Penser la « messianicité sans messianisme »

La Corse aime les philosophes : de Sénèque à Jean-Jacques Rousseau, de Jean Toussaint Desanti à Paul Valéry. Coralie Camilli, spécialiste du messianisme, a publié Ainsi parlent les coupables, en 2016, une analyse nouvelle de Joseph K., le personnage du roman de Franz Kafka, Le Procès et prochainement un livre sur l’Aïkido.

Quelle influence ont eu sur vous Jacques Derrida, Ali Benmakhlouf et Gérard Bensussan ?

Les trois philosophes que vous citez ont eu une double influence, personnelle d’une part, et intellectuelle d’autre part.

Concernant Jacques Derrida, j’ai commencé à le lire durant les années de ma thèse de doctorat, c’est-à-dire assez tard dans mon parcours. La raison en est qu’auparavant, j’étais en double-cursus: j’étudiais la philosophie à l’université, et le judaïsme dans une Yéchiva (un centre d’étude juif traditionnel).

Etant donné que j’y avais un rapport direct aux textes du corpus hébraïque, notamment par la langue et la façon d’étudier, je me suis tenue, sans doute de façon involontaire, à l’écart de philosophes comme Derrida ou Levinas, qui avaient eux-mêmes déjà nourri, interrogé, interprété, leur propre relation au judaïsme. L’exigence d’aller directement à la source textuelle a donc en quelque sorte retardé mon intérêt pour ceux qui en avaient déjà fait l’interprétation.

Ce n’est donc uniquement lors de la rédaction de ma thèse qui portait sur le messianisme que je n’ai pas pu éludé Jacques Derrida et ce qu’il appelle le  « messianisme sans messie ». Ou pour formuler le concept autrement, l’idée d’une messianicité sans messianisme: pour Derrida, il s’agit de soutenir que le messianisme est une structure conceptuelle qui n’est pas religieuse, et pas davantage liée à une figure personnelle.

Je retiens de l’idée deridienne que ce qu’on appelle « messianisme » est avant tout une structure temporelle, cependant, le messie est aussi pour moi la figure d’un roi, et même une figure intrinsèquement liée à la question de la souveraineté politique. Je reste donc sur ce point toujours ancrée dans la littéralité des textes traditionnels juifs.

Mais, Derrida a l’immense mérite d’avoir introduit le messianisme comme question philosophique en tant que telle.

Et puis, il se trouve qu’à partir de Spectres de Marx (1993), c’est-à-dire à partir de l’œuvre dans laquelle il introduit à sa façon la question du messianisme, que Derrida joint à la notion de messianisme le thème de la spectralité. Il ne s’agit pas d’un « concept », car il ne sert pas à la connaissance en tant que telle. C’est, pourrait-on dire, une logique plus large, moins circonscrite, que celle de la philosophie, « une logique de la hantise », dit Jacques Derrida.

Cette hantologie est en fait une autre façon de penser et de poser le principe de la déconstruction. La figure du spectre est attendue, elle est intempestive (comme la révolution chez Marx par exemple), elle bouleverse et déstabilise, elle désorganise le temps en particulier : the time is out of joint – tous motifs qui nous semblent pouvoir être assignés au messie.

Connivence étonnante que celle entre le messie et les spectres, entre la messianicité et la spectralité, entre ceux qui reviennent et ceux qui viendront peut-être.

Puisque je définis le messianisme comme la conversion de la violence en droit, ma perspective, bien que différente de celle de Derrida, ne peut cependant se fonder que sur la possibilité d’une telle région où se conjoignent une indissociabilité et une ambivalence qui fondent ensemble le « on ne sait jamais » rosenzweigien: est-ce du passé ou de l’avenir, du vivant ou du mort, de la violence ou du droit, et, est-ce que le spectre de la violence hantera toujours le droit ? Les domaines peut-être se touchent, interfèrent, se mêlent, sans jamais se confondre bien évidemment, car alors l’idée même de messianisme perdrait son sens.

