemporaine aura des effets inattendus sur nos existences. Comme les autres représentants du cosmisme, il considère que l’homme peut prendre une dimension spatiale, et que les phénomènes cosmiques ont une influence sur nos existences.
Aleksander Douguine a-t-il été plus influencé par le cosmisme que par Carl Schmit ?
Michel Eltchaninoff: Alexandre Douguine, l’idéologue le plus célèbre du mouvement eurasiste russe, qu’il mêle à des influences tirées de la tradition de l’extrême-droite d’Europe occidentale, connaît le cosmisme. Il le considère comme le cœur secret du communisme soviétique, cette ambition de transformer de fond en comble les conditions sociales et politiques de l’humanité, mais aussi des fondements de son existence. Passionné d’occultisme et obsédé par les complots, Douguine fait du cosmisme, qui est mouvement sans réelle solidité doctrinale, une sorte de secte clandestine. Ce en quoi il se trompe. Traditionnaliste, Douguine récuse d’ailleurs le cosmisme au profit d’une vision agressive de la guerre des civilisations, la Russie représentant cet « Empire de la Terre » destiné à se confronter à « l’empire de la Mer » anglo-saxon » (NDLR: une vision s’inspirant fortement des thèses de l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président des États-Unis Jimmy Carter, de 1977 à 1981, Zbigniew Brzezinski). Ce faisant, il reprend certains thèmes de Carl Schmitt. Bref, il réinterprète le cosmisme pour en faire la clé d’une modernité, qu’elle soit soviétique ou américaine. Et il le combat au nom d’une supposée supériorité civilisationnelle russe.
Faut-il parler de mouvement cybernétique ou cryogéniste plutôt que de mouvement transhumaniste qui est un concept récent ?
Michel Eltchaninoff: Le cosmisme russe, ou du moins cette reconstruction qu’en a fait le « New Age » soviétique, a inspiré des initiatives diverses. Tandis que la cybernétique soviétique s’est développée sans nécessairement y faire référence, les entreprises de cryogénisation russe, comme KrioRus, créé en 2003 par le futurologue Danila Medvedev et qui promet « l’immortalité pour tous les habitants de la planète », prétend dialoguer avec le cosmisme, sans en partager les idéaux religieux. Quant au transhumanisme, il est sévèrement critiqué par une partie des cosmistes russes, qui y voient une tendance matérialiste, anti-religieuse, techniciste et commerciale, anglo-saxonne au fond. Car le cosmisme a été revendiqué depuis quelques décennies par certains courants nationalistes russes. Mais en Russie, actuellement, le cosmisme demeure une référence, un point de passage obligé pour les adeptes de la cryogénie comme pour ceux du transhumanisme à l’américaine.
Lénine a marché sur la Lune, La folle histoire des cosmistes et transhumanistes russes (Actes Sud, 256 pages), est une référence directe au film Spaceballs de Mel Brook. Le cosmisme est-il géocentrique, comme dans la pensée de Star Wars, avec la force absolue d’un côté et la tyrannie galactique de l’autre ?
Michel Eltchaninoff: Je n’avais pas l’intention de faire allusion à Mel Brooks, ni à Star Wars. J’ai été en revanche très marqué par Solaris d’Andreï Tarkovski, qui se voulait une réponse spiritualiste à 2001. L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick — qui était lui-même intéressé par l’immortalisme cosmiste. Notre vision de l’histoire mondiale ne prend pas suffisamment en compte l’expérience russe et soviétique. Celle-ci a sans doute davantage inspiré notre vision du monde qu’on le pense généralement. Ainsi, par des zigzags dont l’histoire a le secret, on peut dire que le rêve d’émancipation humaine en Occident a donné naissance, dans l’Orient de l’Europe, notamment en Russie, à un mouvement extrême, le cosmisme. En se mêlant à des rêveries théologico-philosophiques dostoïevskiennes, et au prométhéisme soviétique, ce rêve a donné naissance, en URSS, à la recherche d’un « homme nouveau » soviétique, ainsi qu’à la conquête spatiale.
Considérez-vous Elon Musk, Jeff Bezos et Vladimir Poutine comme des cosmistes ?
Michel Eltchaninoff: Le cosmisme a incontestablement influencé, de manière discrète, plusieurs mouvements transhumanistes anglo-saxons. Si Elon Musk cite la phrase attribuée à Konstantin Tsiolkovski, et selon laquelle « la Terre est le berceau de l’humanité, mais l’humanité ne peut pas rester dans son berceau pour toujours », ce n’est pas complètement un hasard. Des penseurs et des acteurs du tranhsumanisme américain, du côté de la conquête spatiale comme du désir de prolonger la vieillesse, voire de vaincre la mort, ont lu les cosmistes russes. Il y a donc une histoire russe et soviétique du transhumanisme anglo-saxon, qu’il faudrait étudier en détail.
Quant à Vladimir Poutine, il est douteux qu’il connaisse bien les cosmistes. Mais il ne se prive pas de citer, comme Musk, Tsiolkovski, pour affirmer une doctrine spatiale russe qui ne serait pas américaine, c’est-à-dire pas conquérante ni égoïste, ou Vernadski, pour montrer que l’écologie ne vient pas d’ailleurs, mais a été théorisée en Russie. Quant à savoir s’il aimerait, lui aussi, devenir immortel… Il en rêve certainement, tant il prend soin de sa personne. Mais je doute qu’il y parvienne. Quant à sa guerre en Ukraine, elle porte la trace d’un certain messianisme qui n’est pas étranger au cosmisme. Au fond ce courant de pensée influe toujours la culture et la politique russe, même de façon diffuse.
*L’acosmisme est la théorie qui, par contraste avec le panthéisme, nie la réalité de l’univers, ne le considérant finalement que comme illusoire (le préfixe a en grec signifie négation), et reconnaît l’Absolu infini non manifeste comme unique réalité.