Ali Benmakhlouf, dont j’ai eu l’honneur et le plaisir de le fréquenter durant plusieurs années de recherches, -il était en effet mon directeur de mémoire, et ensuite mon directeur de thèse-, a beaucoup contribué au fait que j’ose mettre en rapport deux domaines distincts comme peuvent l’être la philosophie et les études juives. Il a encouragé le double point de vue dès le départ.

Ses analyses philosophiques sur les identités multiples, fines et érudites, témoignent du souci philosophique qui est le sien à ce sujet. Lui-même, et sur un autre cran de l’échelle, navigue entre les textes des philosophes arabes la lecture des philosophes occidentaux. C’est de lui que je tiens mon admiration pour Wittgenstein, qui occupe d’ailleurs une place importante dans un chapitre de ma thèse mais également dans mon premier essai, Le Temps et la Loi (publié aux Puf en 2013).

La lecture de Gérard Bensussan a été quant à elle décisive dans le fait de voir dans le messianisme juif une temporalité particulière (celle de l’attente, celle de la peur aussi, celle de la violence et de la décision). Il se situe dans la droite ligne de Derrida, non sur le fond mais sur la forme: son travail est impressionnant de rigueur philosophique.

Il a souvent abordé la question de la sortie de la philosophie, je dirais pour ma part qu’en tout cas il a bien fait « entrer » les questions juives à l’intérieur de la philosophie. Il a été, avec Joseph Cohen et Raphaël Zagury-Orly, le fondateur du Parlement des philosophes à Strasbourg, qui a reçu dans ses dernières années d’ailleurs Jacques Derrida. J’ai eu l’immense chance de prendre part à des colloques, à des conférences, et à des discussions avec ce groupe d’étude.

Joseph Cohen dit que notre époque cherche un « Messie méta-politique ». Y-a-t-il une « plasiticité » du messianisme ?

En effet pour Joseph Cohen, et pour avoir abordé la question directement avec lui lors des ses passages à Strasbourg, notre époque cherche un sauveur qui se situerai hors-politique. Le politique est toujours lié à la violence, et c’est au fond cela, cette incessante conversion –de la violence en droit selon moi, que Derrida thématise comme la dé-construction du droit et l’indéconstructibilité de la justice. Nous le disons en des termes que nous avons empruntés au droit hébraïque, c’est-à-dire à la ressource talmudique elle-même.

Mais si l’on tient clairement, et c’est notre hypothèse, que le droit ne s’entend que depuis l’incessante production et reproduction de son « au-delà » même, alors le travail de conversion qui est le sien se présente comme la tâche messianique du passage, en cette zone spectrale et incertaine, de la violence au droit mais aussi de ce droit à un autre droit, et encore de cet autre droit à son au-delà, et ceci jusqu’à ce qu’advienne ou en attendant qu’advienne la justice, le messie.

Cette conversion désigne une question proprement politique, la seule question politique peut-être puisqu’en elle se condensent les façons dont telle situation concrète noue l’urgence de la justice et la nécessité que prenne fin la violence, le droit et la détresse, la forme instituée et la vie – dont l’étymologie est la même que celle de la violence.

Cette première partie de la question, sur la position de Joseph Cohen, nécessiterait évidemment davantage de développements, de même que la seconde partie sur la plasticité du messianisme; mais en un mot, je dirais que le messianisme est une notion plastique car il accueille plusieurs conceptions, parfois opposées, souvent contraires, en son sein. Comment cela se fait-il? Il faut remonter à sa structure première. Ce que je ferai ici rapidement et de manière partielle.

Le terme de messie, désignant quiconque a bénéficié d’une onction (machouah) est de faible fréquence dans la Bible, moins d’une quarantaine d’occurrences en tout et pour tout. Il y désigne de manière cérémonielle les rois et les prêtres qui étaient oints. Le Talmud regroupe l’ensemble des discussions entre les sages sur la question messianique, et c’est finalement à partir de ces discussions qu’une « pensée messianique » plus rigoureusement problématisée pourra se développer.

La pensée d’une temporalité messianique s’élabore à la faveur d’une langue à structure ouverte, proprement herméneutique, où le temps comme la parole procèdent d’un inachèvement constitutif. Le Talmud présente ainsi une infrastructure très souple où les sens se multiplient. Interpréter, en faisant usage de règles précises, est un mouvement qui présuppose et met en œuvre une visée intentionnelle, un vouloir-dire, et une structure qui se reflète et s’exprime dans les multiples techniques herméneutiques.

Pour revenir aux fondamentaux, la Loi écrite, tora ché bikhtav, est ce que nous appelons communément la Bible. La Bible juive est divisée en trois grandes parties : le Pentateuque, c’est-à-dire les cinq livres de Moïse, (le Houmach), qui comprend la Genèse (Berechit), l’Exode (Chemot), le Lévitique (Vayiqra), les Nombres (Bamidbar), le Deutéronome (Devarim), les Prophètes (Nevis), et enfin les Hagiographes, les Ecrits, (Kétouvim).

Ces trois parties forment ensemble ce qu’on appelle le Tanakh, composé à partir des initiales des mots Tora, Néviim, Kétouvim, soit la Bible, la Tora écrite. Celle-ci est l’objet d’interprétations, lesquelles constituent précisément ce que le Sifra qu’on vient de citer nomme la Tora orale, Tora chébéal pé. Pour comprendre la multiplicité infinie des interprétations, il faut partir du fait que l’hébreu est une langue consonantique : les voyelles ne sont pas nécessairement inscrites dans le texte, ce qui permettrait une lecture assurée et univoque.

Un mot peut porter plusieurs vocalisations et donc se lire de plusieurs manières possibles. Les mots sont d’emblée polysémiques. Le premier niveau du commentaire se situe donc dans l’acte élémentaire de la lecture elle-même : comment prononcer les mots, comment faut-il les entendre, comment les comprendre, quels sens ont-ils ? De plus, le texte hébraïque n’est pas ponctué, il n’y a ni virgule ni point, on ne sait où commence et où s’arrête une phrase, il faut donc statuer sur le découpage du texte lui-même.

Aussi, les sages ont-ils développé et systématisé des clefs de lectures, des principes interprétatifs, depuis Hillel l’Ancien qui en avait dégagé sept, jusqu’à Rabbi Ichmaël, qui en compte treize. Une fois la lecture du texte transmis oralement, il faut encore en déployer les détails, en explorer les sous-entendus, car tout n’est pas contenu dans le texte originel. Ainsi, l’interprétation des textes va produire par démultiplication sémantique de nouvelles lois.

La compilation de ces commentaires se trouve en très grande partie dans ce que l’on appelle le Talmud. Celui-ci (talmoud signifie « étude ») est le principal des textes fondamentaux du judaïsme rabbinique, ne cédant en importance qu’à la Tora dont il représente le versant oral mis par écrit. Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette origine plastique de la notion de messianisme, qui, naissant, dans ce milieu langagier, a en quelque sorte conservé dans ses applications  sa liberté de mouvement originel.

Philippe Nassi dit que la fondation de la Pop-philosophie était animée d’un « messianisme » furieux. Pourquoi est-il un évènement « éphémère » ?

Eh bien, l’ordre du politique n’est-il pas régi, comme on l’a déjà suggéré, par ces scansions du fermé et de l’ouvert, de la loi et de son arrêt ? La Loi d’origine et la règle quotidienne, si elles sont circonstanciellement suspendues, ne peuvent l’être qu’à titre suspens provisoire : c’est au fond ce que dit l’exception, sauf à en faire, par un retournement dialectique assez pauvre, la règle et la norme.

La notion d’éphémère peut nous aider à cerner ces paradoxes. Elle est entendue couramment de manière négative, désignant ce qui ne dure pas, ce qui ne s’inscrit pas dans une longueur de temps, ce qui n’est pas souhaitable, le versatile, le frivole, l’occasionnel, l’immédiat, l’inconstant, le fragmentaire, le périssable et l’inutile.

« Depuis Platon, on sait que les jeux d’ombres et de lumières dans la caverne de l’existence barrent la marche du vrai, la séduction et l’éphémère enchaînent l’esprit, ils sont les signes mêmes de la captivité des hommes », prévient Lipovetsky dans l’Empire de l’éphémère. Bref l’éphémère n’est pas nécessaire, tel serait son défaut philosophique majeur. Or nous pensons que l’on peut faire de l’éphémère un usage positif, loin de la dévalorisation du temps foncièrement attachée à la tradition métaphysique depuis Platon, pour dire les choses de façon très sommaire.

Les théories du messianisme concentraient leur réflexion sur l’attente du messie et sur son arrivée, fussent-elles hautement improbables. Or, ce que semble permettre la notion d’éphémère, c’est de penser également son départ. Les pensées du messianisme que nous avons rencontrées jusqu’ici sont en quelque sorte des philosophies de l’arrivée. Le messianisme dans toutes ses thématisations se concentrait en entier sur l’attente de l’instant et l’instant de l’attente, la patience et l’impatience.

Ne court-on pas ainsi le risque, à penser ainsi le messianisme comme futurition, avenir toujours à venir, de reconduire la représentation d’une linéarité temporelle ? On peut tenter, pour parer à ce risque et pour être plus fidèle au messianisme dans son essence, de penser sa réalisation comme éphémère. Ceci veut dire deux choses tenues ensemble : a. la venue du messie peut devenir effective à chaque instant ; b. même si cet instant arrive et si le messie vient, on ne sera pas dans l’éternité.

L’éphémère, pourrait-on dire, ajoute du messianique au messianique. La rédemption n’est peut-être pas pour cette fois, la partie n’est pas encore gagnée. Le messie peut repartir aussi soudainement qu’il est venu. Sa venue s’inscrit bien dans l’instantané, mais il s’agit « en plus », si l’on peut dire, d’un instantané éphémère.

Le messie peut toujours venir, il peut encore ne pas rester.

L’éphémère messianique fait jouer l’irruption dans l’interruption et l’interruption dans l’irruption. Seront ainsi envisagés l’arrivée, la venue, l’instant –mais aussi bien le départ, le retournement, la disparition.

L’analyse « romaine » de Giorgio Agamben, est-ele différente de la vôtre, plus « juive » ? 

Pour lui, la loi messianique est une récapitulation chrétienne de la loi mosaïque, « inexécutable », et inaccomplissable dans et par le judaïsme proprement dit. Seul Paul peut, écrit Agamben, « (…) l’accomplir et la récapituler à travers la figure de l’amour (…). À cette contraction de la loi mosaïque correspond, du côté de la foi, la récapitulation messianique des commandements dont Paul parle dans Rm 13, 8-10 : celui qui aime l’autre a accompli la loi.

En effet, tu ne commettras pas l’adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne désireras pas, et tous les autres commandements, se récapitulent dans ces paroles : tu aimeras ton prochain »1. L’accomplissement souverain de la loi ne se peut donc que dans la réalisation plénière du messianisme au-delà de son attente même, de son attente juive. Mais l’affirmation d’Agamben repose, nous le croyons, sur la mise au banc de deux choses : premièrement, la récapitulation de Paul n’en n’est pas une, puisque la phrase « tu aimeras ton prochain comme toi-même » se trouve déjà mot pour mot dans la Tora, dans Lévitique 19-18, « veahavta le réacha qamo- kha ».

Il ne s’agit donc pas d’une récapitulation paulinienne, mais d’une simple citation. Ensuite, il faut rappeler que ce commandement toraïque a déjà fait l’objet d’une récapitulation, avant Paul. Hillel, maître talmudique, affirme dans le traité Chabbat, 31a, que « ce qui est détestable à tes yeux, ne le fais pas à autrui. C’est là toute la Torah, le reste n’est que commentaire. Maintenant, va et étudie ».

Agamben voit bien la proximité formelle ou figurale entre le messie et le souverain, mais il entend faire de la Loi dans le temps messianique une suspension, une désactivation, une katargesis. Paul, étant à la fois dans et hors la Loi, se proposerait d’appliquer la Loi en la désappliquant : in- exécutable, la Loi resterait pourtant, sous la forme d’une récapitulation.

On peut cependant considérer, et ce sera notre position, que l’état d’exception, ou plutôt l’exception messianique, au lieu d’engendrer une indistinction, (comme celle des Juifs et des Grecs, des hommes et des femmes, etc…selon la version paulinienne), s’établit au contraire à partir d’une distinction absolument fondamentale, entre l’état de la Loi en vigueur, normale, (mais suspendue provisoirement), et la Loi de remplacement, applicable durant la situation d’urgence.

Dans Ainsi parlent les coupables, vous dites que Joseph K est coupable. Est-ce le discours hystérique, au sens lacanien, d’un « esclave qui cherche un maître pour régner sur lui » ?

Le Procès de Kafka est une œuvre, qui, en tant que telle, a donné lieu à une multiplicité de lectures et à d’innombrables propositions herméneutiques.

J’énoncerai d’emblée mon hypothèse centrale, qui s’élabore à partir du droit hébraïque: oui, le Joseph K. du Procès est « coupable ». Mais sa faute ne précède pas le procès. Le procès est comme un acte performatif: la faute se constitue avec lui. C’est par le procès qu’il se rend coupable de quelque chose, c’est aussi par le procès qu’il aurait pu s’innocenter. Pour Joseph K., le procès était à la fois l’occasion de sa faute, et l’occasion de sa rédemption, comme deux possibilités égales dont il aura manqué celle qui lui était la plus favorables.

Ce n’est donc pas parce que Joseph K. est coupable qu’il a un procès, c’est bien plutôt parce qu’il a un procès qu’il va devenir coupable.

Qu’il nous soit permis d’expliciter la nature de la culpabilité de K. car, pour être plus précis, il faudrait dire que K. devient coupable. Le roman l’affirme clairement dès la première phrase : « on avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin ». Ce sera donc durant le déroulement de la procédure que K. se rendra coupable d’une faute qui aura pour issue finale la mort. Il ne s’agit pas d’affirmer que Kafka n’a pas voulu dénoncer la barbarie bureaucratique, mais de se demander pourquoi il l’aurait fait en racontant l’histoire d’un procès intenté à un innocent, et non à un coupable. Pourquoi K., parce qu’il est exécuté, serait-il une nécessairement une victime ?

Résumons très vite le contenu de l’œuvre: K., employé et homme ordinaire, est mis en arrestation un beau matin, sans qu’il sache pourquoi. Vont s’en suivre des convocations au Tribunal, considérées par K. comme inutiles. Lui ne cesse en effet de clamer son innocence. Il est d’ailleurs laissé en liberté durant la procédure qui le vise, continuant ainsi à vaquer à des occupations habituelles et à des rencontres opportunes. Il sera finalement exécuté.

L’œuvre débute donc non pas sur le crime ou le délit commis par l’accusé, mais déjà et d’emblée sur son arrestation. Et pour toute raison de celle-ci, on trouve comme mention la phrase suivante : « on avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin ».

Cette affirmation mérite évidemment que l’on s’y arrête. Elle semble nous proposer deux possibilités de lecture concernant la culpabilité de l’accusé et la (ou les) raison(s) de son arrestation. Soit Joseph K. est innocent, il n’a commis aucune sorte de délit ou de crime punissables par la justice, « il n’a rien fait de mal » au sens propre du terme, et en ce cas, son arrestation n’est que le fait d’une calomnie, c’est une injustice, une erreur, une inconséquence : Joseph K. est une victime.

Soit Joseph K. a commis une autre sorte de crime, qui le rend coupable aux yeux d’une justice dont les raisons ne peuvent nous apparaître que mystérieuses, il n’a peut-être « rien fait de mal », sans doute alors la raison de sa culpabilité est qu’il n’a rien fait de bien, il a manqué à ses devoirs, ou il a manqué à un bien qu’il devait faire. Or ce manquement, ou littéralement, ce péché, en devient punissable : Joseph K. est coupable.

Agamben fait partie de ceux qui défendent l’innocence de K. Joseph K., arrêté à tort, et porte cependant la marque de la culpabilité, de la calomnie. Il conclut que Joseph K. s’auto-calomnie. La loi à laquelle se réfère Agamben dans son interprétation au sujet de la calomnie dans le Procès est la loi romaine Remmia qui prévoyait, dès 320 de l’ère commune, la punition du talion pour celui qui avait commis un faux-témoignage.

La peine que risquait l’accusateur était la même que celle dont l’accusé aurait pâti si son procès avait été justifié. La peine prévue pour l’innocent accusé à tort et calomnié était retournée et appliquée à l’accusateur. La loi Remmia voulut par la suite qu’on imprima la lettre K au front du coupable de calomnie; jurisprudence abrogée par l’Empereur Constantin.

Toutefois, contrairement aux procédures du droit hébraïque, la victime d’un faux-témoignage dans le droit romain pouvait engager une procédure de droit privé si elle avait subi, à la suite de la calomnie portée contre elle, des dommages effectifs. Cette plainte ne pouvait exister, en toute logique, qu’après exécution de la sentence.

Comparons à présent avec le droit hébraïque. Le cas de la calomnie entre dans la section plus générale des faux-témoignages, dont l’origine se trouve dans le Deutéronome (Devarim), 19, 16-21 : « si un faux témoin se dresse contre un homme, proférant une accusation erronée, les deux hommes qui seront ainsi en procès se tiendront devant le Seigneur, devant les prêtres et les juges qui sont en fonction à cette époque.

Les juges feront alors une sérieuse enquête, et voici : ce témoin est un faux-témoin, il a fait une déposition mensongère envers son prochain. Vous le traiterez comme il a eu l’intention (kaachèr za- mam) de traiter son frère, et tu feras disparaître le mal du milieu de toi. Les autres l’apprendront et seront intimidés, et l’on n’osera plus commettre une si mauvaise action chez toi. Ne laisse donc point s’attendrir ton regard : vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied ! » (Deutéronome, 19, 16-21). C’est ce qu’on appelle rapidement la loi du talion.

Le passage biblique prévoyant l’application de la loi du talion est discuté dans le Talmud, notamment dans la Michna du Traité Makot (5b), où il est question du moment à partir duquel la sanction pour faux-témoignage est applicable. Et, après controverse, il apparaît que l’on peut condamner à mort un faux- témoin aussi longtemps et seulement aussi longtemps que « l’accusé » est en vie. Une fois « l’accusé » mis à mort par le Tribunal, même s’il s’avère qu’il a été exécuté à cause d’un témoignage calomnieux, il n’est plus possible de condamner les faux-témoins (édim zomémim). Une fois la sentence exécutée, la réparation (tikkoun) n’est plus possible, et rien ne sert de mettre à mort les faux-témoins. Il est tout simplement trop tard.

Ainsi lorsqu’un innocent est condamné, la faute du faux-témoin est au-delà de toute punition possible: le faux-témoignage se rapproche ainsi de la falsification de la justice elle-même. Si l’on se tient à la pertinence de ces analyses issues du droit hébraïque, et puisque le faux-témoignage n’est punissable que si l’accusé n’est pas condamné, il est contradictoire de penser que K. s’est lui- même infligé un faux-témoignage, jusqu’à être mis en arrestation, et à être châtié pour cette même calomnie.

Ou bien il s’est calomnié mais alors il n’est pas condamné à tort par le Tribunal, ce qui n’est pas le cas dans le récit de Kafka ; ou bien il s’est calomnié jusqu’à ce que le Tribunal l’arrête et l’exécute, auquel cas, au vu des règles appliquées pour faux-témoignage, il ne peut plus être puni pour sa propre calom-nie, le verdict ayant déjà été rendu.

Et puisque dans le droit hébraïque, après l’exécution de la sentence contre l’accusé, il n’y a précisément pas de sanction pour le faux-témoignage, ce cas serait même contradictoire en lui-même: si K. s’était auto-calomnié jusqu’à être condamné par le Tribunal, il serait à la fois exécuté en tant qu’innocent calomnié à tort, et à la fois laissé libre par ce même Tribunal en tant que faux-témoin : il serait donc à la fois innocent condamné et coupable libéré, et par la même procédure, à la fois exécuté et laissé en vie.

Le cas de l’auto-calomnie est donc soit aporétique soit contradictoire, et cela outre le fait qu’il est impossible juridiquement de porter un témoignage calomnieux contre soi-même. L’hypothèse d’Agamben selon laquelle K. s’est auto-calomnié n’est donc pas tenable, tout au moins au regard du droit hébraïque que nous convoquons ici.

Vous travaillez sur la pensée des arts martiaux et pratiquez l’Aïkido. Quel lien faites-vous entre la violence et les arts martiaux ?

Dans ma thèse, je définis le messianisme comme la conversion de la violence en droit: c’est-à-dire le fait de convertir, d’inverser, de transformer la violence en un autre chose qu’elle même. Or, c’est justement ce que mettent en oeuvre les principes de l’aïkido. Car le but martial de l’aïkido n’est pas seulement, contrairement à ce qu’on entend de manière raccourcie très souvent, de retourner la violence d’une attaque contre elle-même, d’utiliser la force du partenaire contre lui-même, etc. auquel cas, l’efficacité de ma technique dépendrait de la force du partenaire qui attaque.

Bien sûr qu’il y a de ça, mais il serait partiel d’arrêter l’analyse ici, car on ne voit pas qu’il ne s’agit pas seulement de retourner la force ‘’contre elle-même’’, mais de la convertir en puissance. C’est à mon sens la première distinction à opérer si l’on veut penser quelque chose dans le domaine des arts martiaux: la différence entre la force et la puissance.

Voilà un exemple de ce qu’un concept philosophique comme le messianisme, assez éloigné de l’aïkido, peut finalement permettre d’opérer une distinction conceptuelle importante pour penser les arts-martiaux. Car la philosophie est au fond une structure, -pardonnez le terme sans doute inadéquat, mais assez parlant- structure qui peut s’appliquer à des objets divers, y compris les arts-martiaux.

Par ailleurs, la question de la violence est une constante: dans les théories philosophiques qui portent sur la violence politique évidement, mais aussi dans le corpus des textes juifs traditionnels: « Brise les reins de tes adversaires, et que tes ennemis ne se relèvent pas ». Deutéronome 33. Je me souviens d’un cours à la yéchiva qui portait sur les différentes façons d’exécuter quelqu’un (strangulation, pendaison, lapidation, bûcher, décapitation).

Et il serait sans doute intéressant à plus d’un titre de penser la question de la violence hors de la structure « attaquant-attaqué »: la violence est une force qui ne dépend pas, au fond, de qui commence l’attaque ou de qui la subit: ne peut-on pas lancer une attaque sans violence, ou bien être violent dans la façon de subir? (Ce qui serait sans doute le cas de Joseph K.!)

On le voit, les entrelacs conceptuels entre la philosophie et les arts martiaux sont nombreux, et pour en citer d’autres que je ne développerais pas ici, il y aurait: le rapport au temps et à l’espace (répétition du temps en entraînements, occupation de l’espace en application), les différences et les proximités entre les notions d’ennemi, d’adversaire et de partenaire, le mouvement et la vitesse, l’efficacité, la perfection, le conflit et sa résolution, la violence; ou encore, -et surtout: et la liberté.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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